La question sociale à l’heure du Covid-19, ou la dictature de l’intérêt commun

Pour la société, les crises politiques, économiques et sanitaires sont idiosyncrasiques parce qu’elles renvoient à toute une série de questions concernant la cohésion sociale, les relations entre classes sociales, les rapports que chacun entretient avec son environnement immédiat. Celle que nous vivons aujourd’hui interroge davantage puisqu’au nom de la protection de la santé de tous, l’État piétine les droits les plus élémentaires de chacun : pas le droit de circuler au-delà d’un périmètre bien défini, de quitter son pays, de se réunir y compris pour exercer sa religion. Certains n’ont même plus le droit d’exercer leur travail, les restaurateurs notamment. A la guerre comme à la guerre, l’État a prévu toute une batterie de mesures punitives contre celles et ceux qui s’opposeraient, et peu s’y aventurent, car outre la peur du gendarme, s’y opposer est politiquement incorrect. C’est faire preuve d’égoïsme et d’altruisme en mettant sa propre vie et celle des autres en danger, c’est également aller contre la volonté de ceux qui incarnent la nation, qui défendent le bien public, autrement dit l’intérêt général. Ainsi au nom de la santé de tous, les propositions de substitution aux contacts sensitifs (télémédecine, télétravail, e-learning, vidéoconférence) ont surgi comme des évidences que personne n’oserait mettre en cause. Mieux ces propositions ont valeur de tests et sont appelées à durer, car elles annoncent des changements d’organisation dans le monde du travail, une gestion des ressources humaines que le libéralisme entend déployer dans les entreprises pour rentrer dans l’ère nouvelle, celle des nouvelles technologies, de l’économie de la connaissance.

Sans aucune consultation avec les corps intermédiaires, le gouvernement a ainsi soutenu des procédés qui en se généralisant risquent de bouleverser le quotidien professionnel d’un grand nombre de personnes. Et, en interdisant tout rassemblement susceptible d’agréger des voix dissonantes, le discours officiel semble l’emporter en imposant une vision du monde, une certaine appréhension de l’organisation économique, de la question sociale, autrement dit les relations entre classes sociales. La façon d’envisager cette question est en effet balisée. Il ne s’agit pas tant de savoir comment les classes sociales, en l’occurrence les plus démunis vivent ladite crise sanitaire, les conséquences qui en résultent dans le vécu au quotidien. Une telle analyse n’a pas voix au chapitre, car elle déboucherait sur une réalité sociale qu’on chercher à dissimuler : l’impact de la crise selon les positions sociales des agents. Elle mettrait en lumière le fait que certaines personnes sont plus exposées que d’autres de par leur groupe d’appartenance, le lieu d’habitation.

Ainsi, si tous les départements français sont fortement touchés par la pandémie, en Seine-Saint-Denis on assiste à une véritable explosion : les décès ont bondi de + 63 % entre le 21 et le 27 mars souligne le directeur général de la Santé Jérôme Salomon. Un niveau “exceptionnel”, pour comparaison, la hausse atteint 32 % à Paris et 47 % dans le département voisin du Val-Oise. Dans les départements défavorisés, le confinement est complexe insiste un urgentiste que travaille dans un centre hospitalier de la Seine-Saint-Denis, il y a beaucoup de familles nombreuses dans des petits logements, des foyers de travailleurs migrants. On sait que les maladies infectieuses touchent plus durement les plus précaires, car la transmission est plus facile, et qu’ils sont plus difficiles à suivre poursuit l’urgentiste. L’impression que l’on a, c’est que l’épidémie va être exacerbée dans les quartiers populaires où des inégalités de santé existent déjà (1)lexpress.fr avec AFP, publié le 03/04/2020.

Les différentes positions sociales et les modes de vie qu’elles sous-tendent sont peu ou prou pris en compte, les mettre en lumière risquerait de ramener sur la scène politique un monstre tentaculaire que l’État a su écarter depuis des lustres du débat politique : la lutte des classes pour le remplacer par un autre qui fait moins de bruit, diffus, consensuel, ne se réclamant jamais comme tel pourtant mais très opérant : l’intégration sociale. Celle-ci justifie le pouvoir établi en opposant non les dominés aux dominants, mais la politique au social. Opposition qui permet de faire table rase des difficultés des classes sociales les plus démunies en envisageant ces difficultés non comme les signes d’un état pathologique de la société qui réclamerait une refonte des structures sociales, mais comme un cri de détresse collective qui exige des réformes structurelles, une réorganisation de l’activité économique et professionnelle dans un sens libéral. C’est le diktat du nomos économique dirait Bourdieu (2)Ordinairement traduit comme « la loi ». Bourdieu mobilise le terme nomos comme principe de vision et de division. Cf, Bourdieu, Propos sur le champ politique, Lyon, PUL, 2000, page 63.. La misère des classes défavorisées est ainsi noyée dans le collectif. La masse intègre le collectif et fait bloc, conférant au bien commun, à l’intérêt général, un impérialisme étatique qui bafoue sans cesse les droits individuels les plus élémentaires. Pour imposer son pouvoir de classe, la classe dirigeante a fait de l’idée d’intérêt général un principe de gouvernementalité tellement fort que quand on l’affirme on ne laisse voir que l’unité des intérêts au sein de la société, oubliant au passage les diversités d’intérêts, d’opinion, voir même de confession.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 lexpress.fr avec AFP, publié le 03/04/2020
2 Ordinairement traduit comme « la loi ». Bourdieu mobilise le terme nomos comme principe de vision et de division. Cf, Bourdieu, Propos sur le champ politique, Lyon, PUL, 2000, page 63.