Coupes sociales et soutien du FMI et de la BID
En mars dernier, Milei se vantait encore des résultats obtenus grâce à ses abattages dans les services publics, dont la suppression d’une dizaine de ministères. Il tenait le bon bout, disait-il, le pays sortait du trou, se redressait, et entrait dans le groupe des bons élèves du FMI, dont il allait recevoir 20 milliards de dollars en avril. Bien sûr, l’homme à la tronçonneuse n’allait pas s’en tenir là, et couperait encore dans les dépenses publiques, les aides sociales… L’inflation diminuerait, ce qui ouvrirait la voie à de nouveaux investisseurs. La banque mondiale et la BID (Banque Interaméricaine de Développement) accordaient à leur tour 10 milliards chacune.
Économie et corruption
Mais pendant que le Président argentin s’autoproclamait « roi de l’économie », sa sœur était impliquée dans une grave affaire de corruption.
Karina Milei
Elle n’est pas seulement la sœur du Président, elle est aussi sa confidente, sa protectrice, son bras droit, mais encore la Présidente du parti présidentiel « La libertad avanza » et, accessoirement, la secrétaire générale de la Présidence. Elle a joué un rôle dans une autre affaire impliquant directement le Président, l’affaire « Libra », et la voilà qui apparaît dans un nouveau scandale autour de l’agence pour les personnels handicapés (ANDIS). Son nom est prononcé dans des enregistrements audio qui viennent d’être divulgués et cela est d’autant plus gênant qu’il est justement prononcé par l’avocat et l’ami du Président, Diego Spagnuolo, alors qu’il était le directeur de cette agence.
Ce très proche de Milei, membre de son parti d’extrême droite, dit clairement dans un des enregistrements que Karina Milei et Lule Menem (sous-secrétaire d’État actuel de la gestion institutionnelle) touchent des pots de vin dans le cadre de contrats avec l’un des plus grands producteurs de médicaments du pays. D’après Spagnolo, la sœur du Président aurait empoché entre 500 000 et 800 000 euros de commissions… La résidence de Karina Milei a dû être perquisitionnée.
Lule Menem
L’affaire révèle la poursuite des pratiques de l’élite argentine, hier de gauche, aujourd’hui d’extrême droite. Lule Menem est le cousin de l’actuel président de l’Assemblée nationale et le fils d’un cousin de l’ancien Président de la République, Carlos Menem.
Jose Luis Espert
Et d’ailleurs, une autre affaire touche Jose Luis Espert, candidat dans la province de Buenos Aires aux élections législatives (élection de 35 députés). José Espert n’est pas n’importe qui : choisi comme tête de liste du parti présidentiel, il est aussi le président de la commission du budget au parlement, et c’est bien sûr un ami proche du Président. Pas de chance pour les combattants de la corruption : Espert a reçu 200 000 dollars d’un narcotrafiquant assigné à résidence depuis trois ans et bientôt extradé aux États-Unis. Face à la pression médiatique, Espert est forcé de jeter l’éponge, mais il laisse son parti dans une mauvaise posture à quelques jours du scrutin, sous la menace du narcotrafiquant prêt à parler et à faire « s’effondrer tout le pays » !
Des morts par empoisonnement
On peut ajouter au tableau les 124 morts empoisonnés dans un hôpital de la province de Buenos Aires par du fentanyl frelaté qui leur a été injecté au cours de leur hospitalisation. Le produit avait bien été retiré des pharmacies, mais quelques ampoules s’étaient sans doute échappées et il en reste probablement qui se promènent encore dans la nature… Les familles demandent que la vérité soit établie sur les responsabilités de chacun.
Les Argentins considèrent à 73 % que toutes ces affaires entraîneront des répercussions à l’avenir. C’est dans ce contexte qu’a eu lieu l’élection de mi-mandat.
Le doute s’installe
La « magie » de l’homme providentiel qui parle dans l’au-delà à ses chiens décédés, peine à se traduire dans la durée. Certes, dans les premiers mois de son mandat, Milei a conquis quelques observateurs et confirmé à certains de ses électeurs qu’ils avaient fait le bon choix. Ils ont en effet vu l’inflation fondre de 200 % à 30 %, le PIB reprendre des couleurs (+ 4,5 %), le peso se maintenir (après toutefois une dévaluation de 50 %). Mais, enfin, ça, c’est pour ceux qui, comme la droite et l’extrême droite européennes, privilégient les comptes et la montée des actions des possédants en ignorant la majorité des citoyens. Car ceux qui sont sous le seuil de pauvreté ou peinent à boucler les fins de mois n’ont pas encore ressenti le « miracle argentin ». Les « pauvres gens sans le sou » se disent que, pour l’instant, malgré toutes les aides que ce monsieur a reçues pour relever le pays, leur vie n’a vraiment pas changé. Mais ce n’est pas grave, puisque ces gens-là ne votent pas Milei et même souvent ne vont même pas voter.
C’est ce qu’on pouvait dire il y a six mois. Mais là, au mois d’octobre 2025, la machine économique se grippe, les scandales touchent le pouvoir et rappellent le passé tant décrié par Milei. Les questions que se posent les « pauvres gens sans le sou » viennent maintenant aussi de la base électorale du leader d’extrême droite. Et pas seulement ! Elles émanent aussi des investisseurs qui hésitent à venir s’installer. Les marchés n’aiment pas la méfiance, les patrons non plus qui exigent toujours plus de réformes sur le marché du travail et l’adoption de mesures contre l’évasion fiscale. Maintenant, ces interrogations arrivent à Milei sous forme d’invectives ou de jets de pierres quand il sort pour faire campagne. Il comprend (sans doute un peu tard) que les largesses du FMI, de la BID et de la Banque mondiale ne vont pas suffire à gagner les élections.
Des perspectives moroses
D’ailleurs, la dernière analyse du FMI sur l’Argentine projette une inflation toujours haute (autour des 30 %) et un taux de chômage à 7,5 % (beaucoup d’emplois précaires). Le panorama s’assombrit encore à la lecture de la presse locale : plus de 200 000 emplois perdus depuis l’arrivée de Milei, 50 000 fonctionnaires licenciés, le secteur de la construction et l’industrie paralysés, des retraités contraints de se trouver un petit boulot… Tandis que les investisseurs qui devaient affluer n’ont lancé que sept projets pour un total de 13 milliards.
Autre indice pour le « roi de l’économie » : son échec lors des élections de la province de Buenos Aires le 7 septembre dernier, pour lesquelles il s’était investi personnellement. Il rêvait d’arriver en tête et disait alors qu’il enfoncerait « les derniers clous dans le cercueil de la gauche ». Mais le cadavre, semble-t-il, bouge encore et récolte 47,5 % (pour Fuerza Patria) contre 33,8 % au parti de Milei (Libertad Avavanza), soit un écart d’un million de voix…
Le Parrain à la rescousse
Milei ne va pas pouvoir continuer longtemps à jouer de la tronçonneuse en racontant n’importe quoi. Personne n’a l’air très content du côté des patrons et des investisseurs. Et que dire de l’immense majorité d’Argentins qui cumulent plusieurs emplois précaires, quand ils ne dorment pas dehors le ventre vide. 38 % de pauvreté dans le pays, ça ne passe pas inaperçu pour tout le monde.
On peut imaginer la scène lorsqu’il tape à la porte du Parrain :
– Parrain, vous savez comme je vous apprécie. Bon, je sais, j’ai commis une première faute en créant cette cryptomonnaie (Libra) qui s’est révélée être une arnaque pour les souscripteurs. Je suis un peu poursuivi dans votre pays pour ça, mais, enfin, je ne les ai pas obligés à déposer leur argent ! Mais je viens vous voir pour un autre dossier plus délicat, il ne me concerne pas personnellement, mais il s’agit tout de même de mon pays. Vous savez que les « Rouges » m’ont laissé des caisses vides, une pauvreté à 50 %, une inflation à 200 % et, en plus de ça des syndicats, des retraités qui rouspètent, des Veuves de Mai qui manifestent sans arrêt, bref, ce n’est pas un pays, c’est la cour de miracles. Bon, au moins, Cristina Kirchner est assignée à résidence pour l’instant, en voilà une au moins écartée du jeu qui ne peut plus râler.
Je vous résume la situation : en 2024, j’ai tout coupé avec ma tronçonneuse, les ministères, les fonctionnaires, les dépenses de l’État, j’ai gelé les retraites, supprimé les aides, etc., et j’ai réussi à redresser la barre. Bon, c’est vrai, j’avoue : j’ai reçu grâce à vous un appui important du FMI, de la BID, et de la Banque mondiale, mais vous savez comme l’agent s’évapore.
Il me faut au moins 20 000 milliards.
– Mon bon Javier, répond le Parrain, je me souviens bien de ta tronçonneuse et du show que tu as fait avec Elon Musk lorsque tu es venu. Tu es un bon gars : tu chasses les « Rouges », tu révises bien l’histoire et tu affirmes que les tortionnaires de la dictature étaient des gars bien, je ne peux que t’en féliciter.
Je vais te prêter l’argent, 20 000 milliards tout de suite et 20 autres si tu gagnes les élections, mais… car il y des conditions : tu chasses définitivement les Chinois de ton territoire, je ne veux plus voir une seule société qui leur appartiennent. Ensuite, je veux tout ton uranium. Et ensuite mes sociétés viendront investir chez toi.
On va faire du bon boulot ensemble. Mais n’oublie pas de gagner les élections, sinon je ne serais pas content du tout.
Victoire de Milei contre toute attente
Voilà en gros ce que se sont dit les deux larrons, même si c’est un peu différemment que les journaux ont relaté l’entretien. Et, le lendemain, l’Argentine voyait les actions baisser à moins 8 %, les titres publics baisser entre 3 et 7 %, alors que l’opposition s’organisait et criait : « l’Argentine n’est pas à vendre ». Pourtant, dans ce contexte très perturbé, les résultats des élections partielles du 26 octobre ont créé la surprise : aucun institut de sondage n’avait pronostiqué une telle victoire pour Javier Milei. Son parti Libertad Avanza arrive en tête avec 40,6 %, devant le parti péroniste Fuerza Patria (31,7 %) et les partisans d’une troisième voie Provincias Unidad (7,4 %). Avec une participation de 68,4 %.
Grâce à cette victoire dans 16 des 24 provinces argentines, le parti de Milei passe de 29 à 93 députés à l’Assemblée, même si Fuerza Patria reste la première force avec 97 députés. Milei pourra sans doute compter sur Provincias Unidas (17 députés), PRO (17 aussi), et l’UCR (3 députés) pour légiférer plus aisément qu’il n’a pu le faire jusqu’à présent. En tout cas, il bénéficiera d’une minorité de blocage (soit le tiers de l’Assemblée). Au Sénat, les forces s’établiront désormais ainsi : Fuerza Patria avec 28 sénateurs, Libertad Avanza à 20, UCR+PRO à 15, Provincias et Provincias Unidas à 9.
Quels rapides enseignements tirer de cette élection ?
L’Argentine est un pays traumatisé depuis des années par les fluctuations de sa monnaie, le « peso », dont la valeur a tendance à s’évaporer jusqu’à laisser votre compte en banque à plat, comme pour un casse sans effraction. Combien de générations argentines ont vécu ce drame des économies qui ne valent plus rien ? C’était une des promesses de campagne de Milei : avec sa tronçonneuse et ses méthodes « nouvelles », il réglerait le problème de l’hyperinflation sur la durée. Nombreux sont les Argentins (notamment les jeunes) qui viennent de lui renouveler leur confiance.
Autre thème récurrent que les Argentins dénoncent et associent systématiquement aux politiques, la corruption a pesé sans doute sur l’abstention. Certains électeurs toujours plus écœurés par les « Picsous » qui dirigent le pays, tant au nom de la « liberté qui avance » que de la « Force pour la Patrie » des péronistes ont sans doute hésité à se déplacer pour voter, malgré la loi qui rend le vote obligatoire. Le score de presque 32 % d’abstention est le plus élevé depuis 1983 et le retour à la démocratie.
Ceux qui ont choisi de se déplacer n’ont probablement pas tenu compte des récentes affaires de corruption dans lesquelles sont impliqués Javier Milei et sa sœur Karina. Corruption pour corruption, 40 % d’entre eux préfèrent celui qui est actuellement au pouvoir plutôt que Cristina Kirchner, qui l’a quitté et se retrouve en prison domiciliaire.
Dès les résultats connus, Milei a remercié le Parrain pour son coup de pouce, mais il lui faut maintenant tenir la promesse qu’il lui a faite : bouter hors d’Argentine les sociétés chinoises, réserver aux États-Unis tout l’uranium et bien sûr dérouler aux sociétés étatsuniennes un tapis aussi rouge que la cravate de Trump.
