L’échouement d’une vieille

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Couverture du livre "Le transit des corps" de Philippe Levy

Ce texte que les lecteurs de Respublica vont découvrir est un fragment de l’ouvrage de Philippe Lévy intitulé Le transit des corps. Récit publié chez Balland en 2010. Le sous-titre, « Récit », a son importance. Philippe Lévy est professeur de médecine à Paris, spécialiste du pancréas, il dirige un pôle de recherches et de soins. C’est un « grand patron » comme on disait à l’époque des professeurs de médecine-praticiens hospitaliers avant que les managers leur confisquent le pouvoir d’organiser les services de soins dont ils ignorent totalement les métiers. Philippe Lévy a une belle écriture qui navigue entre l’acuité clinique de l’observation médicale et la précision balzacienne du détail des romans du XIXe siècle. Les lecteurs de Respublica l’auront compris, j’ai une grande estime pour le geste littéraire et humaniste de Philippe Lévy. Il restitue avec talent cette capacité narrative de raconter des histoires qui produisent des émotions, les émotions des expériences de vie lorsqu’elles flirtent avec la mort. Et, dans ce récit il y a la mort, mais aussi la vie. La vie quotidienne d’un hôpital meurtri par l’ignorance crasse des managers et l’égoïsme de classe des actionnaires dont ils sont les serviles mandataires.

 

Dans ce fragment offert aux lecteurs de Respublica nous franchissons le « service porte », c’est-à-dire cette zone du service des Urgences « qui est le dépotoir, la voie de garage de tous les malades après leur arrivée impromptue aux Urgences, comme les vieilles abandonnées sans collier sur l’autoroute au début d’un grand week-end » (Philippe Lévy, Le transit des corps. Récit, Paris, Balland, 2010, p 25.)/ Et, c’est « L’échouement d’une vieille » dont le récit rapporte l’expérience, des petits pas de l’existence quotidienne jusqu’à la brume d’un AVC (accident vasculaire cérébral) jusqu’à l’extinction du souffle, du son de la vie embués d’un dernier désir. Elle échoue, cette « vieille », sur la plage restreinte et rude d’un service où l’on s’attend aux soins et à la fin du calvaire et où, tragiquement, comme l’écrit Philippe Lévy, le « monstre hospitalier » leur offre « au contraire l’enfer de l’attente, des plaies qui suintent, des infirmières débordées qui courent en tout sens, des médecins épuisés qui n’ont plus encore de compassion pour s’asseoir à côté du malade, ne serait-ce que pour l’entendre » (Philippe Lévy, ibid, 2010, p 44.) L’hôpital serait-il en train de revenir, suite à La Régression En Marche et à ses logiques d’austérité, à sa fonction sociale de dépotoir où se déposent les pauvretés meurtries, les malades en haillons que l’on n’a, ni l’argent, ni le temps de soigner ? La construction des services publics dans la France républicaine avait progressivement substitué à la charité intéressée la justice sociale.

 

Combien de drames et de tragédies, combien d’épidémies, combien d’actes de « barbarie » sociale et culturelle faudra-t-il encore pour se révolter ? Combien de victimes offertes au Minotaure hospitalier faudra-t-il avant de rendre aux soignants la responsabilité de leurs soins ? Combien de drames humains ignorés et camouflés par les logiques comptables faudra-t-il avant de parvenir à imposer à tous les étudiants des Grandes Écoles de Commerce et de Management un stage d’au moins un trimestre dans un service d’Urgence hospitalier ?

 

Roland Gori

Mme B. fait ses courses. Son cabas, plein de poireaux et de conserves, certaines destinées aux animaux, est usé à force de racler le bitume. Au fond, les tickets de caisse, jetés là, sédimentent et pourrissent, mélangés à de la poussière et du jus de vieux légumes. Sa vieille robe pendouille sur ses épaules laissant apparaître la bretelle rosâtre de sa combinaison et ses épaules pâles et flétries. Elle remonte doucement la rue Lepic. Ses souliers se vrillent sous son poids sur les pavés de la rue pentue. Elle ne sent pas très bon, Mme B. Il lui est difficile de se laver, d’enlever toutes ses frusques tous les soirs, de franchir le mur vertical et glissant de sa baignoire. De se changer. De laver ses changes. D’en racheter des neufs.

Elle vacille sur la route, la traverse difficilement. Elle a le choix soit du boulanger tout en haut mais sur le même trottoir, soit celui d’en face qui fait un moins bon pain. Entre deux difficultés, elle choisit la traversée. Elle en connaît le danger. Elle ne sait plus très bien d’où peuvent venir les voitures. Un vélo passe à 20 cm de son visage qu’elle tient obstinément braqué vers la chaussée pour en repérer la moindre aspérité, le moindre danger. Le souffle du vélo l’a fait se redresser. Elle voit le postérieur du cycliste se dandiner en danseuse vers le haut de la rue où il arrivera dans moins de 20 secondes. 20 secondes ! Elle se soucie de l’allongement des mètres et du raccourcissement du temps. Ses lunettes sont descendues sur le bout du nez qu’elle retrousse pour ne pas les perdre. Elle arrive chez le boulanger, s’appuie sur la vitre aux pâtisseries. Elle y dépose une marque de buée de la forme de ses longues mains fines et surprenantes. Doucement, l’odeur de beurre fondu et de caramel au beurre salé est remplacée, par la sienne, rance, dure, acide, urineuse.

***

Elle est restée cinq jours par terre, au pied de sa télévision allumée, le son à fond. Une mauvaise baguette posée en travers sur la table de la salle à manger. Pendant cinq jours, les voisins ont frappé sur les murs, sur le plafond, sur la porte d’entrée, sur le plancher pour qu’elle baisse le volume alors qu’elle ne pouvait même plus tendre ses bras coincés sous elle. Alors que ce son trop fort, ce Thierry Ardisson qui hurlait encore samedi soir était son seul espoir d’être entendue. Paradoxe de devoir sa vie de vieille à une émission de télévision qui ne montre que des belles et des beaux, des rangées de sourires étalant leurs dents blanches et qui ne se remettent jamais en cause.

C’est comme si elle avait été prise dans les décombres d’un tremblement de terre, cristallisée sur place sauf qu’il n’y avait pas de gravats autour d’elle, qu’elle était théoriquement restée libre de ses mouvements. Elle a bien essayé de se mouvoir mais, comme un des monstres de « Freaks », elle n’avait plus ni bras ni jambes valides. Ses mouvements de reptation n‘avaient servi qu’à aviver ses plaies.

Et puis, soudain, miracle, la porte d’entrée a retenti de violents coups, plus forts que d’habitude, elle a aperçu au fond de l’inconscience qui la gagnait des ombres de pieds qui trépignaient sous la fente lumineuse. Sans autre avertissement, la porte s’est brutalement effondrée, le chambranle a explosé et le tout est tombé à 50 centimètres de sa tête soulevant les poils du tapis et des nuages de poussière séculaire, repoussant ses mèches, lui faisant cligner des yeux. Un pompier volant s’est engouffré, épaule gauche en avant, emporté par son élan ; il a atterri tout autour d’elle, après avoir écarté maladroitement ses jambes et ses bras pour l’abriter sous une sorte de dolmen vivant et protecteur. Il est resté figé quelques instants dans cette position arachnéenne, puis il s’est penché, le visage vers elle, sans la toucher. Il a tendu sa joue vers sa bouche, son nez pour tenter d’y percevoir un souffle de vie. Elle a senti le mélange d’after-shave, de sueur sous la veste de cuir de son uniforme. Elle a eu envie de l’embrasser, de se laisser prendre dans ses bras de boxeur de seconde division. Mais ses bras à elle n’ont pas plus réagi à ses ordres. Elle s’est rempli les poumons. Elle a été surprise, dans son demi coma, de percevoir un désir de femme l’envahir, comme si cette perte de contrôle lui permettait de se libérer, de libérer le reste de ce qui lui restait d’instinct sauvage.

Elle a fermé les yeux et est partie sur le Nil avec lui, ou sur les bords de Seine, un soir de printemps. Elle a roulé dans une décapotable avec son bras autour de son cou, fort et dense. Elle a confondu dans un mélange subtil le parfum du pompier et celui de son défunt mari, ancré dans son cerveau reptilien(1)Cerveau archaïque qui gérerait nos instincts.. Une larme a coulé le long de sa joue ridée, celle qui était du côté du tapis. Une larme qui avait un goût de premier baiser. Le pompier s’est mis à genoux et s’est redressé devant elle avant qu’elle ne puisse tendre ses lèvres vers ce havre, vers ce monstre de vie et la larme a séché entre les poils poussiéreux du tapis.

« Elle vit encore », a-t-il hurlé à ses collègues et à son supérieur avec un mélange d’étonnement et d’admiration. Et c’est le dernier son qu’elle a entendu avant son arrivée aux urgences.

Et là, où l’on s’attend à ce que les calvaires s’arrêtent, à ce que la paix règne, que la douleur soit prise en charge, éteinte, que les plaintes repartent au large, effrayées par les sirènes en blouse blanche… là, c’est au contraire l’enfer de l’attente, des plaies qui suintent, des infirmières débordées qui courent en tout sens, des médecins épuisés qui n’ont plus assez de compassion pour s’asseoir à côté du malade, ne serait-ce que pour l’entendre. C’est là qu’une jambe cassée côtoie un hypocondriaque manipulateur, qu’un rhume mal embouché passe parfois devant un infarctus, que les camions rouges des pompiers déversent la misère du monde, le chômeur battu, la pute poignardée par un client lâche et sans argent, le chauffard ivrogne et assassin, l’alcoolique violent. C’est là que les policiers débarquent le troubleur d’ordre public pour savoir s’ils peuvent le mettre au trou pendant quelques heures sans risque qu’il crève au fond d’une cellule.

Les médecins ne tentent que de répondre à des questions simples. Une fois la réponse apportée, le monstre hospitalier accepte sa victime ou la repousse comme un noyau de prune. Dans le froid de novembre, dans les brumes de deux heures du matin, on voit ainsi se faufiler un parka gris et voûté, sans même une cigarette en poche pour se réchauffer le bout des doigts, qui traverse l’allée devant les urgences avant d’aller se cacher derrière quelques palissades, quelques poubelles ou dans quelques hôtels vermineux. Un vieux qui n’est pas assez malade pour se voir offrir le gîte de l’hôpital.

Quatre-vingt-douze années de vie viennent de s’échouer sur le lit. La peau de Mme B. est craquelée de partout.

Elle est recroquevillée dans la même position qu’il y a 92 ans, les genoux enfoncés dans le ventre, une main passée autour de chaque cuisse. Sa peau est soulevée par endroit par de volumineuses cloques qui délimitent les points sur lesquels elle a reposé pendant cinq jours, bloquée dans son appartement. Elle respire difficilement, avec une amplitude qui varie d’heure en heure. Sa bouche est sèche, recouverte d’une muqueuse jaune déshydratée, son haleine sent les vieilles dents non lavées, la vieille viande, la vieille. 

Elle sourit. Ses commissures labiales se craquèlent et laissent sourdre une gouttelette de sang qui coagule rapidement. Tous les deux ou trois souffles, elle marmonne un leitmotiv : « Où est le pompier ? ». Elle est pratiquement capable de ne dire que cela. C’est la dernière phrase qu’une émotion assez forte a pu graver dans ses neurones scléreux. À l’un des médecins qui vient l’examiner, elle demande s’il est pompier. Du coup, il se redresse et met fin à l’examen jugeant hâtivement qu’elle n’est plus récupérable. Elle serre cependant sa main qu’il a laissée égarer sur le lit comme si c’était le dernier barreau auquel elle pouvait encore accrocher son fil d’Ariane avant le gouffre.

Elle ne possède plus le contrôle de ses sphincters. Elle se souille régulièrement. Son urine épaisse coule doucement entre ses cuisses, imbibe la tunique en coton rêche aimablement offerte (prêtée !) par l’Assistance Publique, puis file entre son corps et l’alaise en plastique dur, dernier rempart avant le matelas.

Parfois, c’est plus grave. Le gros popo, comme dit l’aide-soignante de garde, avec un air blasé de mercenaire. Un étron dur et glaireux pointe, qui distille dans toute la pièce une odeur de mouroir abandonné. Alors les infirmiers et aide-soignants arrivent, munis de tablier en plastique blanc et translucide, de gants en latex jaune et, pour certains, de bavettes censées protéger leur muqueuse des relents divers qui sourdent des draps.

Certains tentent encore de parler à Mme B. pour qu’elle se détende, pour que ses muscles se libèrent et lui donnent une certaine malléabilité. Pour qu’elle puisse participer à sa propre toilette intime, mais rien n’y fait. Elle s’est figée, rigidifiée, solidifiée comme une statue de sel. Ils la tournent en bloc, certains avec une grande douceur, d’autres plus brutalement, selon les équipes et leur charge de travail. Mme B. se réduit à un objet, un paquet d’os et de chairs racornies. Ils ouvrent grand les draps pour aérer. Sa nudité, ses souillures sont au vu de tous. Ils ne se rappellent pas comme ils se cachaient, quand ils étaient gosses et qu’ils avaient pissé au lit. Comme ils traversaient rapidement le couloir qui menait de leur chambre à la salle de bain, en catimini, parfois avant même que qui que ce soit ne soit réveillé, pour jeter hâtivement le drap humide roulé en boule tout au fond du panier à linge sale, pour qu’il y sèche en secret.

Ils ouvrent aussi la fenêtre en grand, quelle que soit la température extérieure, par grand vent ou grand froid. Mme B. se couvre de chair de poule, sa peau déjà grumeleuse devient encore plus étrange, proche de celle d’un iguane préhistorique. Les veines qui courent à la surface de son corps y dessinent de grands canaux martiens aperçus à la lunette, un soir d’été.

Ils la nettoient à grande eau savonneuse, pressent l’éponge dans leurs mains au-dessus de son corps pour mieux en extraire le jus sale et le savon. Les draps sont rapidement trempés ; un flic-flac se fait entendre à chaque mouvement à la surface de l’alaise qui, elle, est bien étanche. Ils passent entre ses fesses, sur son sexe et entre ses cuisses avec plus ou moins de ménagement, laissent couler de l’eau sur son maigre pubis sur lequel quelques poils grisâtres semblent encore tirer leur maigre substance d’un mont de Vénus flétri et aride.

Certains se détournent du spectacle de son corps et de ses yeux pour regarder la télévision en même temps qu’une de leur main court distraitement sur sa peau pour y enlever les croûtes, les miettes collées et autres humeurs gercées.

De ce qui fut son corps.

Et la télévision reste allumée après leur départ. Parfois, plusieurs jours.

Ses os sont partout apparents : sous son visage, ses orbites et sa mâchoire devenue proéminente ; le long de son dos, la litanie des vertèbres qui ne sont même plus alignées ; à la place de ses fesses, deux grands os plats ; sous ses poignets jadis tant chéris et sur lesquels bringuebalaient de coûteux bracelets, les os du bras peuvent être convoités par un pirate pour son pavillon noir. Sa peau, petit à petit, devient pellucide, et l’on peut, tel un margouillat tropical, distinguer ses organes profonds à travers. On perçoit les contractions de son intestin sous les maigres plis de son ventre. On voit poindre sa vessie, quand elle est pleine en dessous de son nombril, juste avant qu’elle ne la transvase sous elle. Ses seins ne sont plus que récipients vides, des sacs à légumes sans légume, des chaussettes sans pied. Ses tétons ressemblent à deux petites cacahuètes trop grillées, à des noyaux de pruneaux sucés jusqu’à ce que le moindre millimètre cube de chair en soit décollé.

Elle n’est plus qu’ankylose. Elle ne connaît plus le rythme de ses jours et de ses nuits, devenus indifférenciés. À l’heure des repas, des aide-soignantes patientes et attentionnées viennent l’asseoir sur le fauteuil. Souvent, elles remettent en ordre sa tunique, sa couche-culotte, la recoiffent, remettent sa mèche grise bien en ordre sur son front. Rien n’éclaire plus son regard sauf lorsque la première cuillère d’un repas parvient à sa bouche et réveille des réflexes ancestraux. Alors, ses yeux reprennent un éclat de vie. L’animal qui est en elle repart dans les steppes sauvages à la recherche de sa pitance, à la chasse aux bisons. Son cerveau ancestral se remet en marche comme si sa dernière mission, son dernier plaisir, son dernier désir était d’apporter encore un peu de carburant à ce moteur en bout de course. À peine avalée la bouchée précédente, elle se penche en avant, mandibules largement ouvertes, tous les chicots offerts en pâture. Elle tire sa langue rôtie et cherche d’un regard à la fois affolé et myope d’où viendra le salut, la prochaine bouchée. La cuillère enfournée, essuyée sur la lèvre supérieure comme pour un nourrisson, elle referme sa herse et déglutit la bouchée presque sans mâcher tout en esquissant encore un demi-sourire. De part et d’autre de sa bouche, le surplus s’écoule lentement vers ses joues, vers son cou, vers ses clavicules, vers ses aisselles si celui ou celle qui est venu lui donner à manger n’y prend garde ou regarde la télé. À chaque changement de plat, elle est inquiète de savoir ce qui va suivre. La fin du repas la déchire, elle regarde sur la tablette si quelques miettes ne restent pas encore à laper. Elle boit à grandes gorgées le jus de fruits qui sonne habituellement le glas de ses agapes.

« Et voilà, c’est fini pour aujourd’hui, Mamie, chantonne l’aide-soignante, on se revoit demain ! »

Perdue dans l’espace-temps, elle s’affole à la seule évocation de l’attente du jour suivant. Elle ignore qu’une autre personne viendra la faire manger le soir même. Quand le pélican qui l’a nourrie part sans se retourner, elle regarde les plafonniers et cherche dans un irréel azur si un autre oiseau blanc ne viendrait pas la nourrir à nouveau.

À proximité, le turn-over des urgences ne ralentit pas. Pas un jour au cours duquel plusieurs personnes ne passent dans les lits voisins. Le débit est infernal et les lits ne refroidissent jamais. Seule Mme B., non transférable dans une autre institution selon l’aveu même du médecin des urgences, s’incruste sur place après que toutes les tentatives de l’assistante sociale ont échoué. Pas de maison de retraite pour une malade non autonome, pas de place en maison de long séjour sauf si une pensionnaire avait la bonne idée de mourir quelques minutes avant l’appel téléphonique.

La mamie du 9 reste là, en cale sèche, jour après jour, nuit après nuit ; elle résiste à tous les changements d’équipe, impassible. Elle devient progressivement le totem et la mascotte du service. Les éphémères voisins la regardent avec curiosité, attendrissement ou agressivité selon leur propre état et l’état de propreté de Mme B. Elle les regarde sans les voir, ne comprend pas ce qu’ils font ici, si près d’elle et pourquoi ils lui adressent la parole, en la tutoyant.

Elle a été élevée dans le culte de la pudeur, dans un milieu où une femme s’exprimait peu à découvert, n’était pas entendue. Elle avait traversé le siècle écoulé et n’avait jamais pressenti qu’elle s’échouerait ici, dans une tunique bleue, rêche et sale, avec des miettes de pain coincées entre sa poitrine et l’étoffe, avec des taches de sauces en haut et de pisse en bas.

Une nuit, une jeune toxicomane s’approche d’elle. Elle cherche partout dans les tiroirs, dans l’armoire, un vieux portefeuille, un porte-monnaie, même avec trois sous, une bague. Seules les veilleuses sont allumées dans la chambre et une pénombre d’entrepôt de banlieue flotte entre les lits. Les urgences sont calmes. La jeune femme aux cheveux bleus tourne autour du lit comme une hyène, soulève la couverture, fait pivoter la table de nuit et ouvre ses différents tiroirs, inspecte un vieux sac en plastique avachi. Elle ne trouve rien car Mme B. est arrivée aux urgences uniquement escortée par les pompiers et ses rêves de cuir. En tournant autour de Mme B., la jeune toxico se trouve soudain face à elle et se rend compte qu’elle a les yeux grands ouverts, qui ne clignent pas. Elle est saisie par un soupçon d’angoisse et annonce maladroitement qu’elle cherche des cigarettes. En a-t-elle ? Fume-t-elle, Mamie ?

« Eh !, répond Mamie !, tu parles pas ?, tu m’entends pas ? Eh ! Mamie, tu me vois pas ou quoi ? »

Elle passe sa main devant les yeux bleu breton de la vieille, et ceux-ci ne cillent pas. Elle regarde le vide, loin, ailleurs. Un autre monde. Est-ce le monde des vivants ?

« Vous êtes pompier ? » bredouille-t-elle, impavide.

L’autre se marre in petto, injurie, bat en retraite et part par la fenêtre avec comme butin le porte-monnaie et le portable d’une autre vieille couchée dans une chambre voisine.

Parfois, le matin, un médecin passe, demande à Mme B. si cela va, si elle a de la famille quelque part qui pourrait s’inquiéter de son sort. Une fois, l’un d’entre eux s’assoit plus près d’elle, sur son lit. Il est calme, maigre avec un regard noir profond, des sourcils pleins de broussailles. Il dégage une vraie sérénité mais aussi une appréhension humaniste. Il lui prend la main, la caresse avec son pouce puis pose sa paume à plat sur son poignet. Elle a par réflexe la tentation de retirer son bras, semble ne pas comprendre les élans de tendresse et d’attention de cet inconnu jamais vu.

Il est attentif à sa respiration, au battement pas toujours régulier de son pouls qu’il tâte discrètement, au creux du poignet. Il regarde le blanc de ses yeux en la prévenant auparavant de ce qu’il va faire, lui demande l’autorisation d’ouvrir sa tunique avant de l’examiner, de palper sans lourdeur sa poitrine atrophique. Il donne l’impression d’avoir du temps, ou du moins qu’il le prend. Que la personne la plus importante pour lui est Mme B., au moins pendant les minutes qu’il passe à ses côtés. Elle a compris qu’il n’est pas un pompier mais ne sait pas très bien ce qu’il fait ni ce qu’il lui veut malgré ses explications et sa prévenance. Il lui pose sans défaillir tout un tas de questions auxquelles elle oppose un silence farouche. Elle ne semble plus comprendre le sens ni la portée des mots. À la fin, il se relève avec douceur, remet en place ses mains et une des mèches grises et frêles qui est tombée sur son front, lui enlève une miette coincée dans un repli de ses lèvres. Il soupire, regrette l’absence de tout contact, de toute communication, comme si les signes qu’il lui a envoyés n’étaient pas arrivés à destination. Une sonde dans l’espace sidéral dont les batteries se seraient épuisées. Il ne reste plus que le vent et le silence interstellaires. Il part à reculons, guette encore un signe de vie sociale, un regret, un clin d’œil, un au revoir. Il ferme la porte en la fixant dans les yeux, en silence.

Qui donc a rencontré ce jeune homme en la personne de cette vieille femme ? Est-ce simplement une malade lambda, une incarnation de son métier, ou bien a-t-il trouvé l’image d’une lointaine grand-mère, une de celle qui vous servait un inoubliable chocolat chaud, une limonade « maison », une soupe aux poireaux pommes de terre impossible à mettre en boîte ou en brique ?

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Cerveau archaïque qui gérerait nos instincts.