Une question à Elena Pasca pour une appropriation citoyenne de la techno-science

ResPUBLICA : Madame Elena Pasca, vous êtes philosophe et vice-présidente de la Fondation Sciences Citoyennes et animatrice du blogue Pharmacritique.Vous êtes comme ,le nom de votre site l’indique, critique des pratiques des laboratoires pharmaceutiques mais plus largement critique de la manière dont s’organise l’offre de soins découlant de la recherche scientifique.
Pourtant vous ne refusez pas radicalement la science et la médecine allopathique et militez pour une appropriation citoyenne de la techno science. Votre position est elle entendue dans cette période où les scandales autour du médicament (Mediator) et les catastrophes électronucléaires semblent donner naissance à une tentation d’abandon de la science ?

Je répondrai à l’aide d’exemples, pour ne pas rester dans le discours abstrait.

Le problème essentiel n’est pas tant la manière dont s’organise l’offre de soins. C’est de savoir si la recherche scientifique est fiable ou non, donc si on peut fonder sur elle des recommandations de santé publique, des pratiques de soin, des traitements… Commençons par la source du problème : le financement industriel, de plus en plus présent parce que l’Etat se désengage et que la droite impose les partenariats public – privé qui ne sont qu’une façon déguisée d’instrumentaliser la recherche publique à des fins de profit privés. On ne fait plus de la science, mais de la technologie, on n’avance plus, malgré les apparences. Car les laboratoires ne financent pas la recherche fondamentale, qui produit des connaissances et permet des innovations et un progrès thérapeutique ; non, ils financent des recherches appliquées, des technologies dérivées des connaissances du passé, aux objectifs limités, de façon à obtenir très vite des produits brevetables. Dans le domaine pharmaceutique, il ne s’agit le plus souvent que de médicaments à peine différents des anciens … On parle depuis 15 ans de l’arrêt du progrès thérapeutique, et c’est le marketing qui l’emporte sur la recherche et le développement, de façon à vendre de l’ancien à peine modifié comme s’il était « révolutionnaire ». Les études socio-économiques du secteur pharmaceutique montrent cela chiffres à l’appui. Vous remarquerez au passage le dévoiement des termes, symptomatique de ce règne du marketing.

Ce financement industriel crée des conflits d’intérêts et divers biais plus ou moins conscients qui déforment la recherche et permettent sa manipulation. De plus, les moyens d’information sont eux aussi détenus par les industriels, qui ne publient que les études qui leur sont favorables et financent aussi la formation médicale continue à 98%. Le système est verrouillé par la présence, à ses articulations stratégiques, de leaders d’opinion ayant des conflits d’intérêts, que certains appellent « dealers d’opinion ». Toute la filière est ainsi sous contrôle de l’industrie pharmaceutique, au point que l’on parle de ghost management : une gestion invisible, mais omniprésente de toutes les dimensions du système de recherche, de formation et d’information santé. C’est de la désinformation organisée.

Alors les pratiques médicales, les soins dont vous parlez, qui se basent sur une information biaisée, sur des recommandations élaborées par des leaders d’opinion VRP des firmes peuvent-elles être rationnelles ? Nous en avons l’impression, car ces experts occultent les intérêts économiques en “traduisant” le tout en langage scientifique, qui paraît neutre aux hommes politiques dont les décisions se basent sur les expertises… (Sans oublier les conflits d’intérêts des élus eux-mêmes, nous pourrons en parler).

C’est tout l’enjeu de la santé individuelle et publique : un usage rationnel des médicaments, un système rationnel de soins, sur des bases scientifiques non biaisées et non pas selon les desiderata du marketing…

Ce sont les drames humains répétés – conséquences de cet usage irrationnel du médicament et du dévoiement actuel de la médecine – ainsi que les révélations des conflits d’intérêts dans des affaires telles que le Médiator ou la grippe A qui détournent de plus en plus d’usagers de la médecine, de la science en général.

Les usages illégitimes de la science – à l’instar des « prévisions » dignes de Madame Soleil sur les dizaines de milliers de morts à venir avec la grippe AH1N1– la discréditent et la délégitiment aux yeux de citoyens qui ne font pas la différence entre science et scientisme. Or c’est le scientisme qu’il faut combattre, pas la science. Et il faut distinguer celle-ci des technosciences, qui sont des applications limitées, généralement industrielles, pour un profit immédiat. Mais de nos jours, on légitime ces technosciences en termes éthiques, comme si chaque nouveauté technologique était un progrès scientifique et humain et qu’il fallait l’accepter en restant dans ce schéma illusoire d’un progrès linéaire et continu (« croissance »…). Or ces technosciences induisent des changements importants dans nos modes de vie, dans la socialité et l’organisation des sociétés. Est-ce cela l’éthique et le débat citoyen : trouver des rationalisations et justifications après coup ? Car les pouvoirs publics organisent des débats – comme pour les nanotechnologies – alors que les décisions sont déjà prises, les investissements déjà faits…

Il faut expliquer tout cela, rappeler que science et éthique allaient de pair aux débuts de la philosophie, et que c’est à nous, citoyens, de combler cet abîme entre les deux créé par le marché capitaliste qui veut des applications technologiques en permanence, pour s’assurer des profits permanents.

Aux citoyens d’exiger un encadrement éthique de ces pratiques, de se saisir de leurs capacités décisionnaires en amont, par des moyens de démocratie participative à mettre en place d’urgence. La République n’existe que lorsque les individus exercent leur citoyenneté dans un espace public politique qui leur permet de se construire et de construire la communauté politique en transformant leur capacité en activité réelle, dans l’exercice d’une intersubjectivité qui est par ailleurs le sens premier, politique et moral, d’ « intérêt » : inter-esse.

Un mot pour répondre sur la « tentation d’abandon de la science » que vous évoquez. Elle a toujours existé. L’anthropologie culturelle l’a identifiée comme une opposition structurante de la culture, déclinée de plusieurs façons: opposition entre cœur et raison, âme et conscience, vie et concept…

Parlant d’usages rationnels et légitimes de la science, n’oublions pas que la science médicale est plus vulnérable aux idiosyncrasies, aux opinions personnelles non universalisables, qui voudraient s’imposer telles quelles, sans passer par la réflexion, par le débat citoyen et les abstractions successives qui permettent de dégager des intérêts universalisables à partir de points de vue individuels particularistes. Nous devons faire attention à l’impact des idéologies, de la foi et des croyances qui déterminent largement l’attitude de chaque individu face à la maladie, sa compréhension de la « santé » et d’une « normalité » souhaitable. Cette attitude est trop souvent imperméable aux argumentations rationnelles et ne fait pas toujours la part des choses entre opinion non réfléchie et avis en connaissance de cause, entre foi et savoir, pour le dire simplement. De façon très schématique et polarisée, on peut parler d’un irrationalisme qui a toujours été présent dans l’histoire, mais qui s’est accentué avec l’avènement de la modernité, en réaction aux conséquences de l’omniprésence de la technique et des sciences. Cet irrationalisme est l’inverse symétrique du scientisme. Deux extrêmes qui se rejoignent dans une dialectique des contraires, qui se nourrissent l’un l’autre… Il faut le souligner parce que chaque dérapage scientiste accentue la réaction et la légitime. Et vice versa.

Mais outre les extrêmes, il existe une façon plus insidieuse d’instrumentaliser la science au profit des idéologies, ou de mêler croyance et savoir. C’est désormais une pression conformiste se présentant comme le contraire des dogmes scientistes et proposant une sorte de dogme inversé : l’obligation de l’« ouverture » à tout ce qui est exotique, non occidental, traditionnel, non technique, naturel… Ses contours flous n’en font pas moins un dogme. Et il est étonnant de voir que les tenants d’un tout-naturel qui critiquent à juste titre l’évaluation insuffisante des médicaments et les conflits d’intérêts des médecins acceptent sans broncher qu’on autorise des produits de phytothérapie ou d’homéopathie et des méthodes exotiques sans aucune évaluation scientifique. Ils ne se préoccupent pas des conflits d’intérêts de ces laboratoires-là, ni de la désinformation qu’ils génèrent, eux aussi.

Contrairement aux apparences, entretenues par une excellente communication, il ne s’agit majoritairement pas de producteurs isolés, désargentés et désintéressés. Boiron (leader de l’homéopathie) aurait de quoi financer des études cliniques sur ses « médicaments » homéopathiques, dont les tenants eux-mêmes ne s’accordent pas pour dire s’il s’agit de science ou d’un effet que la science n’arrive pas à saisir. Ne serait-ce que parce que la collectivité rembourse, on est en droit d’avoir des études faibles et des preuves, et pourquoi pas un paradigme théorique alternatif, si celui de la science actuelle n’est pas à la hauteur.

Le milieu médical et para-médical alternatif entretient l’impression d’indépendance, de mille courants et pratiques qui se rejoindraient objectivement. Mais l’investigation montre une réalité différente, à l’instar des réseaux de petites firmes formant l’empire du Dr Mathias Rath, qui véhicule des idéologies identifiables même politiquement et a des moyens considérables d’imposer ses produits. Au risque de couler le journal, il a intenté un procès en diffamation exigeant des dommages punitifs à un journaliste de The Guardian, qui s’était interrogé sur l’efficacité d’un produit « alternatif »… Gare à la censure qu’entraîne doucement cette pression conformiste, malgré les apparences qui stylisent les médecines douces en éternelles victimes de l’oligopole pharmaceutique.

Mon intention n’est pas de contester les « alternatives », simplement de dire que, si l’on veut parler d’éthique et de savoir, il faut raison garder et ne pas accepter dans son camp idéologique ce qu’on critique chez le camp d’en face (absence d’évaluation, opacité, censure…). La frontière ne devrait pas être de nature idéologique, s’agissant de savoir !

Propos recueillis par Nicolas Pomiès

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