IV. LA LOI DE 2004 ET LES SIGNES RELIGIEUX
1. À propos de la période 1989-2004, Pierre Hayat a écrit : « Les établissements scolaires qui refusaient le voile étaient désavoués par les tribunaux administratifs, au regard de la loi Jospin. » En outre, il a renvoyé à un avis du Conseil d’État parlant de signes religieux « ayant un caractère ostentatoire et revendicatif. »
2. Jean Baubérot a restitué : « Là encore, des contre-vérités sont énoncées : entre 1989 et 2004, “Les établissements scolaires qui refusaient le voile étaient désavoués par les tribunaux administratifs”. Non, quand le voile était porté de manière ostentatoire, les tribunaux ont avalisé l’interdiction. »
3. La restitution n’est pas correcte. Pierre Hayat n’a pas prétendu que les établissements scolaires qui acceptaient le port de signes « ostentatoires » avaient été désavoués. Il a, très exactement, mentionné la mise en échec des établissements qui refusaient le port du voile islamique, dont la loi de 2004 considérera qu’il est, comme la kippa ou une grande croix, un signe « ostensible ». Là est justement le problème qui s’est posé entre 1989 et 2004. Certains établissements se sont effectivement contentés d’interdire les signes ostentatoires, tandis que d’autres, plus rigoureux, exigeaient davantage de leurs élèves. Ils attendaient que leurs élèves viennent à l’école sans signes « ostensibles », qui les font reconnaître immédiatement dans leur identité religieuse. Ces établissements-là étaient bel et bien recalés par les tribunaux administratifs.
4. Le fond de la question réside dans la différence sémantique des termes « ostentatoire » et « ostensible ». « Ostentatoire » a toujours une connotation dépréciative : il renvoie à un étalage excessif et dépourvu de discrétion d’un avantage supposé ou, dans le cas qui nous occupe, d’un signe religieux. Le terme « ostensible » a pris dans la loi de 2004 un sens précis, clairement différent du terme « ostentatoire ». Un signe religieux ostensible est celui qui fait reconnaître immédiatement un élève dans son appartenance religieuse. Jean Baubérot, quant à lui, est favorable à l’interdiction du port par les élèves de signes religieux ostentatoires. Nul, d’ailleurs, ne peut être favorable à un étalage excessif de ses avantages supposés. Mais il est défavorable l’interdiction du port par les élèves de signes religieux ostensibles. Autrement dit, il demeure opposé à la loi de 2004 qui n’autorise aux élèves que le port de signes religieux discrets. C’est son droit le plus strict. Il est dommage qu’il ait emprunté des détours emberlificotés pour faire valoir son opinion.
V. LA LOI DE 1905 D’APRÈS LE PROFESSEUR SPITZ
1. Pierre Hayat a écrit : « Dans une tribune au Monde du 17 avril 2024, Jean-Fabien Spitz, professeur émérite de philosophie à la Sorbonne a lancé une charge violente contre la loi de 2004 présentée comme liberticide et contraire à la loi de 1905. Mais cette entreprise de démolition a pour base une falsification de la loi de 1905 qui repose sur la liberté de conscience plutôt que sur la libre affirmation des croyances religieuses, comme le prétend J.-F. Spitz. » P. Hayat a également renvoyé en note à une tribune fouillée de Jean-Pierre Sakoun qui avait démonté minutieusement celle de J.-F. Spitz.
2. Jean Baubérot a restitué : « Hayat a provoqué chez moi un éclat de rire plus prononcé encore, en combattant (je le cite) “les aberrations du Professeur Spitz” qui “n’invoque pas la loi de 1905 telle qu’elle est, mais telle qu’il voudrait qu’elle fût”. Je n’ai pas sous les yeux le texte de Spitz auquel il est fait référence de façon trop allusive, et ce dernier est bien capable de se défendre tout seul. »
3. Il y a de la légèreté de la part de monsieur Baubérot à se contenter d’indiquer qu’il ne dispose pas de la tribune du Professeur Spitz au moment où il rédige son billet violent.
4. Tout comme Philippe Portier, mais à moindres frais, Jean Baubérot trouve utile à la cause néo-concordataire et communautariste de ne pas opposer l’once d’une critique à la tribune calamiteuse du Professeur Spitz.
VI. LA LOI DE 1905 D’APRÈS FERDINAND BUISSON
1. Pierre Hayat a écrit : « Ferdinand Buisson résumait en 1906 les fondements de cette loi : “À tout individu, liberté de la conscience (…) Sous ce régime, la liberté des cultes est considérée comme un cas particulier de la liberté individuelle et de la liberté d’association. Elle est donc garantie à tous (…) au nom des droits de l’homme.” »
2. Après avoir reproduit la formule de Ferdinand Buisson rappelée par P. Hayat, J. Baubérot écrit : « Or, précisément, Buisson résume, là et ailleurs, la loi « telle qu’il voudrait qu’elle fût » et non « telle qu’elle est » ! En effet, Buisson considère bien «la liberté des cultes (…) comme un cas particulier de la liberté individuelle et de la liberté d’association’ de 1901. Mais son optique individualisante a été désavouée à deux reprises lors des débats parlementaires. » Toujours contre Buisson, J. Baubérot ajoute : « Le socialisme (et, chez Briand, la culture syndicale) accorde une consistance propre au niveau collectif, à l’inverse de la culture du radicalisme plus individualiste. La novation consiste à appliquer à la religion la logique qui prévaut dans la lutte politique et syndicale, éloignement du refus révolutionnaire des “groupements intermédiaires” et de ce qui en a subsisté : en France, le droit de grève (1864) précède de vingt ans celui de se syndiquer (1884). »
3. À travers Pierre Hayat, J. Baubérot conteste une position de Ferdinand Buisson. Mais Jean Baubérot n’indique pas que cette position de Buisson renvoie au premier article de la loi de 1905 qui pose une prévalence de la liberté de conscience sur la liberté des cultes. Plus gênant : J. Baubérot ne précise pas que les réserves et les inquiétudes de Buisson, que Baubérot nomme « son optique individualisante », ne portent pas sur les deux premiers articles de la loi, mais sur l’article 4 relatif aux associations cultuelles. Gênant également : Jean Baubérot ignore que le caractère « libéral » de la loi de 1905 n’est nullement incompatible avec une « optique individualisante ».
4. L’enjeu est la façon dont on conçoit l’articulation complexe de l’individuel et du collectif dans la loi de 1905 et dans le principe français de laïcité. Soulignons que Buisson reconnaît que la liberté des cultes s’exerce collectivement, puisqu’il écrit qu’elle est un cas particulier de la liberté d’association.
Il est cependant exact que Jaurès ne nourrissait pas les mêmes inquiétudes que Buisson sur l’usage que l’Église catholique pourrait faire des associations cultuelles, à travers l’article 4 de la loi. Jaurès pensait, en effet, que « les mœurs de la liberté pénétreront dans l’Église par l’effet naturel du milieu laïque où elle sera plongée, sans qu’elle puisse alléguer qu’on a cherché par ruse à rompre son organisation »(1)La Dépêche du 30 avril 1905. On peut aujourd’hui estimer que Jaurès faisait preuve, à l’instar de la plupart de ses contemporains, d’un optimisme excessif et qu’aujourd’hui « l’effet naturel » opère plutôt en faveur de l’expression réactionnaire des religions et au détriment de la modernité laïque et républicaine..
En revanche, le fait de classer ensemble le droit syndical et le droit de l’exercice du culte sous l’étiquette « consistance propre au niveau collectif » est d’une confusion navrante. J. Baubérot brouille en effet toute discussion présente sur la relation entre liberté de conscience inaliénable et droit syndical à valeur constitutionnelle. À la dérive néo-concordataire contemporaine qui alimente le communautarisme, Pierre Hayat oppose la laïcité de séparation des Églises et de l’État à qui revient la tâche d’approfondir l’idéal d’émancipation humaine issu des Lumières.
CONCLUSION : IMPASSE COMMUNAUTARISTE OU ÉMANCIPATION LAÏQUE ?
Jean Baubérot est un fervent partisan d’un modèle de type concordataire qui promeut le principe d’une coopération entre les autorités civiles et ecclésiastiques. Il milite avec le même enthousiasme et la même constance pour mettre à bas la loi de 2004, ayant été le seul membre de la Commission Stasi à ne pas voter pour cette loi. C’est son droit le plus strict. Mais, au lieu d’assumer qu’il récuse le modèle laïque, il présente sa doctrine comme si elle était laïque, au point de soutenir les notions contradictoires de « pacte laïque » et de « laïcité concordataire ». Cela ne facilite pas la clarté du débat démocratique.
En outre, Jean Baubérot, qui est un intellectuel connu parmi les laïques et fort apprécié des communautaristes, assure s’attaquer à un philosophe dépourvu de notoriété, au prétexte que le contenu des propos de ce philosophe se retrouve fréquemment ailleurs. Il aurait été, de la part de J. Baubérot, plus cohérent de s’en prendre à un poisson d’un gabarit plus proche du sien. Toujours est-il que J. Baubérot s’est montré incapable de discuter avec un auteur de ReSPUBLICA autrement que sur le mode de l’emportement colérique et de l’agressivité nourrie de rancœur(2)Il y a 12 ans, Jean Baubérot fut pourtant un participant calme et courtois à une intéressante journée d’échanges. Voir le programme de la journée : https://www.appep.net/le-metier-de-professeur-de-philosophie/enseignement-moral-et-civique/journee-dechanges-sur-lenseignement-moral-et-civique-13-novembre-2013/, ainsi que l’intervention : https://www.appep.net/le-metier-de-professeur-de-philosophie/enseignement-moral-et-civique/journee-dechanges-sur-lenseignement-moral-et-civique-13-novembre-2013/peut-on-enseigner-la-laicite-scolaire-lexemple-de-la-loi-du-15-mars-2004/..
Par-delà son agressivité, le billet de J. Baubérot revient à nier la radicalité émancipatrice de la loi de 1905 et à vouloir la suppression de l’indispensable loi de 2004. Il a montré, en négatif, l’urgente nécessité à préserver ces deux lois. En démontant les sophismes de Jean Baubérot, occasion été donnée à ReSPUBLICA de confirmer qu’un combat émancipateur mené collectivement se retourne contre lui-même s’il perd de vue l’irréductible liberté de chaque être humain. Là est en effet l’impasse communautariste ethnico-religieuse contemporaine qui méconnaît le droit de chaque individu à ne jamais être emmuré dans une quelconque appartenance. S’il y a un fondement philosophique aux droits de l’homme proclamés en 1789 et au principe français de laïcité qui les prolonge, c’est l’universelle liberté de chaque être humain reconnu dans son droit à exercer son libre arbitre éclairé.
Notes de bas de page
↑1 | La Dépêche du 30 avril 1905. On peut aujourd’hui estimer que Jaurès faisait preuve, à l’instar de la plupart de ses contemporains, d’un optimisme excessif et qu’aujourd’hui « l’effet naturel » opère plutôt en faveur de l’expression réactionnaire des religions et au détriment de la modernité laïque et républicaine. |
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↑2 | Il y a 12 ans, Jean Baubérot fut pourtant un participant calme et courtois à une intéressante journée d’échanges. Voir le programme de la journée : https://www.appep.net/le-metier-de-professeur-de-philosophie/enseignement-moral-et-civique/journee-dechanges-sur-lenseignement-moral-et-civique-13-novembre-2013/, ainsi que l’intervention : https://www.appep.net/le-metier-de-professeur-de-philosophie/enseignement-moral-et-civique/journee-dechanges-sur-lenseignement-moral-et-civique-13-novembre-2013/peut-on-enseigner-la-laicite-scolaire-lexemple-de-la-loi-du-15-mars-2004/. |