Fidel est mort, pas la Révolution

Texte publié sur le blog de Jacques Sapir. Jérôme Leleu, doctorant au CEMI-EHESS, écrit sa thèse sur Cuba et a eu l’occasion d’y faire plusieurs missions d’étude.

Le décès de Fidel Castro le 25 novembre 2016 marque la fin d’un personnage politique majeur de la seconde moitié du XXe siècle. Que ce soit pour Cuba, naturellement, mais aussi pour le continent américain, les pays en développement et le monde en général.

Symbole de la résistance face à l’impérialisme étatsunien, de la libération nationale de Cuba, Fidel Castro incarne la Révolution cubaine de 1959, à travers ses succès et ses échecs. Succès dans les domaines de la santé et de l’éducation dont les indicateurs sont semblables à ceux des pays développés. Et en cela Cuba est un exemple pour l’ensemble des pays en développement et montre qu’une volonté politique peut permettre de surmonter ces problématiques. Succès aussi dans l’accès à la culture, au sport. La solidarité nationale et l’organisation de l’État permettent à Cuba de faire face fièrement aux phénomènes climatiques. Ainsi, aucun décès ne fut à déplorer lors du passage de l’ouragan Matthew en octobre 2016 contrairement à Haïti ou aux États-Unis. Cuba est aussi aux premiers rangs de la solidarité internationale à travers différentes missions pérennes ou temporaires dans d’autres régions du monde. Des médecins et personnels de santé cubains sont présents depuis de nombreuses années en Haïti ou au Sahara Occidental ou ont été envoyé en Afrique de l’Ouest pour combattre Ebola ou au Népal après le séisme d’avril 2015, pour citer quelques exemples.

Les échecs majeurs de la Révolution sont souvent désignés comme économiques. Le développement économique relatif de la fin des années 1970 et des années 1980 était masqué par l’aide substantielle de l’Union Soviétique et des pays du Conseil d’Assistance Économique Mutuel (CAEM). Un secteur productif souvent non efficient, trop centralisé, ne satisfaisant pas les besoins sociaux de la population caractérise encore aujourd’hui l’économie cubaine, bridé évidemment par l’embargo des États-Unis qui dure depuis 1962.

Les nationalisations trop rapides effectuées au cours des années 1960, même dans une optique de construction socialiste, et le mépris de certaines lois économiques objectives – le professeur Bettelheim avait alerté le gouvernement cubain sur ces sujets – ont contraint le développement économique cubain et continue de le contraindre aujourd’hui bien qu’une série de réformes économiques entreprises depuis 2008 reviennent sur certaines « erreurs » antérieures. Mieux vaut tard que jamais ! On revient depuis 2013, quoique assez timidement, sur les nationalisations des PME de mars 1968, surement une des « erreurs » économiques les plus importantes de la Révolution.

Les succès sont relatifs, car toujours perfectibles, les échecs le sont aussi. Le développement du secteur pharmaceutique et biotechnologique est un succès économique, qui a, de plus, des répercussions sociales notables pour le secteur de la santé publique à Cuba et pour d’autres pays en développement et est une des réussites les plus importantes de l’économie cubaine et du système de planification. Ce dernier a aussi permis de maintenir un secteur industriel (mécanique, chimique, agroalimentaire…) après la chute de l’URSS, qui, bien que disposant d’une technologie et d’un savoir faire parfois obsolète et ne produisant pas suffisamment, peut servir de base pour un développement économique futur par l’intermédiaire des réformes économiques en cours. Les transferts de technologie et de savoir-faire potentiellement permis par l’augmentation des IDE et le processus de décentralisation des entreprises d’État, en cours depuis 2013, pourraient permettre une libération des forces productives au sein du tissu productif national.

Cuba est sortie plus ou moins volontairement de la spécialisation sucrière. Ses exportations, ou plutôt ses sources de revenus extérieurs se sont diversifiées. Mais cela est encore loin d’être suffisant. Certains secteurs exportateurs ne produisent pas suffisamment et les niveaux d’importation, surtout alimentaire, sont très élevés. La dépendance extérieure au Venezuela, croissante au cours des années 2000, fait craindre une nouvelle crise économique comme celle qui a suivi la chute de l’URSS et le démantèlement du CAEM. Les difficultés économiques du Venezuela ont fait chuter les livraisons de pétrole, en particulier depuis le premier semestre 2016, ce qui a obligé les autorités cubaines à revoir à la baisse les objectifs du plan annuel en cours d’année. Celles-ci ont conscience du danger et depuis 2014, elles cherchent à diversifier leurs partenaires économiques par exemple en renégociant des anciennes dettes (Russie, Mexique, Club de Paris…).

Politiquement, la Révolution cubaine n’a pas encore réussi à construire une démocratie « socialiste ». Les espoirs de la décennie 1960 ont été vite déçus par un système se rapprochant de celui de l’Union Soviétique au cours des années 1970 et 1980. La population cubaine est consultée lorsque de grandes décisions doivent être prises (pour la constitution de 1992 lors de la période spéciale, ou avant le VIe congrès du PCC en 2011 entre autres). Mais être consulté n’est pas délibérer[1]. La participation des travailleurs – propriétaires des moyens de production selon la constitution – au processus d’élaboration du plan est simplement formelle mais non effective et à première vue n’a pas subi d’évolution positive au cours de la Révolution[2]. Or, cette participation est garante de la propriété effective des travailleurs sur les moyens de production. La démocratie « socialiste » c’est avant tout le pouvoir des travailleurs de décider de l’utilisation du surproduit national, créé par eux-mêmes.

Les politiques économiques et sociales, surtout au cours du pouvoir de Fidel Castro, ont montré une volonté d’assurer un minimum de bien être à la population cubaine, mais dans une perspective volontariste, parfois sans réflexion sur les implications à long terme et sans suffisamment de participation de la population aux processus de décision.

Je me permets ici de citer Charles Bettelheim :

« On met en avant non le rôle des masses mais celui de la direction de la révolution incarnée par son dirigeant suprême. On tend ainsi, objectivement, et quoi qu’on puisse dire par ailleurs, à réduire l’initiative de la base au profit d’une direction centrale. C’est là un des effets de l’idéologie dominante qui est l’idéologie petite bourgeoise de l’humanisme ».[3]

Fidel Castro a peut-être trop incarné la Révolution cubaine au détriment du peuple cubain et son héritage ne peut qu’être nuancé. Le peuple cubain est rentré dans l’histoire avec la Révolution de 1959, comme il y était déjà rentré lors des luttes anticoloniales au XIXe siècle. C’est à lui que revient la tâche de surmonter les défis internes (économiques, sociaux, politiques) et externes, en exigeant sans compromission la levée totale de l’embargo étatsunien. La formation sociale cubaine conserve des bases économiques, idéologiques, politiques – peut-être imparfaites – mais qui seront nécessaires pour créer, ou continuer de construire, un modèle de développement économique et social libéré de l’exploitation, soutenable et prospère.

Notes

[1] https://www.youtube.com/watch?v=TS9SLiqlkM8. José Luis Rodriguez fut ministre de l’économie et de la planification à Cuba de 1995 à 2009.

[2] Ce constat est partagé par de nombreux universitaires cubains.

[3] Charles Bettelheim, Sur les étapes de la révolution cubaine, texte non publié, disponible dans les archives de Charles Bettelheim.