La moraline comme opium du peuple

Chaque jour, le débat politique verse un peu plus dans cette moraline qui n’a que faire de la morale. Chaque jour, des voix s’élèvent pour grossir le concert de l’indignation collective. On s’indigne de l’affaire Clearstream, de l’attribution du prix Nobel, de la hausse du traitement du Président, de la fulgurante ascension de son rejeton, des pratiques sexuelles de Frédéric Mitterrand, de l’attirance de Polanski pour les jeunes filles pubères. A gauche comme à droite, on s’insurge, on pousse des cris d’orfraie, on désigne les coupables et les vertueux. Non seulement ce spectacle renforce l’idée que les hommes politiques sont “tous pourris“, voire “pervers“, mais il tend à faire croire que la politique est une affaire de bons sentiments.

Le gouvernement sait fort bien jouer la carte de l’indignation : les salaires des traders ? Indécent. Les bonus reversés par les banques à peine un an après le début de l’une des plus grandes crises du capitalisme financier ? Scandaleux. Les paradis fiscaux ? Inadmissible. Le capitalisme débridé ? Immoral. Les suicides à France Télécom ? Choquant. On retrouve cette figure que Hegel appelait jadis “la belle âme” : une conscience pathétique qui fuit le contact avec le réel, qui se refuse à se donner une substantialité et qui risque bien de s’évanouir “comme une vapeur sans forme qui se dissout dans l’air”.

Dans les années 70, il était de bon ton de dire que tout est politique. Aujourd’hui, on cherche à nous faire croire que tout est moral. La morale a bon dos. Elle ne mange pas de pain. Il n’est pas question de prendre des mesures politiques pour encadrer le capitalisme : il suffit de le moraliser. Il n’est pas question de s’interroger à propos de la désastreuse privatisation de France Télécom, ni de dénoncer les techniques manageriales qui ôtent au travail toute dignité : il suffit que la direction fasse preuve d'”empathie” à l’égard des salariés (voir la récente déclaration de Laurent Wauquiez sur Canal plus). Le capitalisme n’a pas besoin d’être moralisé : il a besoin d’être refondé. Les salariés de France Télécom n’ont que faire de la compassion : ils ont besoin de conditions de travail dignes. Les citoyens n’attendent pas des politiques qu’ils s’indignent, qu’ils se lamentent ou qu’ils compatissent. Ils attendent d’eux des mesures concrètes et courageuses : hausse des salaires, application du droit du travail, défense du système de la protection sociale, redistribution des richesses, défense des services publics, autant de mesures qui n’ont rien à voir avec la moraline dont les belles âmes se consolent, mais qui relèvent d’une politique à la hauteur des attentes d’un peuple de citoyens.

Pendant qu’on fait étalage de bons sentiments, qu’on en appelle à la conscience morale, qu’on somme les coupables d’expier, le gouvernement continue de s’occuper de nous. Pendant que l’on disserte sur la pédophilie, le viol et la méritocratie, le gouvernement poursuit sa politique néolibérale. La privatisation de la santé continue. La destruction de l’école publique continue. La marchandisation des services publics continue. Et la droite sarkozyste poursuit ses petites affaires dans les Hauts-de-Seine.

D’où l’on comprend que la moraline a bien des vertus. Elle est un puissant opium qui détourne nos concitoyens de leurs préoccupations réelles. Elle est un rideau de fumée efficace qui occulte la férocité des politiques néolibérales. Elle tient lieu de panacée. Mais chacun sent bien que la moraline n’est qu’un placébo.

L’indignation est sans doute une passion noble. Mais elle est vaine si elle ne se traduit pas dans des mesures concrètes. Elle est aveugle si elle ne s’appuie pas sur une analyse précise des politiques qui sont mises en oeuvre depuis le tournant néolibéral des années 80. Il est légitime que les citoyens s’indignent devant le triste spectacle que donne à voir le pouvoir. Mais l’indignation ne fait pas un projet alternatif. Elle ne se traduit pas non plus mécaniquement en vote. Sans compter qu’elle risque bien de s’amenuiser au fur et à mesure des révélations de nouveaux scandales. Plutôt que de s’indigner, il convient de proposer et de porter un projet politique républicain, laïque, social et écologique qui réponde aux attentes des français afin de leur proposer une véritable alternative.