DES ANARCHISTES FACE AU FRANQUISME, par Joël Ruiz

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Je reçois un mot de mon ami de ReSPUBLICA : « Peux-tu faire la recension du livre Des anarchistes face au franquisme ? » (sous-titre : Tribulations de Félix mon père, Pelao, Victor, Talego et les autres, paru aux éditions L’Harmattan, 2022). L’Histoire a tellement maltraité l’anarchisme, j’accepte sans hésiter. Mais même si nous disposons désormais d’une bibliographie honnête, je ne veux pas être la dupe d’un titre, le lendemain je lui écris : « J’ai commandé le livre, préfacé par Mordillat, j’avoue que c’est une garantie, mais à la moindre complaisance avec les staliniens, je renonce ! ». La méfiance est de rigueur(1)Ma vigilance s’est exacerbée dernièrement. Je viens de terminer une brochure éditée en 1944 sur la Libération de Paris. Elle est décrite heure par heure. Pour le 24 août au soir, il est dit « les premières avant-gardes alliées entrent dans Paris. Les chars traversent le 13e arrondissement, se dirigent vers la Seine. » Que ces hommes soient ceux de la Nueve de la division Leclerc, sous les ordres du capitaine Dronne : pas un mot ! Rien d’étonnant ; ces combattants, ces républicains espagnols sont des anarchistes. La préface est de… Jacques Duclos. Pendant des dizaines d’années, on ignorera cette page glorieuse, y compris qu’avec leurs half-tracks Guadalajara, Belchite, Teruel… ils assureront la protection de De Gaulle dans sa descente des Champs-Élysées. Mais la chape de plomb stalinienne a cédé avec les centaines de livres de témoignages et l’œuvre des Historiens. L’évocation récente de la Retirada a suscité la création de nombreux sites, des dizaines de livres sont publiés, des centaines de milliers d’enfants, petits-enfants, veulent savoir, comprendre. Alors cette engeance, ici ou là repointe son nez pour reprendre sa falsification de l’Histoire. Et comme autrefois l’extrême droite franquiste se joint à l’opération. Comment supporterait-elle l’admirable travail du ministère espagnol de la memoria historica, de l’honneur qui est enfin rendu à ces dizaines de milliers de républicains espagnols — leurs ennemis — qui participèrent à la Résistance ? Elle trouve le moyen de faire publier avec le relais du journal Le Monde sous la plume d’un transfuge prétendu historien, un bouquin ignoble digne de l’historiographie franquiste des années de la dictature. Il fera certes long feu, mais la caution de fait du journal est inquiétante….

Cette question de la guerre d’Espagne et de la Révolution, je l’ai traitée dans ReSPUBLICA à propos du film d’animation Josep. J’ai trop à cœur cette histoire qui a tant subi l’imposture, avec entre autres les 260 000 exemplaires quotidiens de Ce Soir d’Aragon, commande de Staline, et par la suite celle de faussaires comme Cogniot qui donna une caution universitaire aux calomnies contre la CNT, les anarchistes, le POUM, et Nin. Or Josep Bartoli — le héros du film — était commissaire du POUM, le parti de mon père, et ce parti, on l’a tellement sali, puis ignoré…

C’est avec cet état d’esprit que j’accepte la recension. Au fil des pages je me persuade que ce livre de Joël Ruiz va tenir une place essentielle dans l’historiographie de la guerre, de la révolution, de la dictature, de celle particulière de centaines de milliers d’enfants de réfugiés, de millions de Français désormais, issus de cette tragédie qui marqua tant Albert Camus.

Ce livre répond à la nécessaire quête universelle de connaître la Vérité et à celle pour tout homme de savoir qui il est.

1966, Joël a six ans, il découvre l’Espagne. Dans une taverne, il sent de la crainte chez son père. Il lui tient la main, elle tremble. L’assistance est moins bruyante, les conversations se font plus discrètes, plus rares : deux guardias civiles viennent d’entrer, et pour consommer, ce qui apparaît étrange même pour l’enfant.

Joël Ruiz écrit : « L’histoire générale a oublié cette histoire singulière espagnole, certainement parce que les meurtres de masse, les atrocités ont atteint des sommets monstrueux avec la Seconde Guerre mondiale. Mais l’Espagne a annoncé tout cela. »

Des centaines de milliers d’enfants sont nés en France depuis la Retirada ; comme beaucoup d’enfants de l’exil, il ignore qu’il a une famille si nombreuse en Espagne, le pays de ses parents, de ses ancêtres. Depuis 1955 son père et sa mère sont français, mais l’Espagne franquiste applique les lois du sang, pour le régime, son père bien que français est toujours espagnol. Il ne pouvait prendre le risque de retourner.

En découvrant l’Espagne, il va commencer aussi un chemin pour reconstituer la mémoire occultée de son histoire familiale. La découverte de deux livrets écrits par son père en Espagne et plus particulièrement au front va l’aider dans sa quête personnelle, mais également à faire œuvre d’historien, méthodique, honnête, soucieux des sources et curieux des témoignages. Il va jeter un pont entre la guerre, ses batailles, la vie en Espagne sous le régime franquiste, et celle des exilés et de leurs enfants(2)C’est ce à quoi s’est attachée la très grande romancière, disparue depuis peu, lauréate du prix Méditerranée pour les douze cents pages de son livre Le cœur glacé, Almudena Grandes. C’était une fiction, de celles qui révèlent l’histoire vraie. Le livre de Joël Ruiz s’inscrit dans cette veine littéraire en y apportant faits, documentation, personnages bien réels..

A l’annonce du putsch fasciste, son père comme des milliers d’autres fils d’Espagnols, va immédiatement s’engager (il n’a pas vingt ans) dans ce qui n’est pas encore les brigades internationales, comme George Orwell qui rejoint une brigade du POUM, histoire dont il rend compte dans Hommage à la Catalogne que rend fidèlement le film de Ken Loach Land and Freedom.

Que ce soit la Barcelone qui a vaincu le coup d’Etat et où son père — dont le pseudo sera Félix — arrive avec ses amis lyonnais, ou les fronts d’Aragon, ou la bataille de l’Ebre, nous retrouvons les précisons, l’exigence de l’Historien. Il y a certes les notes de Félix, les révélations documentaires les plus récentes, mais également l’amour filial qui permet de restituer les sentiments qui ont été fatalement ceux du père lors des multiples combats qu’il a livrés.

Félix on le retrouvera plus tard dans la Barcelone à l’aube de la défaite, sa population martyrisée par les bombardements, par le découragement, car on a désarmé la Révolution, comme en témoigne Orwell. Tout comme lui l’auteur nous restitue à son arrivée, celle de l’enthousiasme d’une population qui en quelques jours a désarmé les militaires félons, collectivisé, déclaré la plus parfaite égalité entre les hommes et les femmes, qui arme les milices, où les femmes comprenant que c’est la voie de l’émancipation prennent toute leur place, aucun poste ne leur est plus particulièrement destiné d’office.

Félix connaîtra l’évolution qui va s’opérer, l’auteur nous la restitue. La Téléphonica centre névralgique des communications tenue par la CNT et le POUM et dont s’empare lors de journées sanglantes le parti communiste auxiliaire du pouvoir central républicain qui veulent mettre un terme à la Révolution et aux collectivisations. Et puis la répression qui va s’abattre contre les militants de la CNT-FAI, qui refusent de se soumettre, l’assassinat de Nin dénoncé comme agent nazi, l’intégration dans l’armée régulière des milices, qui spontanément s’étaient formées dès le 18 juillet 1936.
Félix prend part à tous les combats. Il est blessé, soigné à Reus, en Catalogne, on en parlera peu, plus tard, dans les conversations familiales, sans doute parce que c’était un hôpital psychiatrique. En réalité il souffre de ce qu’on appelle maintenant un syndrome post-traumatique. C’est un centre d’avant-garde, c’est celui du poumiste Tosquelles qui formera Frantz Fanon. Il repartira, et ce sera la bataille de l’Ebre, la chute de la Catalogne, et puis au bout l’exode de la Retirada, les camps (qui seront ensuite ceux des juifs, des résistants, gaullistes, communistes, et qu’on nomme officiellement de concentration) pour 500 000 républicains et où les soldats qui ont lutté contre le fascisme ainsi que leurs familles vont être traités comme des chiens, humiliés, battus…

A Lyon retrouvé, les anarchistes sont nombreux. Ils reprennent leurs activités militantes. En particulier celles qui tendent à développer la culture, l’auteur découvre la Barraca, groupe théâtral destiné à initier les plus démunis, comme à l’époque de Federico Garcia Lorca. Son père en fait partie. Joël Ruiz écrit : « des activités et des animations proposées cherchent à élever le niveau culturel de tous. C’est une des raisons pour lesquelles Félix est devenu cénétiste. Il avait une dette morale. Lui le petit ouvrier immigré, a été accompagné dans sa vie de jeune adulte par les vieux militants libertaires espagnols de Villeurbanne. Ce respect, même cette admiration pour leur culture et leur dévouement, a fait du jeune immigré Félix l’homme engagé qu’il est devenu ».

Le régime franquiste après avoir écrasé l’armée républicaine avec l’aide de l’Italie et de l’Allemagne a continué à faire la guerre à son propre peuple.

Mais il y a urgence à aider ceux qui continuent à combattre, à soutenir les familles restées en Espagne. Les exécutions se font sans jugement, des milliers de personnes disparaissent, on ne saura jamais rien d’elles : l’Espagne est avec le Cambodge le pays où il y a le plus de fosses communes. Les biens des « rouges » sont volés, de l’entreprise au petit lopin de terre tout peut du jour au lendemain tomber dans les mains du voisin délateur, du phalangiste. La corruption est partout, il n’y a plus de lois, on entre dans une ère de soumission totale. Avoir un travail se mérite, un soupçon de blasphème, manquer la messe trop souvent, c’est la perte du travail, l’incarcération. Les camps de concentration vont perdurer, nul n’est à l’abri. Les femmes sont particulièrement visées. La barbarie des femmes tondues, violées et exposées des années de guerre va continuer, c’est une punition, comme le seront les écoles véritables colonies pénitentiaires tenues par les religieuses et les prêtres, lieux de rédemption, qu’on retrouve dans l’œuvre de Carlos Gimenez Paracuellos. On vole les enfants des femmes qu’on juge indignes, car épouses de « rouge », on les confie aux bourgeoises en manque de maternité. A la manœuvre est l’Eglise, cela deviendra lucratif… en 1990 on dénombrera 300 000 enfants arrachés à leur mère, et disparus.

La narration de l’auteur illustre ce qu’on sait désormais du martyre du peuple espagnol, et en même temps en porte témoignage avec El Tio Domigo. A lui seul le chapitre qui lui est consacré dit tout du calvaire, infligé à l’Espagne.

Jeune adulte, l’auteur découvre un peu plus l’action après-guerre des anarchistes de son entourage familial. Il faut de l’argent, beaucoup d’argent pour la cause, celle perdue en 1939, mais aussi pour tous ceux qui souffrent au pays de la faim des mauvais traitements, des travaux forcés. Pour les vacances, il va en Suède, son père lui demande de voir El Pelao. Vieil ami de son père, il faisait partie des intimes. Il découvre l’affaire de la rue Duguesclin en 1951. La nécessité de recourir à l’action directe, fût-elle violente. El Pelao a été condamné à mort pour meurtre d’un policier après un braquage destiné à financer la résistance au franquisme, il a fait 15 ans de cellule, puis a été expulsé. D’autres opérations auront lieu, comme celle d’affréter un avion pour atteindre Franco.

Avec la quête de Joël Ruiz dans ce livre, nous passons des mémoires individuelles à un récit historique, à la révélation d’une Histoire occultée, celle qu’Albert Camus avait si fortement ressentie et exprimée. Lui aussi l’Espagne coulait dans ses veines, comme elle coule dans celle de l’auteur, de centaines d’enfants d’exilés, dans les miennes : Joël Ruiz dit son mouvement instinctif d’aller renseigner un touriste espagnol. Français, je me suis reconnu dans Les mémoires d’un paysan bas-breton, mais si au détour d’une conversation on me demande « tu es espagnol ? » Je réponds oui ! Combien de centaines de milliers sommes-nous ?

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Ma vigilance s’est exacerbée dernièrement. Je viens de terminer une brochure éditée en 1944 sur la Libération de Paris. Elle est décrite heure par heure. Pour le 24 août au soir, il est dit « les premières avant-gardes alliées entrent dans Paris. Les chars traversent le 13e arrondissement, se dirigent vers la Seine. » Que ces hommes soient ceux de la Nueve de la division Leclerc, sous les ordres du capitaine Dronne : pas un mot ! Rien d’étonnant ; ces combattants, ces républicains espagnols sont des anarchistes. La préface est de… Jacques Duclos. Pendant des dizaines d’années, on ignorera cette page glorieuse, y compris qu’avec leurs half-tracks Guadalajara, Belchite, Teruel… ils assureront la protection de De Gaulle dans sa descente des Champs-Élysées. Mais la chape de plomb stalinienne a cédé avec les centaines de livres de témoignages et l’œuvre des Historiens. L’évocation récente de la Retirada a suscité la création de nombreux sites, des dizaines de livres sont publiés, des centaines de milliers d’enfants, petits-enfants, veulent savoir, comprendre. Alors cette engeance, ici ou là repointe son nez pour reprendre sa falsification de l’Histoire. Et comme autrefois l’extrême droite franquiste se joint à l’opération. Comment supporterait-elle l’admirable travail du ministère espagnol de la memoria historica, de l’honneur qui est enfin rendu à ces dizaines de milliers de républicains espagnols — leurs ennemis — qui participèrent à la Résistance ? Elle trouve le moyen de faire publier avec le relais du journal Le Monde sous la plume d’un transfuge prétendu historien, un bouquin ignoble digne de l’historiographie franquiste des années de la dictature. Il fera certes long feu, mais la caution de fait du journal est inquiétante…
2 C’est ce à quoi s’est attachée la très grande romancière, disparue depuis peu, lauréate du prix Méditerranée pour les douze cents pages de son livre Le cœur glacé, Almudena Grandes. C’était une fiction, de celles qui révèlent l’histoire vraie. Le livre de Joël Ruiz s’inscrit dans cette veine littéraire en y apportant faits, documentation, personnages bien réels.