Pour bien comprendre ce qui se déroule actuellement dans le milieu des psychologues, qui sont en lutte, il faudrait revenir sur l’histoire de cette profession en France. Par exemple, l’absence de progression statutaire, qui se traduit notamment dans la fonction publique par les mêmes salaires depuis 30 ans ! Un chemin émaillé de multiples autres attaques, notamment en 2021 qui a vu la sortie d’un arrêté contraire au pluralisme des pratiques, et sur lequel nous ne pourrons revenir dans ce cadre limité.
Mais encore, en février 2021, par le biais d’un rapport de la Cour des comptes portant sur la santé mentale et préconisant une généralisation au plus rapide du remboursement des psychologues. C’était certainement la goutte de trop. Dans toute la France, des collectifs se sont formés, notamment le collectif manifestepsy, dont nous sommes co-fondateurs et qui connaît depuis le départ une dynamique inédite et historique dans la profession. Pour nous, la généralisation du remboursement, dans des conditions maltraitantes pour les psychologues et les patients (limitation du nombre de séance, prescription médicale, restriction du dispositif à un très faible nombre de patients, etc.), ne faisait aucun doute, tandis que le dispositif était faussement expérimenté dans quatre régions. En effet, les retours des acteurs de ce dispositif, au premier rang desquels les psychologues, n’ont pas attendu d’être pris en compte pour que le président Emmanuel Macron promette, lors des assises de la santé mentale en octobre 2021, une généralisation du dispositif début 2022. Ce dispositif porte aujourd’hui le nom générique MonPsy, ce qui indique déjà son absence de spécialisation, et la faiblesse avec laquelle il a été pensé et construit.
Pour « plaire » aux psychologues, le dispositif a été modifié à plusieurs reprises au cours des six derniers mois, soumis à un bricolage, notamment, et c’est peut-être le plus grave, de la part d’une organisation qui se voulait représentative des psychologues. Cette « négociation » avec un gouvernement d’un dispositif fossoyeur de nos pratiques, semble comme la marque d’un aveu de faiblesse, une sorte de complaisance passive et irresponsable, mais aussi et surtout une servitude qui embrasse d’une manière incompréhensible la casse du métier de psychologue clinicien.
Ainsi, de quoi « MonPsy » est-il le nom ? Quelles représentations sert-on lorsque, comme psychologue, nous acceptons d’« accompagner psychologiquement » des patients, au sein d’un dispositif contraire de bout en bout à notre déontologie ? Ou peut-être plus justement, à quoi nous participons, bien malgré nos patients ? Nous pourrions décomposer cette participation en trois ensembles : professionnel, idéologique et politique.
En premier lieu, en rognant sur notre déontologie, nous mettons en difficulté la profession dans son ensemble, ne serait-ce que dans ses appartenances identitaires fondamentales. Ce qui est visé est à terme la qualité de nos prises en charge. En acceptant d’entrer dans un tel dispositif, nous devenons de facto des accompagnateurs psychologiques, pour tout dire des exécutants chargés de traiter les « petites souffrances psychiques ». En effet, l’ensemble du dispositif s’apparente à une prescription déguisée. Limité dans ses indications aux troubles psychiques d’intensité légère à modérée, ce dispositif va à l’encontre de la probité du psychologue qui se voit refuser, par mépris de ses fonctions et qualifications, l’accueil de toutes les souffrances psychiques dont il est pourtant le spécialiste. En poussant jusqu’à l’absurde, nous devrions cesser le cours d’une prise en charge, parce que l’on se rendrait compte que la souffrance du patient est d’une autre nature que celle pour laquelle il a été inclus dans le dispositif. Voyons combien ce système est d’ores et déjà brutalisant, et singulièrement pour la personne qui n’aurait les moyens pécuniaires de poursuivre.
Que l’on pense à ce dont rend compte Zygmunt Bauman lorsqu’il aborde une vie en société devenue « liquide », qui traite les personnes comme des objets qui perdent leur utilité une fois consommée. Pour le sociologue, l’objet et le déchet sont les pôles conceptuels d’un continuum sur lequel tous les membres de la société sont placés, et sur lequel ils vont et viennent chaque jour. Avec pour corollaire une vie liquide, qui dote ce qui dans le monde ne fait pas partie du Moi d’une valeur essentiellement instrumentale. Dans ce dispositif, psychologues et patients sont évacués sitôt consommés. Cela nous met déjà sur la voie du second point, idéologique.
Comme le souligne Patrick-Ange Raoult du Syndicat National des Psychologues (communication personnelle), les psychologues se sont regroupés peu à peu pour faire émerger une identité professionnelle, différenciée des identités théoriques ou d’appartenance. Là-contre, nous voyons une organisation – qui se voulait représentative de la profession, pour autant simplement représentative de son asservissement à la politique actuelle – défendre indirectement la paramédicalisation, justifier l’absence d’accès direct au psychologue, moquer le boycott collectif (en soulignant par exemple que le boycott ne pouvait être associé qu’à des événements idéologiques graves) ou encore atténuer l’atteinte déontologique de ces dispositifs. Ces prometteurs de la « servitude volontaire », comme le souligne Raoult, sabotent délibérément la profession au profit d’intérêts personnels et/ou privés.
Le psychologue est bien entendu le grand perdant de cette servitude, devenant entre-temps un simple exécutant, chargé de conduire un « accompagnement psychologique » de huit séances par an. Qui pourrait bien penser qu’un tel dispositif conduise à un travail efficient, respectant la complexité psychique des patients ? Le psychologue devenu simple « accompagnateur psychologique » doit encore servir à « quelque chose », en l’occurrence servir un système dans lequel le médecin est imaginé pouvoir tout faire – y compris ce qu’il ne sait pas du tout faire -, mais être réputé n’avoir plus le temps de le faire. Le psychologue est donc désigné comme le professionnel qui peut faire, mais a minima, la tâche de sachants auto-proclamés, qui n’auraient donc plus le temps de faire ce qu’ils n’ont jamais su faire, parce qu’ils sont débordés par des tâches qui seraient supérieures (les « troubles graves »). Bien entendu, tout cela constitue un fantasme de toute-puissance, quand on sait aujourd’hui que les psychothérapies les plus spécialisées sont conduites par des psychologues cliniciens, qui sont formés d’une manière extrêmement pointue à tous les arcanes de la souffrance psychique, et qui continuent à se former tout au long de leur carrière avec des formations coûteuses. Mais, qu’est-ce que cela révèle en sus ? Que le soin psychique est un simple « objet à consommer », que l’on pourrait grignoter en huit séances (moins une, car la première est allouée à une « évaluation », symptôme de notre époque).
D’ailleurs, remettons tous les éléments dans leur contexte idéologique. Nous parlons bien d’un forfait pour cette série de séances, quand d’autres dispositifs du même ordre sont qualifiés en tant que « chèque-psy ». Traitons-nous psychiquement les patients, comme on délivre des forfaits auto ? Dans ce dessein, les psychologues sont de simples moyens pour « servir ». À quoi servent-ils alors ? Certainement, dans cette idéologie nauséabonde, à soutenir – au sens d’un soutien psychologique a-spécialisé -, par leurs actions – dont on utilise les compétences sans leur en octroyer les avantages que l’on donne à d’autres -, le patient pour qu’il « fonctionne ». Soit aussi, pour qu’il se maintienne, afin de continuer à travailler, et donc à consommer. Comme le souligne Roland Gori depuis de nombreuses années, nous assistons bien à une taylorisation des professionnels, qu’accompagne une normalisation sociale au profit d’une fabrique des habitus. On ne demande pas à un professionnel d’être créatif, mais d’être un instrument sur une chaîne d’actes automatisés.
Cela soutient une idéologie, très éloignée du soin psychique qui nous inspire, inscrite dans la société de consommation, et que le philosophe Baudrillard avait décrite dès 1989. Il dépeignait alors une idéologie utilitariste, non prospective, immédiate, qui a vu émerger un « individu de synthèse ». Il s’agissait pour lui de distinguer le sujet de l’individu. D’un côté, un sujet s’affronte à une altérité, avec sa subjectivité, et repose sur une fondamentale division. De l’autre, la configuration des sociétés contemporaines ne laisse plus la place ni à la division ni à la négation, formant un « individu », une sorte de monade avec ses propres images, qui fonctionne pour elle-même, et qui ne s’affronte plus à l’altérité.
Ce changement s’explique, pour une part, par un changement de culture. Tandis que la culture du sujet est une culture de l’action, celle de l’individu est une culture de l’opération. La culture intègre l’individu dans une masse, et au sein d’un réseau duquel il ne faut pas qu’il se débranche. Ce que nous pouvons retenir, c’est que cet individu-là n’est plus un sujet affronté à l’autre, ou même ayant intériorisé le groupe. Au contraire, l’individu est seul, n’a plus de détermination personnelle, et fait simplement fonction dans un ensemble. Processus qui s’est amplifié, et même radicalisé, avec l’hypermodernité. Comme le souligne en effet le psychanalyste René Kaës en 2012, les conglomérats transitoires, ou encore les réseaux de communication, n’accordent pas une place de sujet dans un ensemble, ni comme sujet social, ni comme sujet politique, ni comme acteur économique, ni encore comme sujet psychique. MonPsy s’inscrit dans ces formes de dispositifs qui valorisent l’individu au détriment du sujet. Permettre à un patient de devenir « sujet » qui pense pour lui-même, ce n’est évidemment pas ce que l’on demande à un tel dispositif ; mais simplement de venir colmater les « souffrances du quotidien » qui pourraient mettre le patient sur la voie d’angoisses existentielles plus profondes – qui appelleraient irrémédiablement un travail plus technique.
Enfin, le problème de MonPsy dépasse largement le cadre des seuls psychologues libéraux et concernera bientôt tous nos collègues, et certainement toutes les professions. Car ce dispositif est un symptôme, un zoom en quelque sorte, sur un vaste ensemble d’une « désinstitutionnalisation » des pratiques de soin, qui accompagne une externalisation du public vers le privé. Ce que le public ne peut plus absorber, le privé en est chargé, sans disposer des moyens qui le lui permettraient. Ce n’est pas au privé de venir pallier l’absence de moyens mis dans les services publics. Il s’agit d’une casse du service public, d’une volonté délibérée d’externaliser les soins, ici psychiques avec MonPsy, en omettant délibérément de remettre des moyens là où il faudrait, et en allant jusqu’à nier leur rôle, arguant que ces dispositifs remplissent un rôle inédit de gratuité des soins psychiques jamais connu auparavant dans le pays. Faire croire aux citoyen(nes) qu’ils auront enfin accès à quelque chose d’inédit nie l’existence de ce qui précède, dans notre histoire commune. Nier leur existence permet encore plus aisément de ne plus les alimenter en ressources. Et une fois qu’on ne les nourrit plus, ils peuvent alors faner dans l’indifférence quasi générale. Alors pourquoi laissons-nous faire ? Peut-être parce qu’étant ignorés par l’Etat au plus profond de leur contribution, jusqu’à leur existence même, et le rôle essentiel qu’ils occupent vis-à-vis des Français (pour les psychologues, pendant la crise pandémique par exemple), les professionnels des services publics se laissent gagner eux aussi par cette illusion, et par cette servitude.
Pour toutes ces raisons, la majorité des psychologues français a décidé de boycotter ce dispositif MonPsy, ainsi que tous les autres qui participeraient à la casse de notre métier et à la casse des services publics. En rupture avec cette servitude de la pensée, et de nos pratiques, des collectifs, des inter-collèges et des organisations professionnelles de psychologues sont en train de se regrouper sous le signe de la Convergence. Cette Convergence, qui implique le désir de converger véritablement, se constitue en rupture idéologique forte avec toutes les organisations qui présentent un enthousiasme, même modéré, par rapport à cette paramédicalisation. Il s’agit non seulement d’un pôle de résistance, mais également, demain, d’un pôle de propositions, car la lutte ne peut se faire qu’appuyer sur des projets. Résistance, projet mais encore solidarité. Albert Ciconne du SIUERPP (une organisation qui fait partie de la Convergence) évoquait (communication personnelle) qu’un seul psychologue en difficulté touchait toute la profession.
Par le biais de cette essentielle entente, le manifestepsy refuse avec force ces dispositifs, et nous demandons au gouvernement de nous recevoir :
- Afin d’élaborer un dispositif conforme à notre déontologie, à partir de nos propositions ;
- Élaborer des structures publiques de soins psychiques de qualité, adaptées aux souffrances et aux problématiques singulières de nos patients ;
- Revaloriser et augmenter les postes de psychologues dans le secteur public, la Fonction publique Hospitalière, la Fonction publique territoriale, le secteur médico-social ;
Prendre en compte la dimension psychologique en médecine et dans tous les lieux de soin. La technique ne doit jamais faire oublier l’humanité des pratiques, et les psychologues doivent être enfin reconnus pour ce qu’ils sont, les acteurs principaux du soin psychique.