Dans le cadre de ce court article conclusif, nous soulignerons quelques lignes de force de l’analyse des auteurs, de l’accession d’Hitler au pouvoir et les grandes conclusions auxquelles les auteurs arrivent. Ils montrent l’imbrication des espaces sociaux, militants et élitaires, avec leurs temporalités spécifiques, qui n’ont rien d’un fleuve tranquille pour le NSDAP dans son ascension vers les sommets de l’État. Redisons-le encore une fois : l’avènement du nazisme n’avait absolument rien d’inéluctable, alors même que la Grande Dépression de 1929 frappait de plein fouet l’économie allemande. Notons que le cyclone économique frappa tout aussi durement les États-Unis ; cependant les fondements institutionnels de sa démocratie y résistèrent. La crise de 1929 en elle-même est donc loin d’être un facteur explicatif nécessaire et suffisant dans le succès nazi.
L’enfoncement dans la crise et le choix de l’austérité économique
Même si le monde rural allemand est entré dans la crise bien avant l’effondrement boursier de 1929, le champ politique est divisé sur la politique macroéconomique à suivre. La gauche penche vers une « stratégie de reflation » soit des mesures de relance de l’économie par l’injection de liquidités dans le circuit – une sorte de keynésianisme avant l’heure pour le dire vite – tandis que la droite penchée résolument vers la une politique déflationniste procyclique (baisse des salaires des fonctionnaires, modération salariale, etc.) visant à maintenir le budget à l’équilibre et qui n’attente pas à des intérêts économiques particuliers comme ceux des grands propriétaires agrariens. Un cabinet de coalition transpartisane, avec Brüning comme chancelier, est formé. Il légifère avec 43 ordonnances qui « permettent d’imposer une politique de déflation dictée par le dogme de l’équilibre budgétaire propre à l’orthodoxie du temps (…). » (p. 142). On peut voir dans ce choix économique le traumatisme de l’hyperinflation du début des années 1920 tout autant que l’obsession anticommuniste des élites économiques et politiques.
La politique austéritaire ne sera plus jamais remise en cause jusqu’à l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Hitler, par ailleurs, ne s’intéresse guère aux questions économiques, car, pour lui, seule la politique, au sens de Clausewitz, compte vraiment. La thèse fumeuse d’Hitler en agent du « Grand Capital » qui était d’ailleurs divisé à son égard : Krupp se montre plutôt méfiant à l’égard d’Hitler, d’autres seront plus accommodants, comme Keppler (le consortium de la chimie(1)Ces analyses relativisent l’image d’unanimisme que donne le livre L’ordre du jour d’Éric Vuillard, Actes Sud, 2017.). Le NSDAP est plus financé par les petites et moyennes entreprises que par les grands les milieux d’affaires. Néanmoins, Hitler s’emploie à rassurer les milieux économiques et bancaires en euphémisant le qualificatif de « socialiste » dans l’acronyme Parti National Socialiste…
Le coût social de cette politique austéritaire est très élevé, en particulier en matière de chômage : en 1932, toutes les familles sont touchées par le chômage de masse ; 8,5 millions d’Allemands sont au chômage, 5,2 millions à temps partiel et même la disette revient s’imposer à des millions de « ventres glacés » (p.143). La politique de Brüning est un échec social et politique et son gouvernement de coalition chute pour laisser la place au nouveau chancelier Von Papen.
Redisons-le encore une fois, la détresse extrême des ouvriers et des chômeurs allemands et de leur famille ne les conduira pas à se jeter dans les bras du NSDAP. Le Parti communiste allemand, les partis ouvriers leur apparaîtront bien plus conformes à leurs intérêts de classe.
« La rue est l’espace par excellence de la conquête politique » (p.111)
L’échec piteux du « putsch de la brasserie » en 1923 et la réorientation légaliste du NSDAP dans sa volonté d’accéder à la Chancellerie ne signifient pas pour autant l’abandon de ses répertoires d’action privilégiés dans les années 1920. L’usage de la violence politique de rue et l’agitation propagandiste (meetings, etc.) en sont le cœur quand bien même la voie légale vers le pouvoir est désormais privilégiée. Les SA puis les SS en sont les exécuteurs. Il faut rappeler que la société weimarienne est, en particulier au tournant des années 1930, traversée par des violences politiques quasi permanentes de milices qui sont le bras armé des grands partis politiques pour « conquérir les masses ». On trouve même des milices d’anciens combattants qui, cependant, constituent le gros des troupes des SA. La société de Weimar dans la crise économique est, de facto, une société quasi totalement para-militarisée.
Comme le soulignent les auteurs, « cette violence a deux fonctions principales, l’une externe et l’autre interne ; intimider les opposants d’un côté, resserrer les rangs nazis par une pratique de la violence comme activité en soi » (p. 113). Elle est aussi le prétexte pour mieux se poser en martyr de Weimar, comme lors de la campagne électorale du 31 juillet 1932 au Reichtag, lors de laquelle le déchaînement de la violence des groupes paramilitaires nazis cause en un mois une centaine de morts. « Le sommet est atteint le 17 juillet 1932, lorsque les SA organisent un défilé dans un quartier ouvrier près de Hambourg : une fusillade entre nazis, police et communistes entraîne la mort de 18 morts » (p. 147). Les morts du côté nazi sont glorifiés et publiquement célébrés en martyrs en tant qu’ardents défenseurs de la Cause devant la menace bolchevique ; alors que bien souvent les nazis sont responsables des violences de rue donnant lieu à des morts ou à des blessés qu’elles occasionnent. Ils peuvent même se poser en « victime de la violence institutionnalisée de la République honnie » (p. 113).
Ainsi, chaque mort est héroïsé dans une liturgie spécifique au terme d’une rhétorique victimaire. Cependant les auteurs n’accordent que quelques pages « aux cultures et pratiques militantes » (p. 110-119) alors qu’une analyse plus détaillée aurait permis d’accéder au nazisme « d’en bas » avec ses territoires, ses modes d’action, ses tactiques de propagande, les multiples formes des violences perpétrées, leurs usages stratégiques tout autant que leurs modalités d’encadrement hiérarchique. L’historienne Eve Rosenhaft a finement analysé la violence politique des milices communistes (le « Front Rouge ») à l’encontre de « l’ennemi fasciste » en restituant précisément la place et les usages de la violence politique dans le Berlin des années 1930. Dans Le Monde nazi, ces éléments n’apparaissent qu’en filigrane et sont distillés dans le propos général.
Néanmoins, cette rhétorique duplique de l’ordre et du désordre est dans un premier temps payante : le 31 juillet 1932, aux élections législatives, les nazis obtiennent 37,3 % des inscrits, tout comme les communistes, qui gagnent dix points par rapport aux élections de 1930 (p.147). La droite conservatrice s’effondre au Reichtag. La « droite populaire » de Papen, chancelier du Reich, est piteusement défaite. Néanmoins le ticket n’est pas gagnant à tous les coups élections législatives du 6 novembre 1932, les nazis perdent un nombre record de voix depuis 1928 : plus de 2 millions de voix se détournent du NSDAP. Avec ce résultat cuisant, le Führer sème le trouble parmi ses troupes, en particulier dans la SA : la voie légale est-elle le bon chemin vers l’exercice du pouvoir ? (p. 149-151).
Le doute s’installe. Pas pour longtemps : rappelons que l’Allemagne est une fédération et que les nazis sont localement bien implantés dans des Länder (Thuringe, Basse-Saxe), à majorité protestante, quand bien même ils ne peuvent gouverner seuls dans lesquels ils peuvent faire étalage de leur puissance (pp. 156-158). Ils forment des coalitions de gouvernement avec la droite ultranationaliste pour les administrer depuis le début des années 1930. « Aucune mécanique démocratique – ni même électorale – n’est, dès lors, à l’origine de la place prise par les nazis dans les calculs du pouvoir exécutif. Il s’agit bel et bien d’intrigues de palais, de conciliabules de couloir et des rencontres secrètes » entre Hitler, Von Papen et les conseillers d’Hindenburg, comme le rappellent les auteurs (p. 152).
La chute de la République de Weimar
Hitler devient chancelier du Reich le 30 juillet 1933, nommé par Hindenburg, Président du Reich qui n’a pourtant jamais eu beaucoup de considération pour Hitler, voyant en lui un petit caporal sans grande envergure. Franz Von Papen, quant à lui, en tant que vice-chancelier, pense pouvoir l’encadrer et le bloquer dans son action : « On va tellement l’acculer dans un coin de la pièce qu’il va couiner », aurait dit Papen avec arrogance (p. 160). Grave erreur de jugement.
Le régime devient une dictature, avec l’assentiment de Hindenburg qui réduit drastiquement la liberté d’expression et la liberté de la presse. La SA et la SS de milices privées sont rattachées au service public et la violence politique se déchaîne (p. 161). Le 28 février, après l’incendie du Reichtag depuis longtemps sans pouvoir, l’état d’urgence est proclamé. Dans ce contexte, les élections législatives du 5 mars 1933 n’ont plus guère d’importance. Les nazis remportent 43,7 % des voix et font voter en mars 1933, avec les partis de droite ultranationaliste et anticommuniste, « une loi d’habilitation » qui met un terme aux droits fondamentaux. Le pays est gouverné par décrets : « L’Allemagne, qui sera gouvernée par décrets et par décrets-lois, sera une dictature pérenne du pouvoir exécutif » (p. 165). Tout le pouvoir tend à se concentrer à la chancellerie du Reich à partir de 1933(2)Lire Johann Chapoutot, « Les dessous d’une prise de pouvoir », Le Monde diplomatique, août 2024..
Dans Le monde nazi, les auteurs battent en brèche trois lieux communs :
D’abord, si « les nazis ne cesseront de célébrer leur prise de pouvoir dans une exaltation épique qui ne correspond à aucune espèce de réalité (car) les nazis n’ont pas pris le pouvoir. On leur a donné » (p. 152).
Ensuite, une deuxième leçon à tirer dans la chute de La République de Weimar est la relative autonomie du champ politique par rapport à la sphère économique. Paradoxalement, plus le pays s’enfonce dans la Grande Crise, plus les élites politiques se referment sur leurs intérêts, jeux et calculs politiciens pour accéder au pouvoir sans prêter une grande attention pour les souffrances sociales du peuple allemand.
Enfin, corrélativement, l’histoire de Weimar relatée par les auteurs montre que, dans un contexte de crise politique comme celle que traverse la République dans les années 1930, rien n’est jamais joué d’avance. On l’a dit, Hitler ne s’est pas imposé par son seul charisme sur les masses. Son arrivée au pouvoir est d’abord le résultat de tactiques et de transactions partisanes bien plus que la conséquence d’une victoire dans les urnes, comme il est trop souvent dit.