La critique de la religion est la condition première de toute critique

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Le sommeil de la raison produit des monstres, Francisco de Goya y Lucientes, 1799

Nous vivons une époque formidable. Alors que les combats de la gauche contre la classe dominante ont consisté pendant des siècles à toutes les luttes émancipatrices organisées autour des combats sociaux et de la lutte contre l’obscurantisme, nous voilà arrivés au 21e siècle pour voir des dirigeants de gauche soit soutenir le capitalisme économique néolibéral et ordolibéral, soit soutenir le nouveau capitalisme néolibéral culturel (comme les politiques identitaires, victimaires, communautaristes, wokistes, etc.), soit les deux à la fois.

Et comme nous sommes dans une crise gramscienne, le vieux monde n’est pas encore mort et le monde nouveau tarde à naître et dans ce clair-obscur, les pires fausses bonnes idées sont légion et toutes sont compatibles soit avec la digestion du capitalisme, soit sont un adjuvant au capitalisme prédateur lui-même. Nous nous proposons de revenir sur toutes les fausses bonnes idées qui jaillissent comme un feu d’artifice, toujours soutenues par les médias dominants et même par des médias « gauchistes » contaminés par le néolibéralisme culturel.

Dans ce premier article, nous allons revenir sur le rôle de la religion via les structures religieuses dans le soutien au vieux monde capitaliste. C’est d’autant plus nécessaire que dans la période récente du pouvoir politique détenu par l’extrême centre macroniste, nous avons vu que le deuxième ministre de l’Éducation nationale du président Macron avait nommé au Conseil des sages un sociologue qui a déclaré à RFI: « Le voile n’est pas le plus souvent un signe de prosélytisme – les enquêtes sociologiques montrent qu’il s’agit même souvent d’un vecteur d’émancipation pour les jeunes filles par rapport à leurs milieux – et le port du voile devrait donc être analysé chaque fois au cas par cas ». Il a fallu attendre le 5e ministre de l’Éducation nationale du même président pour le démettre ! Mais le pire est que la nomination dudit sociologue par le deuxième ministre de l’Éducation nationale du président Macron a été applaudie par de nombreux dirigeants politiques de gauche. Cette anecdote est symptomatique de la confusion qui règne dans notre pays et notamment dans la gauche française.

Face à ce prodigieux recul, notre ligne stratégique à ReSPUBLICA reste la nécessité d’un lien fort entre le combat laïque et le combat social. Nous devons maintenir la liberté de conscience (qui inclut la liberté de critique, la liberté du blasphème, la liberté d’expression et de publication, la liberté de la pratique d’un culte)(1)« La critique de la religion est la condition première de toute critique. […] Le fondement de la critique irréligieuse est celui-ci : l’homme fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme. La religion est en réalité la conscience et le sentiment propre de l’homme qui, ou bien ne s’est pas encore trouvé, ou bien s’est déjà reperdu. Mais l’homme n’est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, une conscience erronée du monde, parce qu’ils constituent eux-mêmes un monde faux. La religion est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa raison générale de consolation et de justification. C’est la réalisation fantastique de l’essence humaine, parce que l’essence humaine n’a pas de réalité véritable. La lutte contre la religion est donc par ricochet la lutte contre ce monde, dont la religion est l’arôme spirituel. » K. Marx, Contribution à la Critique. Source : https://www.marxists.org/francais/marx/works/1843/00/km18430000.pdf., mais combattre toute velléité des structures religieuses quelles qu’elles soient à s’immiscer dans les affaires politiques d’un pays. 

Les religions figurent en effet parmi les principales idéologies qui expriment de manière déformée et voilée les intérêts de la classe dominante et légitiment par là même l’ordre social capitaliste. Elles contribuent à rendre acceptable l’exploitation et à consoler les prolétaires de leurs malheurs en leur promettant un monde meilleur dans l’au-delà.

Il ne suffit pas de démonter les dogmes des religions pour les mettre sur le reculoir car nous sommes dans un monde d’extension du capital, d’augmentation des inégalités sociales, d’augmentation de la pauvreté, d’augmentation du déclassement, de dérèglement climatique de plus en plus visible, sans perspective d’un projet plus désirable, ce qui rend la vie de plus en plus anxiogène voire schizophrénique.

Et comme nous sommes dans une crise gramscienne, à savoir d’un vieux monde qui meurt et d’un monde nouveau qui tarde à naître, nous sommes en présence du clair-obscur qui permet à toutes les fausses bonnes idées de se renforcer et de se multiplier. La religiosité se renforce numériquement et surtout en influence tant à droite qu’à gauche et y compris et surtout dans l’université. Si les vieilles religions traditionnelles reculent, elles génèrent une radicalisation qui favorise les extrêmes droites religieuses (Opus dei catholique, islam politique, judaïsme messianique, christianisme sioniste, hypernationalisme, hindouiste, etc.) qui aujourd’hui se rassemblent (extrême droite sunnite et chiite au Proche-Orient, extrême droite catholique et islam politique en manifestation dans le centre de Bruxelles en 2023, etc.).

Mais pour le comprendre, il faut rajouter les schismes, les hérésies, les nouvelles sectes religieuses post-modernes, les approches complotistes, les nouvelles pratiques identitaires, victimaires, woke, communautaristes. En un mot, les nouvelles religions du néolibéralisme culturel sans lesquelles le néolibéralisme économique ne pourrait survivre. Et dans ce cas, rajouter la pénétration dans la gauche y compris dans celle qui se nomme radicale de l’influence de l’extrême droite frériste (voir la nouvelle stratégie de la Confrérie des frères musulmans en Europe).

Une partie de la gauche voit dans sa nouvelle « islamophilie » une nouvelle voie électoraliste au détriment des principes et contenus émancipateurs qui étaient ceux de la gauche historique. Cette nouvelle « islamophilie » va de pair dans certains cas avec un racisme antijuif, bouc émissaire commode en temps de crise. Comme toujours, le capitalisme en difficulté a généré une superstructure culturelle religieuse variée qui lui crée l’écosystème nécessaire à son extension nécessaire du capital. De ce point de vue, la sortie de crise demande une gauche de gauche qui permettrait la constitution d’une superstructure culturelle, laquelle conduirait à la constitution d’un bloc historique populaire majoritaire(2)« Exiger qu’il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c’est exiger qu’il soit renoncé à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes, dont la religion est l’auréole. La critique a effeuillé les fleurs imaginaires qui couvraient la chaîne, non pas pour que l’homme porte la chaîne prosaïque et désolante, mais pour qu’il secoue la chaîne et cueille la fleur vivante. La critique de la religion désillusionne l’homme, pour qu’il pense, agisse, forme sa réalité comme un homme désillusionné, devenu raisonnable, pour qu’il se meuve autour de lui et par suite autour de son véritable soleil. La religion n’est que le soleil illusoire qui se meut autour de l’homme, tant qu’il ne se meut pas autour de lui-même. » K. Marx, Contribution à la Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843..

Le mouvement émancipateur a bien tenté dans l’histoire de prendre, selon le mot de Friedrich Engels des « masques religieux » (christianisme primitif, bogomiles, dolciniens, théologie de la libération, etc.), mais cela a toujours échoué sans l’infrastructure nécessaire en terme économique et de classes sociales pour soi. C’est pourquoi la religion reste « l’opium du peuple »(3)« La misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple. » K. Marx, Contribution à la Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843..

Comme d’autres drogues, l’opium apaise, soulage et fait oublier tout en annihilant en même temps les velléités de révolte et de lutte dans la réalité terrestre(4)« La critique de la religion aboutit à cette doctrine, que l’homme est, pour l’homme, l’être suprême. Elle aboutit donc à l’impératif catégorique de renverser toutes les conditions sociales où l’homme est un être abaissé, asservi, abandonné, méprisable, qu’on ne peut mieux dépeindre qu’en leur appliquant la boutade d’un Français à l’occasion de l’établissement projeté d’une taxe sur les chiens ” Pauvres chiens ! On veut vous traiter comme des hommes ! ” » K. Marx, Contribution à la Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843..

Cette critique des religions doit également aller de pair avec un lien principiel, celui du lien entre la lutte de classes et la lutte laïque.

Mais cette critique des religions doit également aller de pair avec un lien principiel, celui du lien entre la lutte de classes et la lutte laïque. Sans ce lien, il ne peut y avoir de gauche de gauche ni de bloc historique populaire majoritaire. Dit autrement, le simple libre examen chrétien ne suffit pas. En fait, dans l’histoire, la religion qui « réussit » est la religion qui aide, au moment de sa « réussite », la classe dominante à poursuivre le processus d’exploitation contre le grand nombre. L’avenir d’une « religion des opprimés » est de devenir la religion des oppresseurs et des exploiteurs(5)Le christianisme va ainsi totalement s’adapter aux exigences de la logique capitaliste pour devenir sous sa forme « protestante », l’idéologie la plus adéquate de ses lois immanentes.   Max Weber l’exprimera dans son célèbre ouvrage L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme. Dans cet ouvrage, il prolonge la pensée de Marx : « Le monde religieux n’est que le reflet du monde réel. Une société où le produit du travail prend généralement la forme de marchandises et où, par conséquent, le rapport le plus général entre les producteurs consiste à comparer les valeurs de leurs produits et, sous cette enveloppe des choses, à comparer les uns aux autres leurs travaux privés à titre de travail humain égal, une telle société trouve dans le christianisme avec son culte de l’homme abstrait, et surtout dans ses types bourgeois, protestantisme, déisme, etc., le complément religieux le plus convenable. » K. Marx, Le Capital. Source : https://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-I-4.htm..

Nous ne pouvons terminer cet article sans dénoncer le caractère fétiche de la marchandise en tant que « religion du quotidien »(6)« C’est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles. Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la région nuageuse du monde religieux. Là les produits du cerveau humain ont l’aspect d’êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l’homme dans le monde marchand. C’est ce qu’on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production. », K. Marx, Le Capital..

L’invention de nouveaux « concepts » pour la survie du capitalisme arrive à flots continus tant que cela est nécessaire au système capitaliste lui-même. Ainsi, comme le montre Gilles Keppel : «[L’islamophobie] est un concept récent qui repose sur une ambiguïté dans la mesure où il se présente comme le symétrique de l’antisémitisme. Alors que la lutte contre l’antisémitisme criminalise ceux qui s’attaquent aux juifs sans empêcher pour autant la libre critique des textes sacrés, le combat contre l’islamophobie fait de toute réflexion critique sur l’islam un interdit absolu. »

Ces nouveaux concepts tels celui de l’islamophobie sont aussi efficaces pour l’émancipation que le concept d’antifascisme quand il est dénué de liens avec les causes du fascisme. Plus on vocifère « A bas le fascisme » en n’agissant qu’au deuxième tour des élections pour faire « barrage » à l’extrême droite, mais sans s’attaquer aux causes du fascisme, plus l’extrême droite progresse. On peut alors quand on voit la pseudo-gauche utiliser les mots « islamophobie » ou « faisons barrage à l’extrême droite au deuxième tour des élections » d’une part, être sûr qu’ils sont les meilleurs alliés de l’extrême droite et du capitalisme lui-même et, d’autre part, on peut en rire en paraphrasant Bossuet, qu’ils déplorent les conséquences des causes qu’ils chérissent !

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 « La critique de la religion est la condition première de toute critique. […] Le fondement de la critique irréligieuse est celui-ci : l’homme fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme. La religion est en réalité la conscience et le sentiment propre de l’homme qui, ou bien ne s’est pas encore trouvé, ou bien s’est déjà reperdu. Mais l’homme n’est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, une conscience erronée du monde, parce qu’ils constituent eux-mêmes un monde faux. La religion est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa raison générale de consolation et de justification. C’est la réalisation fantastique de l’essence humaine, parce que l’essence humaine n’a pas de réalité véritable. La lutte contre la religion est donc par ricochet la lutte contre ce monde, dont la religion est l’arôme spirituel. » K. Marx, Contribution à la Critique. Source : https://www.marxists.org/francais/marx/works/1843/00/km18430000.pdf.
2 « Exiger qu’il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c’est exiger qu’il soit renoncé à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes, dont la religion est l’auréole. La critique a effeuillé les fleurs imaginaires qui couvraient la chaîne, non pas pour que l’homme porte la chaîne prosaïque et désolante, mais pour qu’il secoue la chaîne et cueille la fleur vivante. La critique de la religion désillusionne l’homme, pour qu’il pense, agisse, forme sa réalité comme un homme désillusionné, devenu raisonnable, pour qu’il se meuve autour de lui et par suite autour de son véritable soleil. La religion n’est que le soleil illusoire qui se meut autour de l’homme, tant qu’il ne se meut pas autour de lui-même. » K. Marx, Contribution à la Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843.
3 « La misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple. » K. Marx, Contribution à la Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843.
4 « La critique de la religion aboutit à cette doctrine, que l’homme est, pour l’homme, l’être suprême. Elle aboutit donc à l’impératif catégorique de renverser toutes les conditions sociales où l’homme est un être abaissé, asservi, abandonné, méprisable, qu’on ne peut mieux dépeindre qu’en leur appliquant la boutade d’un Français à l’occasion de l’établissement projeté d’une taxe sur les chiens ” Pauvres chiens ! On veut vous traiter comme des hommes ! ” » K. Marx, Contribution à la Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843.
5 Le christianisme va ainsi totalement s’adapter aux exigences de la logique capitaliste pour devenir sous sa forme « protestante », l’idéologie la plus adéquate de ses lois immanentes.   Max Weber l’exprimera dans son célèbre ouvrage L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme. Dans cet ouvrage, il prolonge la pensée de Marx : « Le monde religieux n’est que le reflet du monde réel. Une société où le produit du travail prend généralement la forme de marchandises et où, par conséquent, le rapport le plus général entre les producteurs consiste à comparer les valeurs de leurs produits et, sous cette enveloppe des choses, à comparer les uns aux autres leurs travaux privés à titre de travail humain égal, une telle société trouve dans le christianisme avec son culte de l’homme abstrait, et surtout dans ses types bourgeois, protestantisme, déisme, etc., le complément religieux le plus convenable. » K. Marx, Le Capital. Source : https://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/kmcapI-I-4.htm.
6 « C’est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles. Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la région nuageuse du monde religieux. Là les produits du cerveau humain ont l’aspect d’êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l’homme dans le monde marchand. C’est ce qu’on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production. », K. Marx, Le Capital.