C’est c’lui qui dit qui y est

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Le sommeil de la raison produit des monstres, Francisco de Goya y Lucientes, 1799

Ce billet s’inscrit dans une suite d’articles et d’entretiens sur la possibilité d’un antiwokisme de gauche. Il est en rapport avec l’ouvrage de Pierre Tevanian, Soyons woke. Plaidoyer pour les bons sentiments, Éditions Divergence, 2025. Nous invitons les lecteurs à se reporter à ces entretiens que Frédéric Pierru a initiés. Le présent billet est une recension d’un ouvrage récent choisi pour son côté emblématique de la rhétorique woke, de ses procédés et surtout de sa mauvaise foi. La thèse est claire : il doit exister une gauche antiwoke, mais, surtout, la gauche de gauche, au sens de Pierre Bourdieu, ne peut ratifier un tel dévoiement intellectuel et politique.

Vous êtes jeunes, vous êtes wokes mais il faut que ça vous passe très vite

Barack Obama

La querelle autour du « wokisme », cet objet qui n’existerait pas, est profondément lassante. L’injure tient lieu d’argumentation, la mauvaise foi caractérisée remplace l’honnêteté intellectuelle, les raisonnements circulaires y pullulent, mais, surtout, les faits cèdent le pas devant des discussions scolastiques pour initiés.

Le wokisme, une mauvaise foi permanente

À cet égard, le dernier ouvrage de Pierre Tévanian, qui n’est plus très jeune, est caricatural. Le débat intellectuel s’y réduit d’abord à une série d’attaques ad personam où, latéralisation militante oblige, les gentils « progressistes » sont en proie à la « panique morale » – élément de langage aussi obligé qu’horripilant – de méchants conservateurs, réactionnaires, fachos, et même « platistes » (sic) prenant peur devant un mouvement qui, pourtant, n’existerait pas. L’auteur y pratique l’amalgame. Ainsi, la chercheuse au CNRS et marxiste, Stéphanie Roza, spécialiste des Lumières, autrice de La Gauche contre les Lumières, se retrouve aux côtés de Zemmour et autres réactionnaires caractérisés.

Il consacre un chapitre à une conférence de Jean-François Braunstein à l’Institut Diderot sans s’être apparemment donné la peine de lire ses livres, en particulier La philosophie devenue folle et La religion woke. Surtout, il sélectionne avec attention ses cibles, en évitant, à une exception près (nous allons nous y attarder dans ce billet), toutes les critiques charpentées de gauche – autant de gauche que lui – sur les dérives identitaristes, essentialistes, antirationalistes de causes sans adversaires (le féminisme, l’antiracisme, etc., ont existé bien avant les wokes, comme l’explique très bien, à propos du féminisme, la normalienne Véra Nikolski dans Féminicène ou, autre exemple, Emmanuel Todd dans Où en sont-elles ?), et, surtout, sur le répertoire d’action intrinsèquement violent de ce mouvement profondément élitaire et, disons-le, bourgeois.

Une violence « systémique » au nom du Bien : harcèlements, persécutions…

On connaît la chanson : comme Alain Policar(1)https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-combats/la-carpe-et-le-lapin/7435942., il veut bien concéder quelques « dérives », « excès », « exagérations », ponctuels bien entendu, mais c’est tout. Mais l’enquête journalistique de Nora Bussigny sur Les nouveaux inquisiteurs ou le récent livre de Elsa Deck-Marsault, pourtant activiste « gouine » et « queer », Faire justice, Moralisme progressiste et pratiques punitives dans la lutte contre les violences sexistes, qui documentent le sectarisme violent qui s’exerce dans ces milieux ? Vous n’en aurez aucun écho. L’auteur n’évoque pas plus le livre d’un jeune étudiant de Sciences Po, Pablo Ladam, La Terreur violette. Comment ils ont détruit Sciences Po, sur les pratiques véritablement abjectes des militantes néo-féministes (j’insiste sur le préfixe « néo »), faites de procès version Vychinski(2)Il est principalement connu pour avoir été le procureur général des procès de Moscou organisés par Joseph Staline, https://fr.wikipedia.org/wiki/Andre%C3%AF_Vychinski., de harcèlement, de persécutions, et bien entendu de « cancélisation » (ostracisation), qui ont valu à des innocents d’être cloués au pilori et d’être souvent plongés dans la dépression ou d’être limogés, comme l’ancien directeur de Sciences Po. On ne reviendra pas non plus sur la haine détestable dont ont été l’objet Gérard Noiriel et Stéphane Beaud pour leur livre Race et Sciences sociales. On ne fait pas de révolution sans casser des œufs, n’est-ce pas ?

Le « wokisme », une préoccupation élitaire ou élitiste

Rappelons dans le présent billet ce que nous écrivons ici depuis 2021. D’une part, le phénomène « woke » concerne seulement ce que nous avons du mal à appeler désormais des « écoles d’élite », type Sciences Po Paris ou l’École normale supérieure, pour le coup sociologiquement très discriminantes (mais cela ne gêne pas les militants qui y sévissent).

Quand Pierre Tévanian parle de « tempête dans un verre d’eau », il parle d’or : 90 % de la population se moquent comme d’une guigne de cette pseudo-avant-garde léniniste et « sociétale » dont ils ne comprennent absolument pas le sabir foucault-butlérien (il est d’ailleurs piquant que Tévanian cite Foucault, inspirateur des wokes, lequel fut un virulent détracteur des Lumières et de Kant, mais passons, nous ne partageons pas son goût pour les débats abscons). Ils sont les Don Quichotte du XXIe siècle : puisque tout est « systémique » (le racisme, le « patriarcat », etc.), le combat est sans fin, car l’ennemi est invisible et tous les moyens, même les plus immoraux, sont bons. Il est vrai que la modestie n’est pas le fort de ces « bons élèves » qui se croient, parce qu’éduqués supérieurs… supérieurs au reste de la population. Ils vivent entre eux, et leur moraline – appelée ici les « bons sentiments » – est à usage uniquement externe. Faites ce que je dis, mais pas ce que je fais.

Le monde politique contaminé

Le second point, hélas, est que les anciens élèves de ces écoles d’élite essaiment dans la politique (l’auteur de ces lignes, coauteur du livret santé du programme « L’Avenir en commun » et orateur national santé de LFI en 2017, a constaté comment ces jeunes loups arrivistes avaient évincé les rédacteurs dudit programme), les médias, les administrations et les entreprises.

Abandon des classes populaires

Partant, et c’est le troisième point, ils ont « terranovisé » la gauche de gauche – nous faisons ici référence à la fameuse note Terra Nova structurée par l’idée que les classes populaires étaient perdues et qu’il fallait se concentrer sur « les femmes », les « racisés », les « jeunes diplômés » – en escamotant et la question européenne (l’UE est leur opium) et la question sociale, ce qui revient au même. Ils se réclament de la Sainte Trinité « race, genre, classe » de la non moins sainte Kimberlé Crenshaw, qui, par ailleurs, n’a absolument rien de gauche, mais de la classe. Ils se moquent de la question sociale tant leur habitus les conduit à adhérer, inconsciemment ou pas, au capitalisme financiarisé et consumériste.

Vous pensiez que l’anticapitalisme était une valeur de gauche ? Grave erreur ! Le « social » cède la place au « sociétal ». Là encore, M. Tévanian, pas de chance, j’ai été un témoin direct de cette conversion en amont de la victoire de la « ligne Coquerel » à compter de 2018 à LFI. De plus, j’étais, au début de la décennie 2010, membre de Terra Nova. Je précise, à toutes fins utiles, que j’étais alors membre du Parti de Gauche que m’avait incité à rejoindre mon ami François Delapierre. J’ai rédigé des fiches « santé », étant un spécialiste au CNRS de ces questions, pour le candidat Mélenchon en 2012. Bref, tout cela pour dire que je veux bien comparer mes états de service de gauche avec ceux de Pierre Tévanian.

Le wokisme, ou le « sociétal » de la chaire : déni des faits

Au lieu de parler des faits, donc, on a droit à un discours de la chaire sur son « cher Diderot » et quelques autres auteurs des Lumières – l’épaisse littérature sur cette séquence historique, on pense par exemple aux travaux d’Antoine Lilti, mais aussi à ceux de… Stéphanie Roza, étant ignorée – relus avec un anachronisme stupéfiant. Disons-le de suite : on frise l’ennui devant tant de cuistrerie et on ne peut s’empêcher de sourire : on voit de suite à qui est destiné ce type de livre. Il est clair qu’il ne va pas mobiliser les foules populaires. On retrouve ici le côté poissons rouges des wokes qui se remontent le bourrichon dans leur bocal sans prise sur le réel, ce qui entraîne une fuite en avant dans la « radicalité » et même la voyoucratie.

Pour autant, il y a un scrupule dans le livre, scrupule au sens romain, soit ce petit caillou dans la chaussure qui empêche le confort de la marche. En fait de scrupule, si M. Tévanian était intellectuellement honnête, il dirait qu’il traîne une carrière de pierres dans ses chaussures. Ce petit scrupule, c’est le récent livre de Susan Neiman, philosophe qui détient tous les brevets de gauche, intitulé La gauche n’est pas woke (Climats, Flammarion, 2024). Si vous voulez vous faire une idée de la mauvaise foi des wokes, lisez seulement ce chapitre. Un cas d’école.

Lutte des places vs lutte des classes

On objectera d’abord que Tévanian « oublie » toute la tradition socialiste et marxiste critique de ses positions, tant aux États-Unis avec des universitaires comme Adolph Reed Junior(3)https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-idees/le-mythe-du-reductionnisme-de-classe-dadolph-reed/7433882., Touré Reed, les sœurs Fields, Catherine Liu, Vivek Chibber, Nancy Fraser, etc. (je précise là encore que, contrairement à lui, loin de me contenter des « mots », j’ai réalisé une série d’entretiens avec ces partisans de Bernie Sanders, qui doit être certainement un « facho ») qu’en France, avec Florent Gulli(4)Lire l’incontournable L’antiracisme trahi, Paris, PUF, 2023., Aurélien Aramini, Véra Nikolski, Nedjib Sidi Moussa et d’autres avec qui je me suis entretenu sur ce site. Tous ont un point commun, hormis ou parce qu’ils sont de gauche : tous dénoncent l’escamotage de la question sociale au profit du « genre » et de la « race ». Celles et ceux qui lisent régulièrement cette rubrique le savent désormais : le capitalisme socialement et écologiquement délétère n’est pas leur sujet. Non, leur sujet est celui de la lutte des places : comment, en intimidant mon monde, vais-je pouvoir faire une belle carrière ?

Mais il arrive aussi à passer sous silence la gauche « libérale » bon teint américaine dont font partie Mark Lilla ou encore Yasha Mounk, auteur d’un (gros) ouvrage définitif sur le sujet, Le piège de l’identité. A l’extrême gauche, plein d’autres oublis, notamment du côté anarchiste avec, par exemple, le livre de l’espagnol Daniel Bernabé, Le piège identitaire. L’effacement de la question sociale, qui a eu un grand retentissement. Une étonnante méconnaissance. Ou alors, tous ces gens sont des fachos cachés. De l’art de l’esquive…

L’antiwokisme de gauche est-il une réalité ?

Revenons à ce chapitre, le troisième, réservé à Susan Neiman, La gauche n’est pas woke, titre que nous ratifions volontiers. Un monument de sophistique et de mauvaise foi. Résumons-le : « Neiman a raison, mais pas totalement ». On sent l’embarras. Je cite la conclusion : « Je suivrai donc Susan Neiman lorsqu’elle définit la gauche par trois principes : le choix de “l’universalisme” contre le “tribalisme” (entendu comme ethnocentrisme, chauvinisme et “préférence nationale”), l’engagement pour une justice transcendant les rapports de pouvoir, et la croyance en un progrès social non pas inéluctable mais possible » (p. 69). Nous sommes donc d’accord !

La gauche doit être antiwoke

Sauf que ce chapitre réfute l’ensemble du livre : non seulement il existe une gauche antiwoke, mais, plus et mieux, la gauche doit être antiwoke. C’est ce qui est accablant dans cette querelle : le wokisme a perverti en se les appropriant de façon essentialiste et belliqueuse des nobles causes qui, je vais le répéter, ne les ont certainement pas attendu pour exister. Surtout, il est insupportable de voir des œuvres comme celles de Simone de Beauvoir ou Frantz Fanon détournées de leur sens originel. On renvoie à l’entretien sur ce site(5)https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-idees/entretien-avec-vera-nikolski/7434100. et au livre de Véra Nikolski intitulé Féminicène. Il est vrai que l’autrice, brillante, est une rationaliste matérialiste. Elle ne croit pas que les batailles de mots soient si importantes, biais idéaliste et intellectualiste si répandu chez les wokes socio-centriques. Il suffira aussi de consulter quelques citations de Frantz Fanon pour s’apercevoir de l’immense supercherie que représente cette petite coterie favorisée et protégée de la précarité de la vie de leurs concitoyens plus modestes(6)https://www.gaucherepublicaine.org/breves/un-extrait-de-frantz-fanon-peau-noire-masques-blancs-1952/7413810..

Défaut de rigueur scientifique

Pierre Tévanian se réclame de la rigueur, y compris sociologique, discipline qu’il n’a jamais pratiquée (il se dit philosophe), mais qu’il convoque à propos de Neiman de façon purement ornementale et même comme argument d’autorité. Toutefois, la rigueur scientifique suppose plusieurs prérequis : éviter les attaques personnelles et les procès d’intention au profit de l’argumentation ; lire les livres des auteurs qu’on prend pour cibles ; rassembler un corpus aussi exhaustif que possible, y compris d’auteurs (de gauche) qui réfutent vos thèses ; commencer, de façon matérialiste (le minimum pour quelqu’un qui se réclame de la gauche !), par les faits, y compris les plus embêtants ; éviter le mélange entre le savant et le politique. À cet égard, cet ouvrage ne présente aucune originalité par rapport à ses clones, à la seule exception qu’à l’instar de celui d’Alain Policar, il tente d’affaiblir, et même d’effacer, les critiques de gauche, donc gênantes, du wokisme. Mais l’objectif n’est pas celui du progrès de la connaissance : il est de démontrer que son auteur incarne le Bien, les « bons sentiments » (le chapitre 6 est un « plaidoyer » en faveur de ces derniers). Pire que les gnostiques, paraît-il ancêtres des wokes, il y a les sophistes qui croient, à tort, monopoliser la vertu.