La question des urgences ne peut être résolue sans que soit traitée celle de la capacité de la médecine de ville

Article publié dans Le Monde le 14 septembre 2019.

Le monde hospitalier est en ébullition. Au lendemain des annonces de la ministre de la santé, le collectif Inter Urgences, à l’origine constitué de personnels soignants paramédicaux, a réuni le 10 septembre son assemblée générale, à laquelle de nombreux médecins ont participé. Selon le collectif, 249 services d’urgence étaient en grève, soit la moitié des services d’urgence publics. L’été et la rentrée ont également vu la publication de plusieurs tribunes et reportages attirant l’attention sur la gravité et le caractère structurel de la crise. Deux ouvrages publiés récemment par des chercheurs en sciences sociales permettent de rendre compte des enjeux et d’envisager des solutions pour bâtir l’hôpital – et le système de soins – du XXIe siècle.

Le premier, intitulé La Casse du siècle. A propos des réformes de l’hôpital public (Raisons d’agir, 192 p., 8 €), de Pierre-André Juven, Frédéric Pierru et Fanny Vincent, met en évidence les limites de la thèse répétée ad nauseam par un certain nombre d’experts et de responsables administratifs et politiques selon laquelle « les difficultés de l’hôpital public ne viendraient pas d’un manque de moyens financiers, matériels et humains, mais d’un problème d’organisation et d’efficience », comme le résument les auteurs. La froide analyse des chiffres dit tout autre chose : les capacités d’hospitalisation ont été drastiquement réduites depuis une décennie ; en vingt ans, le nombre de passages aux urgences a doublé, passant de 10 à 21 millions ; entre 2005 et 2009, l’activité dans le secteur public hospitalier a augmenté de 11 %, mais l’emploi de 4 % seulement.

Conséquences : les soignants sont à bout ; les paramédicaux finissent par adopter des dispositifs à la limite de la légalité, qui allongent démesurément leur temps de travail (la journée de 12 heures, par exemple, étudiée par Fanny Vincent) en partie pour échapper à la dégradation de celui-ci ; la maltraitance supportée par les soignants rejaillit sur les patients eux-mêmes. Les conditions d’exercice du travail des personnels médicaux et paramédicaux de l’hôpital public se sont considérablement dégradées depuis des années, comme le montrent les enquêtes « Conditions de travail » du ministère du travail. Les personnels de la fonction publique hospitalière sont ainsi presque 40 % à déclarer « devoir faire trop vite, toujours ou souvent, une opération qui demanderait davantage de soin », contre une moyenne de 27 % pour l’ensemble des salariés.

Comment en est-on arrivé là ? Deux réformes ont, selon les auteurs, été décisives : celle du financement, avec la fameuse tarification à l’activité entrée en vigueur en 2004, et celle de la « gouvernance », en 2009, qui a considérablement accru les pouvoirs dévolus aux directions d’hôpitaux au détriment des médecins. Mais l’essentiel est que ces deux réformes se sont inscrites dans un contexte bien particulier, celui du « New Public Management », un courant de pensée qui abhorre les structures publiques et plus encore la dépense publique et qui, dans le cas qui nous occupe, a considéré le resserrement de la contrainte budgétaire comme une occasion d’inciter les agents hospitaliers à se réformer eux-mêmes. Les ravages de cette doctrine – dénoncés de longue date par les sociologues – commencent à être reconnus.

Il est grand temps, car elle est parvenue à détourner l’attention de la question principale : la cohérence générale du système de santé français, et notamment l’articulation entre les établissements de soins et la médecine de ville. La question des urgences ne peut en effet être résolue sans que soit traitée celle de la capacité de la médecine de ville ou du système social et médico-social à accueillir la partie de la population qui se rend directement à l’hôpital faute d’autres solutions.

C’est là que le second ouvrage, Vers une médecine collaborative. Politiques des maisons de santé pluri-professionnelles en France (PUF, 240 p., 21 €), de Nadège Vézinat, est particulièrement intéressant puisqu’il analyse les avancées et les résistances au développement de structures qui seraient susceptibles, sous réserve des adaptations nécessaires, d’accueillir une partie de cette population.

Une telle réforme, indispensable, ne suffira néanmoins à régler ni le problème des urgences, ni – car il ne s’agit que de la partie immergée de l’iceberg –, celui de l’hôpital. L’hôpital doit-il être un lieu de passage hyper-technicisé d’où les patients repartent le plus vite possible, ou doit-il continuer d’assurer des fonctions d’accueil et deprise en charge, qui risquent sinon d’être captées par des structures privées sélectionnant leurs clients par l’argent ? Répondre à cette question nécessite sans doute de choisir entre la désormais vieille doctrine du New Public Management – qui voudrait que l’efficacité soit toujours du côté des structures privées – et une vision renouvelée du service public, fondée sur la prise de conscience du coût politique et social des inégalités et sur la reconnaissance de l’utilité de la dépense publique.

La promotion d’une telle vision est actuellement renforcée par une convergence, assez rare pour être soulignée, entre les différentes catégories de personnels soignants qui travaillent à l’hôpital et les syndicats et les collectifs à l’origine des mobilisations.

Un tel mouvement mérite une réponse à la mesure de la crise : la remise en cause du discours selon lequel l’hôpital public français serait trop cher (alors qu’il ne représente que 3,6 % du PIB contre 4,1 % dans les autres grands pays européens) ; l’évaluation – organisée et contrôlée par les soignants eux-mêmes – des moyens financiers et humains qui leur sont nécessaires pour réparer un système de santé auquel les Français sont viscéralement attachés.