Pays-bas : de quel antisémitisme parlons-nous ?

Article extrait de la Lettre d’information du Centre communautaire laïc juif

Figure marquante du parti libéral néerlandais, Frits Bolkestein a appelé les Juifs des Pays-Bas à émigrer en raison de l’antisémitisme qu’il attribue aux jeunes Marocains. Simon Epstein, historien israélien spécialiste de l’antisémitisme, et Maurice Swirc, journaliste néerlandais, réfutent cette vision catastrophiste dans l’analyse qu’ils font de la situation néerlandaise.

Que pensez-vous des déclarations de Frits Bolkestein sur la nécessité pour les Juifs des Pays-Bas d’émigrer vers Israël ou les Etats-Unis ? Simon Epstein : Il exagère. Il existe toute une série de situations intermédiaires entre le beau fixe absolu, à supposer qu’il y en ait eu un pour les Juifs d’Europe, et la tourmente catastrophique dont la conséquence est le départ. Bolkestein a commis l’erreur de tomber tout de suite dans l’extrême. C’est regrettable, parce qu’il banalise complètement la rhétorique censée qualifier l’extrême s’il se produit un jour. Il aurait dû trouver d’autres mots pour qualifier l’antisémitisme qui se déploie aux Pays-Bas sans être obligé de crier « sauve qui peut, tout le monde s’en va ». Sa déclaration est incongrue, car même les Juifs, et parmi eux les sionistes les plus enthousiastes, n’osent pas tenir de tels propos. Ils savent que c’est excessif.

Maurice Swirc : Je ne partage pas du tout son point de vue sur la nécessité pour les Juifs de quitter les Pays-Bas, même s’il est vrai que l’antisémitisme connaît une augmentation significative dans ce pays. Contrairement à ce que certains laissent entendre, il ne trouve pas exclusivement sa source dans la population d’origine marocaine. Il est également présent dans d’autres segments de la société néerlandaise. Selon moi, cette focalisation sur l’antisémitisme marocain de la part de certains politiciens d’extrême droite comme le président du PVV, Geert Wilders, s’inscrit plutôt dans une stratégie antimusulmane. Je doute sérieusement que leurs prises de position en faveur des Juifs et d’Israël soient le résultat d’une passion sincère et authentique. J’ai l’impression que leur hostilité à l’égard des musulmans l’emporte sur cette soi-disant sympathie pour les Juifs. Ce qui les préoccupe avant tout, c’est l’islam et non pas les Juifs qu’ils cherchent à instrumentaliser dans leur combat. C’est la raison pour laquelle j’éprouve un réel malaise par rapport à cette lutte contre l’antisémitisme que le PVV de Wilders a inscrite à son agenda. Ce phénomène n’est pas propre aux Pays-Bas. Au Danemark, en Suède, en Autriche, et même en Belgique (en Flandre), l’extrême droite se positionne de plus en plus en faveur d’Israël. Geert Wilders, même s’il pousse cette stratégie à l’extrême, n’est pas un cas unique sur la scène européenne.

La rhétorique du départ et du sauvetage des Juifs de diaspora est-elle neuve pour la période d’après-guerre ?
Simon Epstein
: Non. Historiquement, pour que les Juifs cherchent à émigrer, il faut qu’un niveau très élevé d’antisémitisme soit atteint. Il doit être évidemment autrement plus élevé que la situation actuelle. Entre 1961 et 1962, il y a eu une tentative de sauvetage qui a tourné au ridicule en Argentine lorsque des mouvements fascistes s’attaquaient sporadiquement aux Juifs. L’Agence juive s’est convaincue que les Juifs argentins devaient émigrer en Israël. Ils ne sont jamais partis. La raison est simple : la menace doit être très grave. Il est fondamental de comprendre que l’antisémitisme doit être envisagé sur une échelle qui part de zéro à cent. Entre ces deux points, il existe toute une série de situations. Aujourd’hui, on se situe encore dans les zones basses. C’est pourquoi toute rhétorique catastrophiste évoquant les persécutions, le sauvetage et le départ immédiat des Juifs d’Europe ne correspond pas à la réalité de l’antisémitisme actuel.


Quelle est la réalité de l’antisémitisme aux Pays-Bas aujourd’hui ? Maurice Swirc :
Elle correspond à ce qui se passe dans toute l’Europe. L’antisémitisme est en croissance et ses sources sont multiples. Il ne se limite pas à la communauté musulmane. Il est beaucoup plus diffus au sein de la population néerlandaise « de souche ». De nombreux préjugés antisémites circulent sur Israël et les Juifs au sein de l’extrême gauche, qui par le passé était plutôt favorable à Israël. Les églises peuvent également faire preuve d’hostilité à l’égard d’Israël. Personne n’est obligé d’être pro-israélien et on a le droit de critiquer Israël, mais le problème se situe dans la manière avec laquelle on formule cette critique. Je pense que beaucoup de Néerlandais étaient devenus pro-israéliens par sentiment de culpabilité suite à la Shoah. Les Juifs étaient perçus comme l’incarnation universelle de la victime de la barbarie. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, ils incarnent plutôt la figure de l’oppresseur. Beaucoup de gens ont du mal à envisager les Juifs comme un groupe humain ordinaire où l’on trouve des brillants et des médiocres, des intelligents et des idiots, des gentils et des méchants… On est passé d’une extrême à l’autre. Paradoxalement, la vie n’a jamais été aussi bonne pour les Juifs aux Pays-Bas. Si l’on compare la situation actuelle avec celle des années 1930, c’est radicalement différent. Quant à l’émigration vers Israël, on s’aperçoit qu’à peine 52 personnes ont quitté les Pays-Bas l’an passé. Et l’antisémitisme ne fait pas exclusivement partie de leurs motivations de départ.

Simon Epstein : Pour les Pays-Bas comme pour les autres pays européens, il existe un potentiel inquiétant d’antisémitisme qui trouve sa source à l’extrême droite, au sein d’une extrême gauche folle d’antisionisme et auprès des fondamentalistes musulmans. Il s’agit d’un antisémitisme qui s’exprime par monts et par vaux. Aux périodes de calme se succèderont des périodes agitées. Le phénomène est cyclique. Le 21e siècle ne sera pas de tout repos, mais cela ne signifie pas pour autant que nous allons vers une catastrophe dont la conséquence serait l’émigration des Juifs, ni qu’on se dirige vers une deuxième Shoah. Les Juifs doivent comprendre qu’ils affronteront périodiquement des vagues d’antisémitisme parfois violentes et préoccupantes quant au contenu idéologique. La vie des communautés sera marquée par des éruptions d’antisémitisme suivies d’accalmies. Ce fut le cas des Juifs tout au long de leur histoire, il n’y a rien de neuf.


La tentative de séduction de Geert Wilders fonctionne-t-elle auprès des Juifs ? Maurice Swirc :
J’ai le sentiment que les Juifs n’ont pas de comportement politique différent des non-Juifs en ce qui concerne le PVV de Wilders. Le débat sur cette question est très vif au sein de la communauté juive : des personnalités juives se sont prononcées dans les médias en faveur de ce parti et d’autres ont publiquement affiché leur hostilité à son égard. Il faut savoir que Wilders néglige complètement la part la plus importante de la population juive : les Juifs laïques ou tout simplement les Juifs assimilés à la société néerlandaise. Wilders ne se réfère jamais à eux car ils ne s’insèrent pas dans son agenda politique anti-musulman. Il les méprise d’ailleurs. Ainsi, il ne cesse d’attaquer virulemment l’ancien maire travailliste d’Amsterdam, Job Cohen. Pour Wilders, les Juifs ouverts comme Job Cohen ne sont pas considérés comme de vrais Juifs.


L’extrême droite européenne peut-elle se débarrasser de son antisémitisme ? Simon Epstein :
Non. Je me place toujours dans une perspective historique. Je reste froid à l’égard de ce phénomène. Dans mes recherches, j’ai observé des extrêmes droites se proclamer non antisémites, notamment au début des années 1930 et précisément aux Pays-Bas ! Quand se crée le parti fasciste néerlandais, il se présente comme un parti qui n’a rien d’antisémite. Mais quelques années plus tard, il bascule dans l’antisémitisme le plus virulent. C’est la raison pour laquelle je ne m’ébahis pas d’admiration devant une extrême droite proclamant son amour des Juifs. L’antisémitisme est inhérent à l’extrême droite. Pour que son édifice idéologique soit cohérent, l’extrême droite a besoin de l’antisémitisme. Il est difficile pour cette idéologie de ne pas inscrire la question juive dans ses préoccupations. Même si pendant certaines périodes, l’extrême droite refrene son antisémitisme et se focalise exclusivement sur les musulmans, on s’aperçoit toujours que cela ne dure qu’un temps. Les Juifs n’ont jamais eu le moindre allié à l’extrême droite. C’est un piège dans lequel ils ne doivent pas tomber, car dans le moyen terme, ils vont s’exposer à des déconvenues très cruelles.


Maurice Swirc
est journaliste aux Pays-Bas. Il écrit dans différentes revues juives, notamment le Nieuw Israelietisch Weekblad et le Joodse Omroep. Il a également réalisé une série de documentaires sur le monde juif pour la télévision néerlandaise. Il a publié en 2010 Altijd Mazzel, een wereldreis langs joods gemeenschappen (Boom), une enquête sur les communautés juives à travers le monde.

Historien israélien, Simon Epstein est professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem. Spécialiste de l’antisémitisme, il a consacré de nombreux travaux aux réactions juives face à ce phénomène. Dans Les Dreyfusards sous l’occupation et dans Un paradoxe français, antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance (les deux chez Albin Michel), il s’est également intéressé aux cas de Dreyfusards et de personnalités politiques philosémites qui ont basculé dans l’antisémitisme le plus virulent et dans la collaboration pendant la Seconde Guerre mondiale.

Propos recueillis par Nicolas Zomersztajn