Amérique latine : résistances aux stratagèmes américains. 1/3

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Les cinq élections qui viennent de se dérouler sur le sous-continent ont déjoué les calculs, et démenti les scenarii écrits à Washington, soutenus par Bruxelles et relayés depuis des mois par des médias aveuglés par leur idéologie.
L’Amérique latine, qui fait preuve tant de courage que de ferveur militante, parvient à s’inscrire à contre-courant des histoires racontées et diffusées par le rouleau compresseur médiatique international. Et à écrire sa propre histoire.
Lucho nous rend compte de ces divers scrutins en trois livraisons, en commençant par le Nicaragua et l’Argentine. Suivront en décembre le Chili, puis le Venezuela et le Honduras.

Nicaragua

Élections générales du 7 novembre (présidentielles – législatives – Parlement centraméricain)

Participation : 65 %
Daniel Ortega réélu président avec 75,9 % des voix
Assemblée nationale : 75 députés sur 90 pour le parti d’Ortega (FSLN)

Contexte

Les élections générales, qui se sont déroulées le 7 novembre au Nicaragua dans le calme, ont permis de réélire Daniel Ortega à la présidence de la République, son épouse Rosario Murillo à la vice-présidence, ainsi qu’une assemblée nationale qui leur sera acquise. Ces élections ont aussi permis de relever, une fois encore, le fossé existant entre le monde politico-médiatique américain ou européen et le journalisme indépendant et engagé. Car en France, nous avons tous vu les titres des principaux médias, nous avons tous lu les articles de leurs correspondants ou les dépêches des agences, et tous sont unanimes : Daniel Ortega est devenu un dictateur !

Position américaine et européenne 

Pour le Département d’État américain, aucun doute possible : ces élections sont une farce et les arguments ne manquent pas :

–  pré-candidats emprisonnés
–  absence d’observateurs internationaux
–  campagne électorale annulée pour cause de Covid
– Ortega et Murillo poursuivis pour crimes contre l’humanité suite aux violences de 2018
– Majorité des partis politique inhabilités

Pour l’Union européenne : « les élections du 7 novembre ont eu lieu sans garanties démocratiques et leur résultat manque de légitimité ».

Y a-t-il seulement un démocrate ou un défenseur des droits de l’homme dans la salle pour défendre Ortega ?
Sûrement pas. Les médias ont bien verrouillé l’histoire qu’ils ont écrite, celle d’un petit Etat d’Amérique centrale, qui vivait paisiblement mais qui malgré ses bons indices économiques (6% de croissance en 2017) a été le théâtre d’une insurrection il y a deux ans. 
Une insurrection que ces médias ont suivie, filmée, mise en scène en quelque sorte. Dans le rôle de l’agresseur, le régime sera mondialement dénoncé par de valeureux reporters qui relateront comment une démocratie s’est transformée en dictature, et le répèteront sans relâche jusqu’au 7 novembre, jour de ces élections.
De quoi donner raison à John Bolton, l’ex conseiller pour la sécurité intérieure de Donald Trump, qui qualifiait Cuba, le Venezuela et le Nicaragua d’axe du mal.

Autre vision 

Pas de difficulté donc pour condamner le régime sandiniste : nous avons en archives depuis 2018 quantité d’articles de presse (dont Le monde, El Pais, Libération…) qui témoignent de l’héroïsme des opposants à Daniel Ortega.On trouve pourtant quelques voix discordantes du côté des médias indépendants, qui proposent une tout autre explication. Celle de Ben Norton par exemple, citoyen américain, journaliste de profession, qui vit au Nicaragua ; ou celle de Maurice Lemoine, ex-rédacteur en chef du Monde diplomatique. Ces deux journalistes d’investigation et de terrain proposent l’un et l’autre une autre vision, qui diffère radicalement de celle donnée par le rouleau compresseur médiatique. Peut-être cela vaut-il la peine, du moins pour qui veut comprendre ce qui se passe, de se pencher sur ce qu’ils écrivent, par exemple le 3 juillet 2021, sous le titre Vol d’hypocrites au-dessus du Nicaragua . Extrait :

Qu’ils professent le « tout en même temps », la quasi-totalité des médias, à la manière d’un « parti unique », publient quasiment la même chose pour dénoncer la « criminelle dérive du régime de Daniel Ortega ». Une telle unanimité devrait mettre la puce à l’oreille. Soit le Nicaragua est effectivement devenu « le Goulag centraméricain » du quotidien espagnol El País (27 juin), soit ce surprenant consensus relève d’une abstraction perversement (ou paresseusement) plaquée sur la réalité.

Tout au long de son enquête d’une vingtaine de pages, Maurice Lemoine décortique le processus médiatique lancé par les États-Unis :

D’où la poursuite d’une obsession : comment, et par quels moyens, se débarrasser du sandinisme et d’Ortega ?
L’opposition a tenté de le faire en 2018 par la violence. Sans résultat concret, sauf un très lourd bilan : 220 morts, dont 22 policiers et 48 sandinistes, d’après la Commission de la vérité gouvernementale. Contrairement à ce que prétend le pouvoir sandiniste, il ne s’est pas agi d’une tentative d’« coup d’état ». Pour qu’il y ait  « golpe », il faut qu’une ou plusieurs institutions de l’État – Forces armées, Police, Justice, Parlement – participent au renversement du président – comme au Venezuela d’Hugo Chávez en 2002 (factions militaires), au Honduras de Manuel Zelaya en 2009 (Parlement, Cour suprême de justice, Armée), au Paraguay de Fernando Lugo en 2012 et au Brésil de Dilma Rousseff en 2016 (Parlements), dans la Bolivie d’Evo Morales en 2019 (Police, Armée) – avec une contribution plus ou moins discrète de l’USG (US Government)…
Pour en revenir à 2018, toutes les institutions sont demeurées loyales au pouvoir légitime, preuve, s’il en était besoin, de la solidité du système démocratique au Nicaragua. En revanche, il y a bien eu tentative de renversement extraconstitutionnelle du président élu. Ce que l’on a généralement dépeint sous le vocable de « manifestations pacifiques » avait toutes les caractéristiques d’une rébellion anti-démocratique menée par le biais d’une violence de caractère insurrectionnel. À laquelle se sont opposés, de façon tout aussi rugueuse, le pouvoir et sa base sociale sandiniste – mouvement de masse organisé, endurci par une longue habitude des agressions, et largement sous-estimé tant par l’opposition que par le cartel d’« observateurs » qui lui sont inféodés. 

Lemoine dépeint très bien cette partie de l’opposition nicaraguayenne, son financement, son implication avec les services américains d’Intelligence (NED) et de coopération (USAID). Et l’on comprend mieux ce qui s’est réellement passé au Nicaragua et qui ressemble furieusement à ce que nous dénonçons dans Respublica : l’ingérence des États-Unis et la complicité européenne

Le témoignage de Ben Norton, ce journaliste qui vit au Nicaragua, décrit également comment, depuis l’élection de Daniel Ortega en 2006, les États-Unis se sont appuyés à la fois sur d’ex-sandinistes et sur les héritiers de l’opposition nicaraguayenne, pour financer et mettre sur pied la révolte de l’intérieur, celle qui a éclaté en 2018 : De révolutionnaire à collaborateur des États-Unis : le déclin de certains ex-sandinistes (The Grayzone). Un tout petit extrait :

« Alors que les arrestations des dirigeants du MRS et d’autres éminents putschistes ont été condamnées avec véhémence par les gouvernements occidentaux et les médias corporatifs étrangers, de nombreux Nicaraguayens qui ont survécu à la tentative de putsch sanglante de 2018 que ces dirigeants de l’opposition ont orchestrée ont en fait été soulagés.
Les membres des familles et les amis des victimes du coup d’État, dont les proches ont été pris pour cible, torturés, voire tués par les putschistes soutenus par les États-Unis, ont tenu les détenus pour responsables. »

Y aurait-il deux Nicaragua ? Celui de Ben Norton et de Maurice Lemoine et celui de tous les autres médias qui relayent la vision américaine ?

Que penser alors ?

Le Nicaragua, tout comme Cuba et le Venezuela, sont la cible des États-Unis qu’ils aient à leur tête Donald Trump ou Joe Biden. Les lecteurs de Respublica ont pu le comprendre avec d’autres articles sur l’Amérique latine, notamment le Venezuela. Or il existe une stratégie américaine pour venir à bout des gouvernements dits radicaux du sous-continent (c’est-à-dire les trois cités auxquels s’ajoute la Bolivie).

Ce que montrent au moins Lemoine et Norton, c’est que la révolte qu’a connue le Nicaragua en 2018, deux ans avant l’élection présidentielle, a été fomentée par les États-Unis, avec des complicités locales, le tout largement relayé les médias internationaux.

Attention à ne pas suivre trop vite le courant si largement ouvert par la masse des médias : les pays d’Amérique latine ont déjà trop payé le prix de l’ingérence américaine depuis des décennies, le Nicaragua en particulier.

Ce soulèvement orchestré fait étrangement penser à ce qu’a connu le Venezuela à partir de 2016. C’est la date à laquelle l’opposition avait gagné les élections législatives, et cette victoire avait été suivie par deux années de violences qui ont provoqué la mort de 133 personnes pour lesquelles le régime de Caracas devra répondre devant le CPI. Dans les deux cas, les émeutes ont lieu deux ans avant des élections clés et elles sont organisées par les États-Unis avec des complicités internes pour contraindre les régimes à des mesures autoritaires et à des violences d’État lors de manifestations très violentes. Ce qui explique de façon plus rationnelle ces explosions de violences de la part de populations pourtant toujours assez tranquilles ou pacifiques.

Attention à ne pas suivre trop vite le courant si largement ouvert par la masse des médias : les pays d’Amérique latine ont déjà trop payé le prix de l’ingérence américaine depuis des décennies, le Nicaragua en particulier. Si même ceux qui militent à gauche préfèrent se ranger placidement derrière les informations tronquées de la puissance médiatique mondiale et condamner d’avance ceux qui sont désignés à la vindicte de tous…

ARGENTINE

14 novembre : élections partielles de députés (1/2) et de sénateurs (1/3)

Élections de 127 députés dans tout le pays. Résultats : Juntos por el cambio (opposition) 48,90 % et Frente de todos (majorité présidentielle) 33,30 %

Élection de 24 sénateurs dans huit provinces. Résultats : Juntos por el cambio 46,80 % et Frente de todos 25,70%.

Participation : le vote est obligatoire en Argentine.

Résultats 

En octobre 2019, Alberto Fernandez, membre du parti justicialiste, remporte l’élection présidentielle à la tête d’une coalition de centre gauche, Frente de todos. Il bat très nettement le président sortant Mauricio Macri (Juntos por el cambio) au second tour avec 48, 25 % contre 40,25 %.

À sa prise de fonction en décembre 2019, Alberto Fernandez hérite d’une situation économique exécrable et doit faire face à la dette contractée par son prédécesseur auprès du FMI, une dette qui s’élève à 57 000 millions de dollars et représente des remboursements colossaux pour le pays dans la situation dans laquelle il se trouve.

Caricature illustrant l'Argentine écrasé par le FMI (Fonds monétaire international).

Car en décembre, les indices sont en train de passer au rouge : celui de la pauvreté (plus 40 % de la population) ; celui du chômage, désormais tout proche des 10 % ; celui de l’inflation (54 %). Et comme si cela ne suffisait pas, la pandémie vient frapper à la porte de l’Argentine, comme elle le fait dans tous les pays de la planète. Aujourd’hui donc, cela fait deux ans que le gouvernement Fernandez tente de faire face, et cette situation de crise que se sont déroulées les élections partielles du 14 novembre.

Elles s’annonçaient catastrophiques pour le pouvoir au regard des élections primaires qui avaient eu lieu en septembre. D’ailleurs tous les instituts de sondages prévoyaient une forte baisse du rassemblement Frente de todos par rapport à la présidentielle de 2019, celle où Alberto Fernandez avait obtenu plus de 48 % des voix. Ils ne se sont pas trompés puisque Frente de todos a finalement obtenu 33,30 % des voix aux législatives partielles

Cent vingt-sept sièges de députés étaient à pourvoir sur les 257 que compte l’Assemblée nationale. La répartition des sièges se fait désormais ainsi :

  • 118 pour le Frente de todos (il en comptait 120 et en perd 2) ;
  • 117 pour Juntos por el Cambio de l’ex-président Macri (qui avant l’élection en comptait 116 et en gagne donc 1) ;
  • 2 pour la gauche qui en comptait autant avant :
  • Les libéraux qui n’avaient aucun siège en gagnent 4 :
  • L’ensemble des autres petits partis détenait 20 postes ; ils en perdent 5 et sont désormais à 15.

Au niveau du Sénat, sur 72 membres :

  • Frente de todos qui comptait 41 sénateurs en perd 6 et passe à 35 :
  • Juntos por el cambio qui en comptait 25 sénateurs en gagne 6 et passe à 35 ;
  • les autres partis se partagent 6 postes.

Le pouvoir perd donc la majorité qu’il détenait au Sénat. Quelles conclusions pour les deux coalitions concurrentes, celle d’Alberto Fernandez actuellement au pouvoir et celle de l’ex-président Mauricio Macri aujourd’hui dans l’opposition ?

Analyses et perspectives

Pour le pouvoir, cette défaite est un signal important pour le président Alberto Fernandez qui sait désormais qu’il sera jugé sur les réponses qu’il apportera à la crise que vit le pays et que seuls ses résultats lui permettront de garder quelque espoir pour 2023.

Pourtant, le Parti Justicialiste a su faire taire, pour l’instant du moins, les dissensions qui existaient en son sein entre les différentes tendances du péronisme, dissensions réapparues avant les élections primaires de septembre qui avaient donné lieux à de sévères explications entre le président Fernandez et sa vice-présidente Christina Kirchner quant à la stratégie à venir.

Le pouvoir a certes perdu la majorité absolue au Sénat : il devra négocier avec l’opposition sur le thème très controversé de la dette pour trouver une majorité à l’assemblée. Car s’il reste le parti majoritaire, sa marge de manœuvre s’est fortement rétrécie.

En 2019, Le parti justicialiste avait su se regrouper autour d’Alberto Fernandez et de Christina Kirchner pour cimenter une union entre ses différents courants. Cette unité reste obligatoire pour garder un espoir de victoire et surtout surmonter la crise dans les prochains mois, qui seront très difficiles sans majorité ni au parlement ni au sénat.

L’opposition revient, certes, mais elle n’obtient pas une victoire écrasante, loin de là. Il faut dire que « Juntos por el cambio » est une association de 17 partis, à l’intérieur desquels la cohabitation n’est pas toujours facile et le sera d’autant moins qu’il faudra bientôt designer un candidat à l’élection présidentielle d’octobre 2023.

Lors de son mandat présidentiel (2015-2019), Mauricio Macri a plongé les Argentins dans une crise très forte en allant frapper à la porte du FMI dont il a appliqué à la lettre les préconisations : privatisation, suppression des aides sur le gaz, l’électivité et autres services publics… Les Argentins les plus humbles se sont rapidement retrouvés dans le désarroi et la précarité. Macri avait clamé haut et fort sa volonté de transformer l’Argentine grâce à des mesures libérales qui devaient attirer des dizaines de sociétés internationales, mais la ruée n’a pas eu lieu entrainant la défaite de Macri à la présidentielle de 2019.

Malgré sa victoire aux dernières élections partielles, Juntos por el cambio va devoir faire oublier les années Macri, ce qui ne sera pas facile avec un ex-président qui n’a sans doute pas abandonné l’idée de se représenter et attiserait ainsi les divisions internes au mouvement dont il fait actuellement partie.

L’extrême-droite fait son entrée au parlement avec l’économiste Javier Mileil dont le mouvement obtient cinq sièges et qui a déjà indiqué à ses partisans qu’il refuserait l’offre de dialogue du président Alberto Fernandez. Au côté de Javier Mileil, on trouve un élu de la province de Buenos Aires, José Luis Espert, et l’avocate Victoria Villarruel, présidente du centre d’étude sur le terrorisme, qui « oublie » de condamner le terrorisme d’état mis en place par l’ultime dictature argentine, une position qui préoccupe sérieusement les mouvements de droits de l’homme argentins.

En conclusion

Quel est celui qui sera le plus rassembleur pour le pays et pour son propre camp ? Voilà l’enjeu qui mènera à la victoire de 2023. Les médias avaient annoncé une large victoire des listes Macri, ce n’est pas tout à fait ça : Fernandez a des réserves, la partie sera très serrée.
Le contexte régional pourra jouer son rôle : l’élection présidentielle s’annonce ouverte en Colombie en mai 2022, et bien sur celle du Brésil en novembre de la même année !