Mener le combat laïque sans comprendre la géopolitique, c’est la course à pied sur une seule jambe !

Nous avons largement parlé dans ReSpublica du paradoxe apparu depuis de nombreuses décennies entre une forte volonté de sécularisation dans tous les pays du monde et une poussée concomitante des intégrismes ethniques et religieux de toutes natures. Pour comprendre ce paradoxe, il faut une pensée globale qui incorpore une bonne connaissance de ce mouvement inexorable de la sécularisation, une bonne connaissance du principe d’organisation sociale et politique que représente le principe de laïcité, son interaction avec les autres principes républicains, la situation du combat laïque dans le cadre des politiques néolibérales (qui font assurer par les communautarismes et intégrismes religieux les aides sociales et même le service de l’enseignement) mais aussi comprendre la géopolitique mondiale. Cet article montrera dans quel cadre géopolitique se meuvent les histoires politiques de la planète.

Tout d’abord, à tout seigneur, tout honneur, la géopolitique étasunienne organise un lent processus visant à organiser son « pivotement » vers l’Asie, avec, petit à petit, une recrudescence d’intérêt pour donner de l’importance à ses relations transpacifiques. Son partenaire-concurrent, la République populaire de Chine, pose de plus en plus de problèmes aux EU. D’une part, parce que jusqu’ici la Chine finançait le déficit colossal des EU, et qu’aujourd’hui, elle le finance toujours, mais elle diversifie ses créances sur les dettes souveraines, D’autre part, parce que son développement industriel lui donne de plus en plus de nouvelles capacités d’influence qu’elle ne tardera pas à utiliser, ne serait-ce qu’en souhaitant acheter des quantités toujours plus grandes d’énergie, par exemple au Moyen-Orient.

Pendant ce temps, les EU, malgré leur puissance militaire considérable, n’ont pas réussi l’entièreté de leur projet en Irak, en Afghanistan ou encore au Pakistan. Leur double jeu dans le monde arabe, où ils soutiennent en même temps les dictatures arabes (de type Ben Ali en Tunisie ou Moubarak en Égypte) et l’ensemble de la confrérie des Frères musulmans (en Tunisie, en Égypte, en Turquie, en Libye, soutenue financièrement par son allié du Qatar) n’est pas une réussite totale. Car les mouvements sociaux, politiques, voire militaires, ont désarçonné en Égypte et en Tunisie la belle mécanique mise en place par l’impérialisme US. La contestation se développe en Turquie. L’instabilité politique existe en Libye malgré que les EU et leurs alliés ont repris le contrôle des sources d’énergie pétrolière et gazière. D’où le changement d’émir au Qatar (le fils a remplacé le père), qui marque un tournant géopolitique de ce pays, d’où le nouveau compromis sur la Syrie avec la Russie et la Chine (prenant à contrepied les rodomontades élyséennes françaises), d’où les tentatives de rapprochement des pays sunnites et chiites (multiplication des visites de la Turquie, du Qatar et de l’Arabie saoudite à Téhéran), d’où le changement de ton de la direction politique iranienne, d’où le recul partout des Frères musulmans, qui avaient et ont toujours comme projet de revenir au califat en appliquant la charia, d’où les appels au compromis entre les chrétiens et les musulmans dans les pays arabes.
Il y a bien encore en France, des néolibéraux de droite ou de gauche et des communautaristes de gauche ou d’extrême gauche pour donner encore du crédit à la takia (double jeu) des alliés des Frères musulmans en France. Mais c’est une queue de comète dans le temps de l’histoire.

Paradoxalement, c’est l’Arabie saoudite qui soutient financièrement le courant salafiste dans le monde entier qui est sur le reculoir. Elle a mis tout son poids dans la bataille contre Bachar El Assad, suite au revirement du Qatar et aux déconvenues de leurs alliés Frères musulmans. Le soulèvement populaire du peuple syrien contre la dictature de Bachar El Assad et pour la démocratie n’a été soutenu par personne dans le monde, puisque les occidentaux ont tout fait pour permettre d’abord aux djihadistes alliés du Qatar, puis aux salafistes alliés de l’Arabie saoudite, de supplanter les forces démocratiques syriennes. Voilà pourquoi les Kurdes se battent aux côtés de l’armée syrienne. Aujourd’hui, l’Arabie saoudite montre son mécontentement : soutien inconditionnel aux salafistes en Syrie, refus d’occuper le siège au Conseil de sécurité où elle avait été élue, tentative de rapprochement avec l’Iran. Mais les dissensions internes dans la famille régnante se renforcent, les contestations internes augmentent. Heureusement pour les Séoud, ils ont encore quelques décennies de pétrole pour se maintenir, mais cela ne sera plus un long fleuve tranquille.

Même au Liban, des pourparlers ont lieu entre Nabih Berri (parti Amal chiite) et  le chef druze Walid Joumblatt. On attend le nouveau positionnement des partis chrétiens hostiles à l’alliance du chrétien Michel Aoun avec le Hezbollah et Amal. Même le Hezbollah chiite peut craindre que les djihadistes sunnites qui luttent contre le régime syrien se retournent contre eux s’il y a un accord en Syrie. Comme on a vu les anciens mercenaires  de Khadafi se retrouver au Mali pour déstabiliser ce pays.

Pour l’instant, on ne voit pas de profonds changements dans la politique israélienne. Devant ce bouleversement géopolitique, est-ce que l’État d’Israël pourra continuer sa politique expansionniste en Cisjordanie au détriment de l’Autorité palestinienne ? Rien n’est moins sûr sur le temps long.

Quant à la Turquie, sa diplomatie se déploie dans l’Europe de l’Est. Un accord de libre-échange vient d’être signé entre la Turquie et l’Ukraine, dont les échanges commerciaux devraient plus que tripler dans les deux ans qui viennent. La dernière réception grandiose du premier ministre turc dans la capitale du Kosovo laisse augurer que les échanges commerciaux entre les deux pays vont augmenter. D’une façon générale, le raffermissement des relations entre la Turquie et les pays majoritairement sunnites de l’ancien empire ottoman se réchauffent.

Dans ce contexte, malgré les difficultés rencontrées par l’alliance entre, d’une part, des néolibéraux de droite ou de gauche et, d’autre part, des forces communautaristes et intégristes ethniques et religieuses à l’échelle mondiale, nous devons maintenir la stratégie du double front contre les politiques néolibérales et leurs alliés communautaristes et intégristes en France, en Europe et dans le monde. Car cette alliance perdurera tant que les néolibéraux de droite ou de gauche auront besoin de remplacer la solidarité de la sphère de constitution des libertés (école, protection sociale, services publics) par une assistance fournie à moindre coût par leurs alliés communautaristes et intégristes ethniques et religieux. Voilà pourquoi nous devons continuer en France, en Europe, et dans le monde, à lier le combat laïque à l’ensemble des autres combats démocratiques, féministes, sociaux et écologiques, et de ne pas écouter les sirènes de ceux qui veulent isoler ce combat de son environnement réel. Les victoires laïques françaises (1905, 1912, 1937, 1944 jusqu’à 2004) n’ont été obtenues que par la globalisation des combats républicains, tandis que tous les combats de la « laïcité isolée » ont été perdus. Mais nous pouvons penser que cette modification géopolitique qui prend acte de l’extension des combats démocratiques, laïques et sociaux dans le monde va sans doute conduire à la baisse (lentement, car cela s’effectue avec le temps de l’histoire et non avec l’impatience du temps humain) des soutiens financiers et culturels aux intégristes et communautaristes en France et de par le monde. Si on ajoute à cela, que le syndrome post-colonial des enfants et petits-enfants français de ceux qui ont fait des exactions en Algérie va aussi sur le temps long s’estomper, on peut sur ce temps long être optimiste.