Al-Joulani, un djihadiste devenu un agent double ?
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le nouveau président syrien est un mystère personnifié. Al-Joulani est né le 29 octobre 1982 à Riyad en Arabie saoudite sous le nom de Ahmed Hussein al-Charaa. Notons que, dans cet article, nous préférons employer son nom de guerre Al-Joulani, qui illustre mieux son parcours politique islamiste… qu’il cherche aujourd’hui à gommer. Au début des années 2000, le jeune homme rejoint Al-Qaïda pour combattre le « Diable américain » en Irak. Vers 2005, après quelques combats dans le triangle de Fallujah, il est arrêté et incarcéré pendant 4 ans dans la célèbre prison américaine du camp Bucca. Ce pénitencier est supervisé par la CIA qui cherche à « retourner » des prisonniers islamistes. Al-Joulani faisait-il partie du lot ? C’est impossible à prouver. En revanche, on peut dire avec certitude que son cheminement politique postérieur est compatible avec cette hypothèse.
Libéré en 2009 du camp américain, il est envoyé en Syrie par le chef de l’État islamique (EI) Al Bagdhadi, doté de gros moyens financiers venant du Golfe, et en particulier du Qatar. Il se construit un fief dans la province syrienne d’Idlib, où trois millions de Syriens vivent sous sa férule. Il applique la Charia de manière particulièrement rigoriste contre les femmes ou les « déviants » adultères, homosexuels et autres. Mais le plus important est ailleurs : il se sépare politiquement d’Al-Qaïda et de l’EI et devient totalement autonome. Il décide de renoncer au Djihad mondial. À partir de cette époque, son champ de bataille sera exclusivement syrien. Avec un but ultime et unique : faire tomber Assad, l’allié des Russes et de l’Iran.
Al-Joulani, chef de guerre contre Assad
À partir de 2012, dans la terrible guerre civile syrienne (autour de 600 000 morts), il combat les troupes régulières nationales et celles du Hezbollah libanais venues à la rescousse du dictateur. En fait, contrairement à l’image qu’en donnent les médias des pays occidentaux, l’insurrection est presque exclusivement musulmane sunnite. Les différentes factions islamistes sont les seules présentes sur le terrain et dans les combats. Le slogan le plus populaire à l’époque n’était-il pas : « les Alaouites au tombeau, les chrétiens à Beyrouth ! » ? Une nébuleuse d’organisations musulmanes radicales est donc soutenue par l’Occident et la Turquie, membre de l’OTAN, pour contrer le Baas syrien, les Russes et les Iraniens. Curieusement, par des tirs de drones ciblés, les Américains éliminent tous les rivaux potentiels d’Al-Joulani. Cet « heureux hasard » le préserve et lui permet d’agrandir le territoire sous son contrôle.
Pendant cette période, Al-Joulani noue également des contacts étroits avec les services secrets turcs du président Erdogan. Rappelons que les « Frères musulmans » soutiennent officiellement le président turc. Bref, avant même sa conquête de Damas, Al-Joulani est americano-compatible et turco-compatible.
Al-Joulani à Damas, Israël n’a pas confiance
Les circonstances guerrières vont servir le petit potentat de la province d’Idlib. En septembre 2024, Israël passe à l’offensive à sa frontière nord et écrase les capacités militaires du Hezbollah libanais. Or, cette organisation formait la charpente de l’armée syrienne. Avec la mort de son chef Nasrallah sous les bombes de Tsahal, le Hezbollah se replie de Syrie et laisse les troupes d’Assad en déshérence. Al-Joulani a reçu du matériel militaire en nombre de la Turquie, qui tient la frontière nord de la Syrie. Il passe donc brusquement à l’offensive et le pouvoir d’Assad s’effondre comme un château de cartes en quelques semaines.
À peine intronisé à Damas, l’ancien djihadiste en cravate et costume proclame qu’il souhaite être en paix avec tous ses voisins, en particulier avec l’état hébreu. Jérusalem n’a pas confiance et flaire un double jeu, du même type que celui du Hamas à Gaza, c’est-à-dire faussement nationaliste palestinien, mais vraiment islamiste radical. Contre l’avis des Américains, l’aviation israélienne détruit méthodiquement avions, chars, canons, missiles et bateaux de l’armée syrienne afin que ce matériel ne tombe pas entre les mains du nouveau pouvoir. Par ailleurs, Tsahal franchit la frontière du Golan et occupe la zone démilitarisée depuis 1973. Elle est aujourd’hui aux portes de Damas.
Une nouvelle armée syrienne islamiste et un accord avec les Kurdes
Une des premières mesures du nouveau pouvoir d’Al-Joulani a été de dissoudre l’armée et d’en créer une nouvelle composée exclusivement de miliciens du Djihad. Armés et parfois encadrés par les services secrets turcs, ce sont eux qui sont responsables du massacre des Alaouites et des chrétiens dans la région de Tartous au début du mois de mars. Les réactions des Américains et des Européens ont été des plus mesurées et ces tueries mollement dénoncées. Très vite, les médias occidentaux ont changé de sujet : le gros titre sur le dossier syrien est passé au soudain accord entre les Kurdes et le nouveau régime.
En effet, les choses bougent très vite au Proche-Orient actuellement. De sa prison dans une île turque où il est détenu depuis 1999, le leader kurde Ocalan a proclamé en février dernier la dissolution de son mouvement armé, le PKK. Il a annoncé renoncer à la confrontation militaire avec la Turquie d’Erdogan. Cette décision, assez difficile à comprendre par ailleurs, a des conséquences concrètes en Syrie. En effet, les Kurdes très proches du PKK tiennent la région autonome du Kurdistan syrien, appelée familièrement le Rojava. Début mars, en plein massacre des Alaouites, les Kurdes décident de faire la paix avec les nouveaux maîtres de Damas. C’est une bouffée d’air frais pour Al-Joulani.
Un régime instable à Damas
Pourquoi le Rojava a-t-il tourné casaque ? La réponse est impossible à donner pour le moment. Il est en effet surprenant qu’après avoir combattu vaillamment les islamistes, les YPG (Unités de protection du peuple), les forces miliciennes du Rojava, se retournent d’un seul coup en concluant un accord avec les anciens militants d’Al-Qaïda et de l’EI !
Signalons tout de même que, dans ce combat contre les islamistes, les YPG avaient passé à l’époque un accord avec la CIA pour la fourniture d’armes et d’instructeurs. L’agence de renseignement américaine a certainement gardé des contacts au Rojava et il n’est pas impossible qu’elle ait joué de son influence pour rapprocher les points de vue entre les Kurdes et le nouveau pouvoir à Damas. Celui-ci tente également de conclure un accord avec les Druzes. Car ces derniers se sentent menacés par les islamistes et ne croient pas en leur soudaine modération. Des leaders religieux druzes ont même visité Israël pour demander de l’aide. Rappelons que Tsahal incorpore les Druzes dans son armée depuis 1948. Jérusalem a d’ailleurs annoncé qu’elle protègera les villages druzes du sud, près de la frontière du Golan, en cas d’agression. À l’heure actuelle, la communauté est divisée, une partie soutient un accord avec Al-Joulani et une autre veut la protection d’Israël.
Stabilisation ou nouvelle guerre civile en Syrie ?
Résumons la situation : Al-Joulani bénéficie du soutien pratiquement officiel des Américains et des Turcs. Leurs services secrets sont à la manœuvre sur le terrain. Par contre, depuis le 7 octobre 2023, Israël ne veut plus d’accord tacite avec les islamistes soutenus par les Frères musulmans, le Qatar et l’Arabie saoudite. Le pays est donc hostile au nouveau régime. N’oublions pas qu’avant le 7 octobre, le Qatar affirmait que le Hamas était « sous contrôle » et n’attaquerait pas Israël. Les Européens, quant à eux, restent circonspects pour le moment… les relations transatlantiques étant à l’orage. Cela dit, la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, vient tout de même d’annoncer que l’UE engageait près de 2,5 milliards d’euros en 2025 et 2026 pour aider le processus de transition de la Syrie… Une nouvelle bouffée d’oxygène pour Al-Joulani !
La situation en Syrie est un cas d’école : historiquement, les monarchies du Golfe, les Frères musulmans et plus généralement les groupes radicaux islamistes sont des alliés des Anglo-saxons, et cela depuis 1932 et le pacte anti-Komintern. Oublier cette réalité, c’est ne rien comprendre aux conflits en cours dans cette région du monde. Aujourd’hui, Trump s’est rapproché sensiblement de l’Arabie saoudite, qui accueille la conférence russo-américaine sur l’Ukraine. Le Qatar, principal sponsor du Hamas, joue les « médiateurs » pour la libération des otages israéliens. Bref, Trump semble faire les yeux doux aux milliardaires en pétrodollars des monarchies du Golfe !
Toutefois, sur le terrain syrien, Al-Joulani saura-t-il tenir ses troupes qui n’aspirent qu’à créer un état islamiste et à massacrer les minorités Alaouites, chrétiennes, druzes ou chiites ? Rien n’est moins sûr.