Sécularisation, laïcité, Europe — Partie 2 L’introduction de la religion dans les textes communautaires

Les textes d’origine de la construction européenne – Traité sur la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) en 1952 et Traité de la Communauté économique européenne (CEE) en 1957 – ne comportaient aucune référence aux Églises. La question relevait uniquement des États signataires.

Cependant, le courant politique et de pensée chrétien-démocrate joua un rôle déterminant dans la construction européenne. Il était très implanté voire dominant à l’époque dans les pays fondateurs, notamment en Allemagne, Italie, Belgique et dans une moindre mesure en France. Robert Schumann1, ministre des Affaires étrangères français, qui prononça le discours fondateur du 9 mai 1950 et qui sera Président du Parlement, ainsi que Jean Monnet, son inspirateur, premier Président de la Commission européenne appartiennent à ce courant. Son influence se fait sentir dans tous les domaines : fonctionnement des institutions, politique, économique, social.

Quelles relations entre les communautés européennes et les Églises ? Via quelles organisations ?

Les Communautés européennes n’ont aucune compétence en matière de relations Églises/États qui relèvent strictement de la compétence des États. Cependant, les élargissements successifs et l’adjonction de la Charte des droits fondamentaux aux traités de l’UE en 2009 ont abouti à ce que les instances communautaires s’en préoccupent pour leur propre compte.

Dans les faits, le dialogue entre les Églises et les institutions européennes existe depuis l’origine. Depuis 1956, l’Office catholique d’information sur les problèmes européens, devenu Office catholique d’initiative pour l’Europe (OCIPE), avait engagé des formes de lobbying auprès du Conseil de l’Europe à Strasbourg et de son Parlement. À partir de 1983, il agit aussi auprès des Communautés européennes à Bruxelles. En 1980 est créée la Commission des Épiscopats de la Communauté européenne (COMECE) qui est aujourd’hui l’outil principal du lobbying de l’Église catholique auprès de l’Union européenne. Elle a un siège à Bruxelles, square de Meeus, non loin du Parlement européen, avec une vingtaine de permanents chargés de cette fonction.

Des organisations de même nature existent aussi aujourd’hui pour les principales religions, la Conférence européenne des rabbins, structure religieuse, accompagnée de structures plus politiques visant à de meilleures relations entre l’Europe et l’État d’Israël comme le Congrès juif européen ou plus récemment la Fondation d’un bureau loubavitch, qui veillent à ce qu’aucune critique des politiques de l’État d’Israël ne se développe. Les Orthodoxes sont organisés en au moins deux structures, l’Église autocéphale nationale de Grèce avec aussi la Russie et le Patriarche œcuménique de Constantinople par ailleurs. Les Protestants sont organisés sur des bases nationales avec leur représentation spécifique comme Diakonishes Werk (EKD) allemand très présent, car très influent dans son pays. À noter que les « Églises » protestantes, anglicanes et orthodoxes se sont réunies dans la Conférence des Églises européennes (CEC), afin d’avoir plus de poids auprès des institutions dont elles se veulent un interlocuteur privilégié. Pour les Musulmans, l’organisation est plus récente, l’Organisation de la coopération islamique (OCI) a officialisé une mission permanente d’observation de l’Union européenne en juin 2013, et, plus récemment, le Collectif contre l’islamophobie en Europe (CCIE), établi en Belgique en novembre 2020, a pris la succession du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), auto-dissous la même année après avoir été dans le viseur du gouvernement français et a parmi ses projets « la constitution d’une équipe dévolue au dialogue auprès des institutions européennes »…

Toutes ces organisations pratiquent un lobbying auprès des institutions européennes et veulent peser sur les politiques communautaires, notamment sur les questions de lutte contre la pauvreté, les question sociales et sociétales. Leur lobbying portera, en 1994, Jacques Delors, président de la Commission européenne qui lance l’initiative « Une âme pour l’Europe » et instaure les premiers contacts formels entre les institutions européennes et les organisations religieuses et non confessionnelles.

Pour quels résultats ?

En 1991 est créée sous l’impulsion de la Commission européenne la « Plateforme sociale européenne » ou plateforme des ONG sociales que la Commission subventionne toujours. Le but est de « construire l’Europe des solidarités par l’affirmation, sans cesse et partout réitérée, de ce qui fait la dignité humaine : le droit à l’éducation, à la santé, à la sécurité alimentaire, au logement… Accompagner les plus vulnérables pour leur permettre d’intégrer ou de réintégrer une vie sociale où ils trouvent leur place en tant que personne. Rappeler constamment que la construction quotidienne de l’Europe doit rendre vivante, active et créatrice sa  dimension humaine et sociale, faute de quoi elle perd tout son sens. »

Elle se base sur « un humanisme qui renoue avec les grandes traditions européennes. L’ affirmation de la dignité des individus, l’engagement attentif à la déclarer et à la soutenir, partout et toujours par une exigence de justice présente dans chaque analyse, chaque demande, chaque décision : l’éthique. L’attention vigilante à ce que chacun de ceux qui en manquent, puisse retrouver l’estime de soi indispensable à sa dignité et à son autonomie. Le respect en tous de la liberté de conscience. »

Elle rassemble aujourd’hui près de 50 000 personnes regroupées en organisations (associations, fédérations, groupes d’associations, etc.) ou engagées à titre individuel, présentes dans 18 pays européens, travaillant sur l’exclusion sociale, la lutte contre la pauvreté. Bien que sécularisées, les organisations d’origine religieuses y jouent un rôle déterminant.

L’édifice « ONG sociales, plus Églises et organisations non confessionnelles » constitue pour la Commission la forme aboutie pour l’instant du dialogue avec la société civile (le dialogue civil), différent du dialogue social organisé par ailleurs avec les syndicats et les employeurs. Ce dialogue civil est d’ailleurs institutionnalisé par deux articles du Traité de Lisbonne (article 17§3 du TFUE sur lequel nous reviendrons, et article 11§2 du TUE). Le dialogue social est réglé par le Titre X, articles 151 à 161 du TFUE2.

Les évolutions depuis 1981

Par ailleurs, le niveau institutionnel a également évolué à partir de 1981. Comme nous l’avons souligné, les Traités de Rome de 1957 étaient neutres, ne disaient rien sur les relations institutions européennes et les Églises. En 1981, la Grèce adhère aux Communautés européennes, le traité d’adhésion comprend pour la première fois une annexe sous forme de déclaration faisant référence à la religion. Il s’agit d’une déclaration concernant le respect par la Communauté européenne de la Constitution grecque quant aux dispositions spécifiques au Mont Athos3 :

« Déclaration commune relative au mont Athos
Reconnaissant que le statut spécial accordé au mont Athos, tel qu’il est garanti par l’article 105 de la constitution hellénique, est justifié exclusivement pour des motifs de caractère spirituel et religieux, la Communauté veillera à en tenir compte dans l’application et l’élaboration ultérieure des dispositions de droit communautaire, notamment en ce qui concerne les franchises douanières et fiscales et le droit d’établissement. »

Puis est annexé au Traité d’Amsterdam en 1997 une déclaration n°11 faisant état plus largement du respect par l’Union européenne (UE) des formes de relations Église/États et États/organisations philosophiques dans les États membres, stipulant : 

« L’Union européenne respecte et ne préjuge pas le statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les Églises et les associations ou communautés religieuses dans les États membres.
L’Union européenne respecte également le statut des organisations philosophiques et non confessionnelles. »
Déclaration n° 11 relative au statut des Églises et des organisations non confessionnelles

Sur le fond, cette déclaration n’apporte rien de nouveau, mais marque dans la forme une évolution dans l’approche des institutions européennes en ce qui concerne les questions de spiritualité. Les relations État/Églises demeurent bien du ressort des États membres, l’UE n’ayant aucune compétence en la matière. Elle confirme surtout la puissance des lobbies religieux qui veulent se faire reconnaître par les institutions européennes et peser sur les politiques à ce niveau. Elle marque aussi la perméabilité de ces institutions et des États membres aux arguments de ces lobbies.

L’offensive suivante pour inclure les racines chrétiennes de l’UE se poursuivra lors de la discussion du Préambule de la Charte des droits fondamentaux en 2000. En 1999, l’Allemagne, pendant sa présidence du Conseil des ministres propose d’élaborer une Charte des droits fondamentaux pour l’UE4 ; son but est d’offrir un texte qui soit une référence claire et forte, compréhensible pour chaque citoyen européen. La Charte rassemble des droits existants mais jusqu’ici disséminés entre plusieurs textes (Convention européenne de défense des droits de l’homme de 1950, Charte sociale européenne de 1962, etc.) et amorce l’extension de nouveaux droits en Europe dans des domaines nouveaux tels que la bioéthique ou la protection des données à caractère personnel, le logement, l’accès aux services d’intérêt économique général. Alors que le débat s’était essentiellement porté sur les « lignes rouges » du Royaume-Uni qui tout au long de la Convention chargée d’élaborer la Charte s’est acharné à en diminuer la portée, non sans succès, lors des deux dernières séances consacrées au Préambule, les Bavarois de la CDU notamment proposèrent d’y inclure les « racines chrétiennes de l’Europe ».

Après discussions vives et fournies, notamment sur le fait que les racines de l’Europe étaient beaucoup plus diverses que les seules racines chrétiennes (païennes, musulmanes avec Andalous, les Lumières et bien d’autres) et que les institutions se devaient de rester neutres sur les questions de religion un compromis fut trouvé. Dans le texte en français (langue de base du travail) ainsi que dans la quasi totalité des autres langues, il est fait mention « de son patrimoine spirituel et moral… », en allemand et pour la seule Allemagne (pas l’Autriche) a été rajouté entre spirituel et moral le terme « religiösen » : le texte allemand est donc : « geistig-religiösen und sittlichen » que l’on peut traduire par spirituel-religieux et moral ou spirituel d’origine religieuse et moral. Chacun a son texte, chacun est content.

Pendant les travaux de la Convention qui élabora le projet de Traité constitutionnel de l’UE, il fut souvent question de la présence de Dieu ou de la transcendance dans la Constitution. Les religieux obtinrent plusieurs avancées. Le Préambule contient une référence aux religieux, le deuxième alinéa affirme : « S’INSPIRANT des héritages culturels, religieux, et humanistes de l’Europe… » ; et à coté du dialogue social et du dialogue civil, le texte ajoute un dialogue avec les Églises et les organisations philosophiques et non conventionnelles. Pour cela, la déclaration N°11 du Traité d’Amsterdam est reprise dans un article 17 du TFUE, auquel s’ajoute un alinéa précisant : « 3. Reconnaissant leur identité et leur contribution spécifique, l’Union maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier avec ces Églises et organisations. ».

Sur ce sujet, durant les travaux de la Convention, les représentants de la France furent particulièrement absents, le représentant du Sénat, originaire d’Alsace, prit même très régulièrement son temps de parole pour expliquer qu’en France il y avait un concordat avec les Églises et que ça fonctionnait très bien à la satisfaction de tous sans qu’aucun autre représentant de la France, représentant de l’Assemblée nationale ou ministre des Affaires européennes représentant le gouvernement n’intervienne pour expliciter la réalité complexe due à l’histoire européenne. Lors des travaux ce sont les représentants de la Belgique qui demandèrent que le dialogue prévu ne concerne pas seulement les Églises comme proposé initialement mais aussi les organisations philosophiques et non confessionnelles. Jacques Chirac, Président de la République, dût également intervenir auprès de la Convention pour obtenir cette adjonction.

Ce dialogue est structuré essentiellement avec la Commission européenne et le Parlement, pas du tout avec le Conseil en ce qui concerne les associations philosophiques et non confessionnelles. Tous les sujets se rapportant aux politiques communautaires sont abordés. Par exemple, une réunion avec les organisations non confessionnelles le 2 décembre 2022 portait sur la guerre en Ukraine, des questions comme le Pacte vert européen, l’éthique dans le numérique, l’immigration, la lutte contre la pauvreté ont été discutées au Parlement ou avec la Commission. Les approches des organisations philosophiques et non confessionnelles sont fondamentalement différentes de celles des Églises. La solidarité, la dignité ontologique, la laïcité d’un côté, la charité et le respect de la dignité de l’autre, car « l’homme est fait à l’image de Dieu », autrement dit une dignité attribuée donc de second ordre.

Pourquoi participer à ce dialogue ? Un seul exemple vécu au Parlement européen, lors d’un débat, le représentant de l’Église catholique, évêque, a insisté à plusieurs reprises sur le fait « que la crise en Europe était due à la laïcité », sans autre considération ; ce qui lui a valu une mise au point, à la fois sur les origines de la crise et la laïcité en lui proposant une formation accélérée à ce sujet. Les organisations laïques absentes, son opinion aurait été la seule entendue dans un Parlement qui a tendance à pencher vers les idéologies religieuses, comme nous le verrons à propos de la pratique dans le prochain article. La laïcité est une bataille aussi au niveau européen.


 

Notes :

1 L’Église catholique a entamé le procès canonique en vue de sa béatification. Le 19 juin 2021, il est déclaré vénérable par le pape François.

2 Rappelons que le Traité de Lisbonne est en fait constitué des deux traités conjoints, le Traité sur l’Union européenne (TUE) qui comprend les dispositions institutionnelles et le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE).

3 Voir l’article précédent dans le n°1036.

4 L’origine d’une Charte des droits fondamentaux revient au Forum de la Société civile européenne, crée en 1995 qui en élabora un projet qui fut soumis aux instance européennes.