L’Allemagne ne paiera pas ! Même si on lui donne les clés du camion

L’UE est à un moment crucial (un de plus) : la Grèce pourtant exsangue semble prendre la voie de rester en zone euro, ouf ! mais il est déjà question de renflouement pour l’Espagne et l’Italie qui vont de plus en plus mal, ainsi que c’était prévisible. On préparerait des plans de sauvetage d’un montant de l’ordre de 750 milliards d’€, mais il en faudra sans doute beaucoup plus, et cela ne permettra tout juste, encore une fois, que gagner du temps. Gagner du temps, parce qu’on ne pourra encore concevoir que d’emprunter, c’est-à-dire s’endetter tous pour désendetter quelques-uns. Beaucoup plus, parce que l’austérité qui devra accompagner ces plans éventuels afin de les crédibiliser ne fera qu’enfoncer tout le monde, pays riches compris, encore plus profondément dans la dette. Nombre de dirigeants de l’UE le savent bien, mais peu encore l’admettent. Quoi qu’il en soit, l’idée de ceux qui voudraient éviter le jeu de dominos de l’austérité est alors de faire payer l’Allemagne, comme le prétendait déjà Clemenceau au début des années 20 pour financer sa politique de reconstruction avec un franc fort pour écarter l’inflation. L’Allemagne qui profiterait de l’euro, qui devrait se montrer solidaire, etc.

Mais on n’a jamais vu de vaincu faire payer le vainqueur. Et rarement l’inverse, d’ailleurs ! Le vainqueur peut toujours « se payer sur la bête », après une « bonne guerre », mais en matière internationale « civilisée », avec paiements en monnaie, un pays ne peut payer que s’il exporte, ce qui lui procure de la monnaie internationale. L’Allemagne exporte, elle a donc les moyens, et elle exporte principalement (pas loin des deux-tiers) vers les pays européens : donc elle a intérêt à payer, car l’austérité imposée aux pays de l’UE lui ferme ses débouchés.
Il semble que l’Allemagne veuille bien commencer à envisager de pouvoir payer, mais à la condition expresse que ceux qu’elle aiderait acceptent de lui rendre des comptes. La solidarité restreinte au périmètre du « Traité budgétaire ». Il est certain que si elle était avérée, l’information selon laquelle la Grèce n’aurait pas réduit le nombre de ses fonctionnaires, ainsi qu’elle s’y était engagée en contrepartie de l’aide reçue, n’aiderait pas l’Allemagne à « confier sa carte bleue ». Les réticences allemandes tiennent notamment à l’idée libérale que la discipline des coûts et le libre-échange sont la condition de la vérité des prix et du retour à la croissance. Mais, contrairement à ce que prétend l’idéologie du marché, il n’est pas un mécanisme d’équilibre, mais de pouvoir, et l’échange n’est pas gagnant pour tous, ne serait-ce que parce que tous ne peuvent pas être exportateurs nets en même temps.
Le « grand marché » devait homogénéiser l’espace européen et la monnaie unique renforcer cette marche vers l’intégration. Le principe était que l’impératif d’être concurrentiel contraindrait chacun à tenir ses coûts, à commencer par les coûts salariaux, la contrepartie étant que les gains de l’échange feraient converger les différentes économies. La crise de l’euro met en danger l’UE elle-même, et donc la stratégie d’intégration des pays européens dans la mondialisation via le marché « libre et non faussé ». De là, si on comprend que la crise de l’euro est la crise de la forme libérale d’intégration dans une économie mondiale capitaliste en crise structurelle, on comprend que regarder la crise de l’euro par le petit bout de la lorgnette conduit à la traiter en elle-même par des réformes cosmétiques et ne peut que générer l’échec à maîtriser le cours des choses.
Toute stratégie de sortie de crise ignorant la vraie nature de la crise de la dette et de l’euro propose différentes solutions techniques qui ne sont que cautère sur jambe de bois, parce qu’elles impliquent toutes, en dernier ressort, une Allemagne qui ne paiera pas, non point parce qu’elle ne le veut pas ou parce qu’elle ne le peut pas, mais parce que les lois de l’économie capitaliste s’y opposent. Elle paie déjà, mais elle cherche à donner les clés du camion à la bureaucratie européenne, pour faire payer les peuples. Seule l’implosion de l’euro permettra et imposera la reconstruction de l’UE sur d’autres bases, saines, celles de la démondialisation.

I. La vraie nature de la crise de la dette et de l’euro

L’Allemagne veut faire payer les peuples cigales. Mais d’où vient leur dette ? (qui assure des débouchés aux fabricants d’armes, etc.). Et d’où vient le pouvoir de l’Allemagne d’imposer ses choix économiques et sociaux ?

a- La crise de la dette, symptôme d’une « grande crise » du capitalisme

L’enlisement de l’euro résulte d’une profonde erreur d’analyse des causes de sa crise. La crise européenne a d’abord été attribuée au laxisme des gouvernements devant les effets de la crise financière de 2008 : le choix de la vie à crédit au lieu des efforts de rigueur nécessaires pour rétablir la compétitivité et financer le modèle social. On a ensuite mis l’accent sur les défauts de gouvernance de l’euro et l’incapacité des européens à prendre le problème à bras le corps, la politique des petits pas les condamnant à toujours courir après les événements.
C’est là confondre la réalité de la crise, qui s’enracine dans l’inefficacité de l’appareil productif, et sa manifestation, l’endettement. Cela ôte à l’expert toute capacité de prévision du cours des événements et le condamne à changer de monture au fur et à mesure que son argumentation se révèle fausse. Il perd toute maîtrise du cours des événements.
La compréhension de la nature capitaliste de l’économie dite de marché permet de dire que la crise est mondiale, et non seulement européenne, preuve en est, si besoin, l’attention que portent les EU et la Chine aux événements en Europe. Les stratégies nationales de ces deux pays seraient en effet directement contrariées par une éventuelle chute de l’euro : les É-U tentent de redémarrer par une politique monétaire de dépréciation du dollar, tandis que la Chine doit continuer d’exporter pour maintenir son taux de croissance.
La dynamique d’une économie capitaliste réside dans la valorisation de l’argent engagé dans le circuit : les banques commerciales prêtent aux entreprises l’argent dont elles ont besoin pour fonctionner ; si elles sont compétitives et vendent leur production à prix suffisamment rémunérateur, les entreprises remboursent le capital emprunté augmenté de l’intérêt prélevé sur leur profit. L’argent étant la contrepartie de la richesse réelle, la crise manifeste alors l’incapacité des entreprises à créer de la richesse de manière économiquement rentable, ce qui obère la rentabilité financière qui seule intéresse les actionnaires. La réaction logique de base est de retrouver la compétitivité par la baisse des coûts salariaux : ce que l’on appelle rigueur ou austérité, selon le camp d’où on parle, et que l’Allemagne présente comme réformes structurelles pour la croissance. La premier réflexe est de licencier, pour abaisser la masse salariale, l’armée de réserve ainsi constituée faisant pression pour que les encore salariés acceptent la modération. En même temps, on s’attaque aux services publics, c’est-à-dire à la redistribution, le modèle social étant alors mis en cause, parce que trop cher, trop protecteur, etc.
S’il veut éviter de trop matraquer (fiscalement, socialement, etc.) le peuple, un pays soumis à un étalon monétaire international (l’or avant-guerre, le dollar après) peut dévaluer pour tenter de stimuler ses exportations. Mais la dévaluation renchérit les produits importés, ce qui pousse les prix nationaux à la hausse et induit des revendications salariales. Si la crise est structurelle, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas que d’une question conjoncturelle, et que les gains de productivité ne suffisent plus à compenser la hausse des salaires, cela enclenche la spirale inflation-dévaluation (comme ce fut le cas dans les années 70). Les années dites « piteuses » furent ainsi des années de stagflation, avec la concomitance de l’inflation, qui ronge l’épargne, et du chômage, tous deux mettant à mal la cohésion sociale.
Un pays qui n’exporte pas parce qu’il est trop cher et qui veut éviter les troubles sociaux, ne peut alors que se tourner vers la dépense publique, afin de soutenir la croissance et l’emploi. S’il peut emprunter, il risque de s’engager dans une vie à crédit permanente si sa difficulté à exporter n’est pas conjoncturelle mais structurelle. En effet, si ses structures productives ne sont pas adaptées à la demande mondiale (s’il est spécialisé dans des biens que peuvent produire les pays à bas salaires) ou si ses réseaux commerciaux sont inefficaces, les débouchés sont indépendants du niveau des prix. Dans ce cas, si l’État s’endette en espérant que l’économie va repartir alors qu’il s’agit d’une « grande crise », comme dans les années 20-30 ou comme depuis la fin des 30 glorieuses, c’est sans espoir.
Même si on dit souvent, en référence à Keynes, que la dette de l’État n’est pas de même nature que celle d’un ménage, parce que « les ménages dépensent ce qu’ils gagnent, tandis que les entreprises gagnent ce qu’elles dépensent » (Kalecki). C’est vrai si l’offre est élastique, si elle peut suivre la demande : par exemple l’Italie du textile est capable d’inonder très vite le marché dès qu’une tendance apparaît. Mais il faut que les entreprises soient capables de produire plus sans accroître les coûts, voire puissent les réduire. En cas de crise structurelle, la dette publique ne peut être considérée comme un instrument d’action positive. Tout au plus un palliatif momentané. Qui aggrave le mal et qui soumet à la loi du plus fort, l’exportateur, le créancier.
Pour emprunter, un pays maître de sa monnaie peut s’adresser à sa banque centrale, ce que l’on appelle « faire marcher la planche à billets » : le pays se fait crédit à lui-même. En cas de crise structurelle, la création monétaire souveraine permet l’inflation et participe à l’euthanasie du rentier. Dans le cadre de l’euro, système d’étalon à parités irrévocablement fixes, dont la mise en place avait pour objectif d’empêcher la dévaluation et de protéger l’épargnant, la banque centrale ne prête pas aux États (en principe) et ledit pays n’a d’autre solution que d’emprunter aux « marchés », pour autant que ceux-ci aient confiance. Mais l’appel aux marchés, c’est la revanche du rentier, qui pourra faire payer le prix fort et imposer ses choix à l’État : austérité salariale, rigueur sociale, etc. Ainsi, au tournant des années 80-90 les partenaires de l’Allemagne ont subi « l’étau des taux », serré par le SME (système monétaire européen) après que l’Allemagne eut réagi par la rigueur aux crises générées par la politique de Reagan aux É-U. La bureaucratie étatico-financière reçoit alors les clés du camion dans la mesure où elle gère les affaires de l’État dans le sens bien compris des intérêts de la finance contre ceux des peuples. Les pays économiquement faibles sont condamnés à appeler au secours et abandonner leur souveraineté. Les élites dirigeantes n’en sont pas plus affectées et acceptent sans peine de voir la Troïka s’installer à chaque chute d’un domino.

b- L’euro ou la loi du plus fort

En effet, l’euro, monnaie unique, est une source de concurrence et non de solidarité entre les pays qui adhèrent à la zone. Selon la doctrine libérale, la concurrence « libre et non faussée » entre agents économiques garantit que le marché met en harmonie tous les plans d’actions individuels. Mais la doctrine libérale est fondée sur une théorie économique dans laquelle la monnaie est réduite au statut de pur véhicule du pouvoir d’achat des uns ou des autres, le seul critère de gestion de la monnaie étant d’éviter l’inflation, qui fausse le calcul économique des épargnants, ou la déflation, qui fausse celui des producteurs (par excès ou défaut d’émission). Cette doctrine nie la nature nationale de la monnaie, elle nie les frontières, elle nie les politiques étatiques actives, en un mot elle nie la politique et la souveraineté du peuple.
Or, même si la monnaie est unique, elle met en compétition les différents États, dans la mesure où les critères de Maastricht imposent, via la concurrence « libre et non faussée », en échange des avantages de la monnaie unique, la rigueur budgétaire et salariale. Avantages, en effet, puisque tous les agents des pays de la zone peuvent emprunter à des taux déterminés par les performances économiques de la zone, donc des taux tirés vers le bas par les pays compétitifs, exportateurs et à croissance forte. Et les États profitent de la crédibilité globale de la zone, crédibilité qui dépend du respect des critères de Maastricht (inflation, déficit et dette publics). Ces avantages n’ont pas duré.
Car la monnaie unique a vocation à être une monnaie forte, tirée par les exportations des plus forts, ceux qui ont des avantages structurels dans l’échange international. Cela induit un problème de débouchés pour les moins forts, puisqu’ils doivent être compétitifs au sein de la zone ou vendre cher hors Europe. Ainsi, l’euro impose la rigueur salariale, puisqu’il n’y a plus la possibilité de dévaluer pour éviter le déficit commercial. C’est la désinflation compétitive permanente, dans le prolongement de la stratégie adoptée en 83 par la France pour ne pas quitter le SME. Aujourd’hui imposée par l’adoption de l’euro, la contrainte est encore plus rigide.
La crise économique va renforcer encore ladite contrainte, de par le caractère national des systèmes bancaires, et donner du poids à l’Allemagne. En effet, chaque pays conserve sa banque centrale et les européens ont dû mettre en place un système de règlements intégré au sein de la zone, Target pour simplifier. Et avec la crise, ce système n’est plus équilibré, car il devient un système implicite de transferts vers les pays en crise de la dette souveraine.
En effet exporter crée une créance sur le pays importateur : si la Chine vend des ordinateurs aux É-U, elle reçoit des dollars de l’entreprise importatrice, qui a payé son achat, certes, mais ses dollars sont désormais une créance sur les É-U. La Chine peut les utiliser pour acheter des Boeing, par exemple, et les ordinateurs sont payés par une richesse réelle. Elle peut aussi les utiliser pour acheter des BT US, c’est-à-dire remplacer la créance initiale par une autre créance, financière (ou, de même, via une entreprise chinoise qui prendrait une participation dans une entreprise US). La Chine peut aussi utiliser ces dollars auprès de tout pays les acceptant en paiement.
Ce qui vaut pour les biens et services vaut pour les capitaux : acheter des titres étrangers induit de la même manière des créances internationales même si les transactions entre agents sont soldées. Si des flux entrants de capitaux compensent le déficit commercial, la balance des paiements est équilibrée. Un pays qui a une balance des paiements excédentaire accroît le stock de devises dans le bilan de sa banque centrale, ce qui permet au système bancaire d’émettre plus de monnaie, ce qui devrait, selon le principe monétariste, faire monter les prix, réduire les exportations et rétablir l’équilibre. Mais ça ne fonctionne pas tout à fait comme dans les manuels d’économie : si la crise est structurelle, les pays déficitaires ne se rétablissent pas (voir l’échec des dévaluations de la fin des trente glorieuses). Il y a alors une créance permanente, qui ne peut que s’accroître, des pays excédentaires, qui deviennent de plus en plus forts, sur les États en difficulté, toujours plus affaiblis.
Une zone monétaire de type étalon or du XIXe ou bloc or des années 30, imposait au pays leader de financer les déséquilibres au sein de la zone. Pour éviter les troubles consécutifs à l’incapacité du leader et à son refus de continuer à tenir la zone à bout de bras, Keynes avait imaginé, et proposé à Bretton Woods, le bancor, une monnaie purement véhiculaire, réservée aux paiements internationaux. Dans l’esprit de Keynes, elle permettait aux pays en déficit de rétablir leur situation dans les échanges sans devoir adopter une politique d’austérité interne porteuse de chômage et de risques sociaux. Il était dans l’illusion d’un monde capitaliste potentiellement homogène et qui le deviendrait pourvu qu’il soit bien gouverné. De la même manière, les élites européennes cherchent aujourd’hui des solutions purement techniques pour sauver l’UE de dangers qu’elle génère par sa construction même.
Alors que l’euro bute sur le même problème que la monnaie-marchandise hier, et le pays leader de la zone, l’Allemagne doit par construction payer pour les autres, comme la Grande Bretagne de l’étalon or ou la France du bloc or, et pas plus qu’elles, elle n’en a réellement les moyens. L’Allemagne ne paiera pas pour ne pas se noyer avec les autres.
En effet, au sein de l’eurozone, la monnaie est certes unique, mais sa création reste nationale : les banques françaises créent les euros pour la France, les grecques pour la Grèce, etc. Quand un importateur français achète une machine-outil allemande, il envoie un chèque au fabricant, qui lui le dépose à sa banque ; cette dernière, allemande, détient ainsi une créance sur la banque émettrice du chèque, française. Si cette créance est compensée par une entrée en France de capitaux allemands (par exemple des achats de bons du Trésor par quelque banque allemande qui a ses euros à placer), les comptes du système Target constatent un équilibre global de la balance des paiements française. La Banque de France refinance alors les besoins des banques des importateurs de marchandises avec les excédents des banques des importateurs de capitaux.
Le problème de la dette se pose dès que la crise éclate : en 2007 la crise financière a mis en danger les banques des pays les plus fragiles (on ne dit plus les PIGS, mais les GIPS), les capitaux ont fuit ces pays risqués et sont allés se placer en Allemagne (qui peut maintenant emprunter à taux négatifs, alors que les GIPS, mais bientôt l’Italie, n’ont plus accès aux marchés financiers qu’à des taux quasi-prohibitifs). Résultat, les banques allemandes gavées d’euros ont des réserves énormes auprès de la Bundesbank, tandis qu’à l’opposé, les banques commerciales des pays déficitaires sont sans ressources puisque désertées par les placements qu’elles avaient reçus. Les autres banques centrales nationales de ces pays ont dû refinancer leurs banques, ce qu’elles n’ont pu faire qu’avec le soutien de la BCE. Pour sauver le système, celle-ci a en effet accepté de les refinancer à son tour, en recourant à des « procédures non conventionnelles ». Comme cela accroissait la masse monétaire dans les pays déficitaires et pour éviter de libérer les forces inflationnistes, elle a en conséquence freiné d’autant la création monétaire dans les pays excédentaires.
Au total, d’une certaine façon, l’Allemagne paie, puisqu’elle est la principale garantie de la BCE : les prêts de l’UE (via la BCE) aux pays en difficulté sont en réalité des prêts allemands, dans la mesure où il est clair qu’elle sera le dernier domino debout. Avec l’aggravation de la crise de la dette, la situation est désormais intenable, mais les solutions proposées ne sont guère plus viables, puisque toutes reviennent à vouloir faire payer l’Allemagne, qui n’en a plus les moyens.

A suivre dans ReSPUBLICA.