Le livre de R. Debray et D. Leschi : « La laïcité au quotidien »

Nous remercions Catherine Kinzler de nous autoriser à reprendre sa recension du « guide pratique », La laïcité au quotidien, de Régis Debray et Didier Leschi. Ce compte rendu montre l’intérêt pour l’éducation populaire de ce petit livre qui associe  de façon condensée, claire et circonstanciée,  les nécessités pratiques d’un « Que faire ? »  aux besoins d’éclaircissements d’un « Qu’en penser ? ». Les remarques critiques que Catherine Kintzler  adresse au livre de Debray et Leschi confirment que l’esprit et le militantisme laïques se nourrissent de discussions exigeantes et fraternelles, loin des anathèmes médiatiques. Ainsi, sans méconnaître la complexité juridique et politique du problème, nous partageons le regret de Catherine Kintzler d’une prudence excessive  des auteurs du livre sur la question des manifestations religieuses à l’Université. Car des faits convergents et des situations persistantes devraient inciter tous les laïques à rechercher des réponses pour protéger à l’Université et dans  les Écoles supérieures, l’enseignement et la recherche. Cet enjeu majeur confirme que la loi du 15 mars 2004  relative à l’école publique, ne vise pas seulement à protéger des enfants et des adolescents des pressions religieuses mais à autoriser dans les écoles, les collèges et les lycées publics l’enseignement des connaissances fondamentales, dans un climat serein et apaisé. En revanche,  il ne nous semble pas qu’il y ait urgence politique à contester la loi Gayssot, qui sanctionne la négation de faits avérés et jugés par le Tribunal de Nuremberg, cette loi étant venue en renforcement de dispositions juridiques existantes visant à lutter contre le racisme et l’antisémitisme. Il y aurait lieu, par contre, pour les républicains et pour la gauche, de réactiver le combat culturel, universaliste et indivisible,  contre le racisme.
Pierre Hayat

Régis Debray et Didier Leschi se sont associés pour proposer ce petit « guide pratique » La laïcité au quotidien (Folio, 2015). À travers 38 questions classées en entrées alphabétiques, c’est autant un guide sur « ce qu’il faut faire » qu’un exercice du jugement, lequel fait appel à la loi et aussi au bon sens.

Il s’agit de « mettre cartes sur table » afin de donner, en des cas délicats ou difficiles, de quoi « trancher ». Le feuilletage du petit volume est déjà en lui-même instructif pour tous ceux qui s’imaginent que la laïcité se borne à la loi de 1905 de séparation des églises et de l’État. Les dispositions laïques ne sont figées ni à cet objet ni à ce moment. Elles vivent, se développent et concernent de nombreuses situations, entre autres : funérailles, séjour à l’hôpital, mariage, liberté d’expression, protection de la recherche, distinction entre injure et blasphème, droit de mourir dignement, droit du travail, présence des magistrats à des cérémonies religieuses, bâtiments publics…

Guider cette « laïcité au quotidien », tel est l’objet du livre, mais donner aussi de quoi penser – et cela en contradiction plutôt amusante avec un affichage anti-intellectualiste coquettement affirmé p. 9 : pour sortir de l’infinité des débats, substituons un « que faire » à un « qu’en penser ? ». Le recours à la loi n’est pas un prêt-à-penser, comme le montre bien l’article « Mariage », qui soulève de manière subtile la question de l’antériorité chronologique du mariage civil sur un éventuel mariage religieux comme une forme d’ingérence – cela mérite méditation. Du reste nos deux auteurs savent bien que recourir à la loi suppose qu’on en rende compte. Cela suppose aussi une volonté politique ferme et éclairée que le livre ne se cache pas d’appeler.

Or chacun des « cas » pratiques abordés dans ce petit volume, loin de dire sèchement « ce qu’il faut faire » en présentant une grille toute prête, propose la construction réfléchie et commentée d’un jugement, qu’il s’agisse de l’application directe d’un texte juridique ou d’un jugement de bon sens s’effectuant sur le modèle d’une jurisprudence qui produit ses principes en accord avec la loi.

Un exemple permettra de caractériser cette double démarche et montre que les enjeux de pensée ne sont pas congédiés. L’article « Jupe longue » aborde le cas des fameuses robes (1)Voir sur ce site l’article de Marie Perret que certaines élèves portent à l’école. A-t-on affaire à des signes ostensibles d’appartenance religieuse qu’il faudrait alors interdire dans le cadre de l’école publique ? Or la loi du 15 mars 2004, heureusement, n’énumère pas expressément les signes visés par l’interdiction. Elle le ferait qu’elle ne serait pas une loi, car ce serait particulariser des objets que les contrevenants auraient vite fait de contourner. Un signe est rarement lexical, absolu, mais presque toujours syntaxique et relatif, pris dans une continuité qui lui donne son sens. Le principe du jugement consiste donc ici à s’interroger sur l’existence d’une telle cohérence, d’une telle continuité : le port de cette jupe s’accompagne-t-il d’autres manifestations comme le refus d’assister à certains cours ? J’ajouterai : succède-t-il à des tentatives de port du voile ? C’est cette cohérence syntaxique qui permet de décider – et au passage, de constater que la loi est bien faite car elle invite à instruire chaque cas.

On sait gré aux auteurs de remettre les pendules à l’heure à maintes reprises en remontant à des principes clairs pour instruire la démarche. Il en va ainsi de l’assistance de personnages officiels à des cérémonies religieuses (distinguer entre présence de courtoisie et participation effective). Il en va ainsi des accompagnateurs scolaires (2)Voir le dossier sur cette question.. C’est ici la nature de l’activité (la distinction entre le scolaire et le périscolaire) qui permet de dépasser le brouillage compassionnel sur les « mamans voilées ». S’agit-il d’une activité scolaire, d’une sortie de l’école, organisée par l’école ? Il est alors clair que l’accompagnateur doit respecter la règle scolaire. On regrette, dans cet ordre d’idées, que les auteurs soient restés si tièdes sur la question des manifestations religieuses à l’université : s’il est clair que les étudiants, par définition majeurs, n’ont pas à être protégés les uns des autres autrement que par le droit commun, on ne peut ignorer que le travail d’enseignement et de recherche est gravement menacé, y compris à travers la personne des enseignants-chercheurs, et rendu impossible dans des cas déjà trop nombreux qu’il serait imprudent de minimiser.

On leur sait gré aussi d’avoir mis hors-sujet, à la faveur du dernier article « Zèle », tout appel à une forme de religion civile : il n’appartient pas à la puissance publique d’ériger la loi en culte ; recourir au prêchi-prêcha des « valeurs » est une erreur sur la nature de l’association politique. De même (article « Histoire et mémoire »), il n’appartient pas à la loi de décider de ce qui est vrai et de pénaliser l’énonciation de ce qu’elle tient pour faux, pourvu qu’il n’y ait pas injure : car c’est rendre la recherche impossible, c’est disqualifier d’avance toute démarche hypothétique et donc l’idée même de vérité au sens scientifique. Mais alors pourquoi s’incliner (p. 89) devant la loi Gayssot, qualifiée pourtant de « dérogation à la liberté d’expression et de recherche » ? La justification invoque le passe-partout des contournements de la loi par la puissance publique : c’est qu’on peut tenir cette dérogation « pour une mesure d’ordre public »… Et pourquoi tempérer le bel article « Liberté de l’art » par une « observation » où la Shoah et Auschwitz sont présentés comme inclus dans une « zone de sacralité » comparable à d’autres formes de « sacré » : comme si ces faits, scientifiquement établis, étaient de l’ordre d’une croyance ?

Les quelques remarques critiques faites ci-dessus ne doivent pas être de nature, toutefois, à détourner les lecteurs d’un ouvrage à la fois clair, pratique, réfléchi et écrit d’une double plume alerte. En s’imposant la concision, les auteurs se sont aussi obligés à retenir les cas les plus difficiles : en les éclairant, ils ne donnent pas des « recettes » de laïcité limitées à quelques « études de cas », ils fournissent des exemples d’exercice du jugement dont on sera bien avisé de s’inspirer.

 

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Voir sur ce site l’article de Marie Perret
2 Voir le dossier sur cette question.