Comprendre les déceptions du « printemps arabe » implique d’analyser la situation sociale et politique dans les pays arabes et/ou musulmans – et au delà

Dans un de ses textes, Tariq Mira (député algérien de Bejaïa) rappelle que Mario Vargas Llosa, futur prix Nobel, déclarait, alors qu’il devait participer à un colloque d’écrivains latino-américains « Le Mexique, c’est une dictature presque parfaite parce qu’invisible ». Il fut expulsé.
Mario Vargas Llosa disait cela malgré le fait que le Mexique pratique des élections. Mais nous savons depuis Condorcet que le suffrage universel ne suffit pas pour constituer la démocratie. Et qu’il y a bien d’autres critères : libre diffusion des idées et propositions financée par l’État à tous les électeurs sans discrimination d’émission sur tous les supports médias (internet, télévision, journaux, etc.), débat raisonné avant le vote et bien sûr assurance contre le truquage des élections. Nous savons aussi, depuis l’émergence du modèle politique de la république sociale, que cela demande aussi plusieurs conditions sociales, scolaires et éducatives, à savoir l’émergence d’une sphère de constitution des libertés (école, santé et protection sociale, services publics) dégagée de l’influence et de la tutelle des dogmes religieux, économiques et financiers avec des statuts des praticiens professionnels qui les mettent en situation d’autonomie (et non d’indépendance) vis-à-vis de l’État.

Alors qu’en est-il de la Tunisie et de l’Égypte où des élections libres ont eu lieu et où les extrêmes droites intégristes de l’islam politique sont au pouvoir ? Alors, soit certaines «  belles âmes » des pays riches s’en émeuvent mais en prenant soin de ne pas en chercher les causes néolibérales, soit d’autres « belles âmes » munichoises (1) Daladier et Chamberlain revenant de Munich en 1938 avaient sûrement trouvé en Hitler un nazisme modéré ! Heureusement que Churchill a dégainé en disant : « Vous avez voulu le déshonneur pour sauver la paix et éviter la guerre, vous aurez le déshonneur et vous aurez la guerre » ! de ces mêmes pays riches inventent les faux concepts d’« intégristes modérés » ou d’« extrême droite modérée ».
Alors qu’en est-il de la Libye où les armées des pays riches (regroupés dans l’OTAN) ont installé à la tête du pays les extrêmes droites intégristes de l’islam politique ? Le premier mot du président auto-proclamé fut d’appeler à la charia contre les femmes ! Cela a ému la « belle âme » Juppé !
Alors, qu’en est-il de l’Algérie, pays où la dictature militaire s’est alliée avec l’islam politique des « Frères musulmans » ? Sans doute, le prix du sang (200.000 morts durant la décennie sanglante) brise-t-il encore les ardeurs de changement, et la corruption et la rente pétrolière permettent-elles d’expliquer la situation. Mais c’est le pays où il y a le plus de grèves, de revendications socioprofessionnelles et d’émeutes : jusqu’à 700 par mois !
Alors qu’en est-il au Bahreïn où l’extrême droite salafiste de l’Arabie saoudite a envoyé son armée pour mater le peuple en révolte ?
Aujourd’hui, la mondialisation néolibérale a favorisé l’unification des politiques. Partout les politiques néolibérales sont à l’œuvre et ces politiques ont besoin d’un système d’alliances pour les appliquer. Partout, les néolibéraux se sont alliés avec les communautaristes et les intégristes tant religieux que financiers. Et c’est comme cela depuis la guerre d’Afghanistan en 1979 ! Voilà pourquoi on peut comprendre le paradoxe d’une montée de la sécularisation (y compris dans les pays arabes et/ou musulmans) et de l’arrivée au pouvoir des intégristes religieux et politiques. Comme le FN en France, comme les extrêmes droites populistes qui peuvent à terme arriver au pouvoir par une alliance avec la droite néolibérale.
Quand le sage montre la lune, la « belle âme » regarde le doigt : voilà qui pourrait expliquer l’aveuglement de ces « belles âmes » des pays riches. Car bien sûr, les intégristes de l’islam politique ne sont forts que parce qu’ils sont soutenus par le modèle politique néolibéral. Et si l’islam politique prend le pouvoir aujourd’hui, c’est parce qu’il s’appuie sur l’islam social qui s’est développé depuis l’arrivée planétaire du modèle néolibéral. Le modèle politique néolibéral avait comme priorité d’harmoniser les systèmes de protection sociale par le bas, de privatiser les services publics et la protection sociale pour privatiser les profits et socialiser les pertes. Eh bien pour cela, il y a une condition sans laquelle le modèle politique néolibéral ne peut pas fonctionner : remplacer le principe de solidarité des services publics et de la protection sociale par la charité des communautarismes et autres intégrismes religieux et politiques. Voilà pourquoi l’alliance des néolibéraux, des communautarismes et des intégrismes est nécessaire !
Et cela ne touche pas que les pays arabes et/ou musulmans. On comprend mieux pourquoi, en Israël, les partis intégristes islamistes, sépharade et ashkenaze font aujourd’hui plus de 20 % des voix. Pourquoi il y a une montée des extrêmes droites aux États-Unis, en Europe, jusqu’en France, une montée des extrêmes droites religieuses et politiques.
Oui, les dictatures militaires arabes, même celles qui ont réprimé l’islam politique, n’ont eu de cesse, politique néolibérale oblige, de sous-traiter les politiques sociales à l’islam social. En Tunisie, en Égypte, en Algérie, etc. Alors, quand les dictatures militaires tombent, seul l’islam social dispose d’un réseau national (aucun parti démocratique et, ou de gauche n’a de réseau national dans ces pays) et le passage de l’islam social à l’islam politique n’est alors qu’un jeu d’enfant pour ces manipulateurs. Nous ne le répèterons jamais assez : les masses populaires vont vers les extrémismes religieux et politiques non à cause d’un regain religieux ou idéologique mais quand seuls ces derniers leur permettre de survivre ! Mais c’est au prix du compromis entre les néolibéraux d’une part et les communautarismes et intégrismes d’autre part qui stipule la destruction de la sphère publique de constitution des libertés (école, services publics, protection sociale solidaire) et la sous-traitance des politiques de protection et d’aide sociales à la charité des communautarismes et des intégrismes religieux et politiques. La protection sociale solidaire publique, les politiques sociales doivent être le cœur des politiques publiques et répondre partout et pour tous à l’ensemble des besoins des citoyens et de leurs familles. La laïcité revient à garantir la liberté des cultes de toutes les spiritualités religieuses. Cette garantie est une condition sine qua non du modèle politique de la république sociale. Mais la république sociale n’a pas à sous-traiter la protection et la politique sociale ni à l’islam social, ni au catholicisme social, ni au protestantisme social, ni au judaïsme social, ni au bouddhisme social, ni à l’hindouisme social, ni au shintoïsme social, ni au capitalisme social, etc. Voilà la clé de compréhension de ce qui se passe dans le monde et notamment dans les pays arabes et/ou musulmans. Cette vérité est planétaire et concerne tous les pays à commencer par le nôtre.
Et seules les « belles âmes » font semblant de ne pas comprendre. Parce que cela nuirait à leur confort. Car les responsabilités coloniales et néocoloniales existent. Car comprendre cela obligerait « les belles âmes » à œuvrer pour créer ou recréer partout et pour tous et toutes une école publique républicaine gratuite et laïque, à réserver les fonds publics à l’école publique, à créer ou recréer des services publics et une protection sociale solidaire répondant aux besoins sociaux, à réserver les fonds publics (et donc les fonds de la sécurité sociale !) à l’hôpital public et aux structures de santé sans but lucratif : oui, il faut en finir avec les parties privées de l’hôpital public, avec le financement public par la sécurité sociale des cliniques privées à but lucratif pour les actionnaires, avec la privatisation du remboursement des soins, avec les prélèvements forfaitaires dans la protection sociale pour les remplacer par des prélèvements proportionnels ou mieux encore progressifs, etc.

Lutter pour le féminisme, la démocratie et la laïcité est une nécessité mais, en paraphrasant Jean Jaurès, à condition de lier le combat féministe, démocratique et laïque au combat social.
Voilà pourquoi « les belles âmes » qui font semblant de ne pas comprendre pourquoi nous vivons la montée conjointe de la sécularisation d’une part et des intégrismes et communautarismes religieux ou politiques d’autre part. Voilà pourquoi nous vivons la montée des dictatures néolibérales que certains croient « invisibles ».

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Daladier et Chamberlain revenant de Munich en 1938 avaient sûrement trouvé en Hitler un nazisme modéré ! Heureusement que Churchill a dégainé en disant : « Vous avez voulu le déshonneur pour sauver la paix et éviter la guerre, vous aurez le déshonneur et vous aurez la guerre » !