Interview exclusive de Rudy Reichstadt animateur du site « Conspiracy Watch – Observatoire du conspirationnisme et des théories du complot«
ReSPUBLICA : Rudy Reichstadt, depuis 2007 vous êtes le maître d’œuvre d’un site Internet dont le but affiché est de « lutter contre un conspirationnisme pathologique qui se livre à toute une série de mystifications visant à faire passer en contrebande une camelote idéologique souvent nauséabonde. » A lecture de vos publications, il semble que la matière ne manque pas et que les théories du complot touchent un arc politique toujours plus important dont on se demande si elles ne vont pas devenir la norme ? Comment expliquez vous le succès rencontré par le conspirationnisme ?
Rudy Reichstadt : Effectivement, la matière ne manque pas. Pourtant, je ne suis pas assez pessimiste pour penser que le conspirationnisme est en passe de s’imposer comme la norme. C’est un phénomène qui a partie liée avec une certaine défiance à l’égard de la démocratie telle que nous la connaissons et je crois qu’il continue, pour l’essentiel, à demeurer marginal mais il ne faut pas perdre de vue qu’il a toujours été une tentation au cours de notre histoire contemporaine et jusque dans l’enceinte parlementaire. L’un des aspects les plus préoccupants de notre époque, me semble-t-il, c’est que des thèses à la fois fantaisistes et haineuses, qui étaient marginales ou l’étaient devenues, retrouvent une nouvelle vigueur. Aucune explication de ce phénomène ne peut faire l’impasse sur le rôle d’Internet, qui agit ici comme une sorte de caisse de résonance. En quelques clics, vous pouvez désormais vous retrouver en contact avec toutes sortes de propagandes dont vous auriez peut-être ignoré jusqu’à l’existence si vous ne vous étiez pas connecté.
ReSPUBLICA : Comment expliquer que face à l’offre d’informations si importante sur Internet, un nombre croissant d’internautes finissent par échouer sur des sites qui développent des thèses jusqu’ici marginales ?
RR : Je crois que l’importance de l’offre d’informations sur Internet favorise les thèses conspirationnistes plutôt qu’elle n’immunise contre elles. Car on trouve tout sur Internet, et surtout, assez facilement ce qu’on est venu y chercher. Cela peut donc fonctionner comme une machine à renforcer vos croyances. A cela s’ajoute ce que le sociologue Gérald Bronner appelle la « libéralisation du marché cognitif ». Par analogie avec le marché des biens et des services en économie, on assisterait à une mise en concurrence des produits cognitifs (savoirs, informations, croyances, rumeurs et donc, aussi, théories du complot), avec des phénomènes de monopoles ou d’oligopoles. Le mouvement démocratique a accompagné cette multiplication des offres cognitives. Internet ne fait qu’accélérer le phénomène.
ReSPUBLICA : Doit on penser que les internautes assidus seraient plus enclin à sombrer dans la paranoïa, soit par faiblesse intellectuelle, ou parce qu’ Internet serait l’exutoire anonyme de leurs fantasmes idéologiques jusqu’ ici refoulés ?
RR : Il y a de ça. Avec l’anonymat que rend possible Internet, on peut dorénavant « se lâcher » en toute impunité. Peut-être existe-t-il un lien entre le temps passé sur Internet et la propension à adhérer à une théorie du complot mais ça ne me paraît pas du tout primordial, même si j’ai tendance à croire qu’on est mieux armé face à toutes ses choses lorsque le Net n’est pas notre seule source de connaissance. A cet égard, je crois qu’il est urgent que les jeunes – dont beaucoup font littéralement leur éducation sur Internet – en autodidactes, soient formés à l’utilisation de l’outil Internet. L’enseignement secondaire doit non seulement proposer une alternative à l’ordinateur (les livres par exemple, ça n’a jamais fait de mal) mais aussi apprendre aux élèves à se servir d’Internet, à distinguer entre les sources fiables et le reste.
ReSPUBLICA : On assiste à la reprise de théories du complot (11-Septembre, Bilderberg, tremblements de terre déclenchés par les Etats-Unis, « complot sioniste », etc.) par certains gouvernements, puis par des militants de tous bords. Sur « Conspiracy Watch« , vous relevez par exemple que Fidel Castro a récemment relayé des thèses apparues à l’origine au sein de groupes anticommunistes. Le conspirationnisme abolie les frontières idéologiques, comment expliquer ce phénomène ?
RR : D’abord, il faut bien avoir à l’esprit que le conspirationnisme est un mode de discours très répandu : qui n’a jamais émis une hypothèse conspirationniste, même sans forcément y croire, par jeu ou même pour se faire mousser dans une discussion ?
Ensuite, il convient de préciser que le discours complotiste peut être mis au service de camps politiques très différents, voire diamétralement opposés. Par exemple, il n’y a rien de commun, a priori, entre un conservateur polonais accusant la Russie d’avoir abattu l’avion du président Lech Kaczynski, un animateur de Fox News suggérant que Barack Obama aurait menti sur son certificat de naissance, ou un documentariste essayant d’expliquer que Pierre Bérégovoy et Lady Di auraient été assassinés. Pourtant, tous ont recours au même type de raisonnement (« à qui profite le crime ? » ; « pas de fumée sans feu » ; etc.) et, souvent, au même type de rhétorique consistant à inverser la charge de la preuve.
Quant au cas que vous citez, il est très symptomatique d’un anti-impérialisme démonologique qu’on rencontre aussi bien à l’extrême droite qu’à l’extrême gauche. Il consiste, pour l’essentiel, à faire porter la responsabilité de tous les maux de la planète (guerres, crise économique, terrorisme, catastrophes naturelles, morts naturelles ou accidentelles réinterprétées comme des assassinats politiques, etc.) à une élite maléfique et, à travers elle, aux Etats-Unis et, presque systématiquement, à Israël. Le phénomène n’est pas nouveau. La convergence entre « rouges » et « bruns » est un fait historique bien documenté. Aujourd’hui, dans l’espace francophone, elle est particulièrement visible sur certains réseaux « Indymedia » et au sein de la nébuleuse conspirationniste animée par le Réseau Voltaire où l’on assiste à un phénomène d’hybridation entre la vieille théorie du complot juif – clairement assumée sur les médias islamistes, comme la chaîne de télévision avec laquelle travaille Meyssan –, la théorie du complot « sioniste », qui n’en est que l’avatar contemporain (le « sionisme » étant fantasmé comme un véritable projet de domination mondiale tentaculaire), et la thèse dite du « Nouvel Ordre Mondial » sur laquelle chacun projette ses propres fantasmes. Tous se voient comme des « résistants » et, au nom de cette résistance, tout leur semble permis, y compris les alliances les plus improbables. Ils n’ont pas de projet commun ? Qu’à cela ne tienne : ce qui les réunit, c’est une haine commune. En témoigne la diversité des parcours de ceux qui gravitent autour de l’humoriste Dieudonné : non seulement le gratin de l’extrême droite hexagonale, mais aussi des suprématistes noirs, des islamistes, des anciens militants communistes, trotskistes ou écologistes, des négationnistes, des anti-vaccinations et même la secte de Raël.
ReSPUBLICA : Votre site fait un important travail de veille et de recensement, mais n’êtes-vous pas isolé sur la toile pour allumer des contre feux afin d’éviter la propagation de ces maladies du net ?
RR : Oui. Je regrette que nous ne soyons pas plus nombreux, mais hélas, je crois que c’est la loi du genre. Relayer une « bonne » théorie du complot, c’est à la fois plus facile et plus attrayant que de les critiquer. D’autant que critiquer une théorie du complot, c’est être systématiquement accusé de prendre la défense d’une thèse qualifiée d’« officielle » et par conséquent suspecté d’être à la botte des « médias-qui-mentent » et du « gouvernement-qui-manipule ». C’est pourquoi le rapport entre le nombre de sites dits de « debunking » et le nombre de sites conspirationnistes doit être de 1 à 10. Cependant, il faut mentionner sur Internet l’existence d’un site comme Hoaxbuster dont l’équipe a été pionnière dans le démontage des rumeurs, des légendes urbaines et des intox qui circulent sur le Net. Il faut, évidemment, rappeler que la presse professionnelle dite « mainstream » fait, dans l’ensemble, son travail : Le Monde, Libération, Rue89, Le Point et d’autres titres se sont par exemple tous penchés à un moment ou un autre sur les attentats du 11-Septembre en proposant une information de qualité sur cet événement et en démontant les rumeurs complotistes propagées par Thierry Meyssan par exemple – dont il faut rappeler qu’il a écrit un livre sur les attentats sans mettre un seul pied sur le sol des Etats-Unis.
Propos recueillis par Nicolas Pomiès