L’universalité concrète de la laïcité

En prétendant enfermer chaque être humain dans une caractérisation ethnique ou religieuse, les communautarismes identitaires font obstacle à l’universalisme. Les menaces identitaires, qu’elles soient racistes, religieuses ou nationalistes, s’alimentent mutuellement, chaque identitaire trouvant dans l’autre de quoi avancer ses pions, au détriment de l’ensemble de la société.

Mais les identitaires se nourrissent également du déni de leur réalité. Jamais une réalité maintes fois confirmée ne disparaît par la magie performative de son déni. Le présent déni des périls identitaires, ou de l’un d’entre eux, fait penser à un épisode de La peste de Camus, où, croyant illusoirement se protéger, on dédramatisait le mal, jusqu’au jour où il fallut le nommer et le combattre.

LA LIBERTÉ DE CONSCIENCE, UN PRINCIPE UNIVERSEL

Qu’en est-il de la laïcité ? À l’instar de l’idée républicaine et de l’idée démocratique, l’idée laïque comporte un élément d’universalisation et d’anticipation. La portée de ces idées excède infiniment le contexte historique de leur naissance. Elles ont une vocation universelle et considèrent le monde humain comme transformable par les hommes eux-mêmes. Ainsi en est-il de la liberté de conscience, fondement de la laïcité. Si la conscience est un fait intérieur qui n’a pas besoin d’institutions laïques pour exister, la liberté de conscience a besoin d’une volonté politique et sociale pour exister objectivement.

Ce qui est vrai de la liberté de conscience l’est également des principes qui l’accompagnent. Il n’y aurait eu aucun progrès de la liberté politique et de la justice sociale ni d’aucun droit si des femmes et des hommes n’avaient pas voulu faire advenir une réalité qui n’existait pas avant eux, et s’ils n’avaient pas lutté pour elle.

L’UNIVERSALITÉ ÉMANCIPATRICE DE LA LAÏCITÉ

En cela, la laïcité, comme toute théorie qui a pour enjeu la liberté et le droit, présume une abstraction émancipatrice. À l’École, par exemple, la laïcité incite à se mettre en retrait des croyances et des traditions pour permettre l’instruction et le libre rapport pédagogique, constructeurs de l’autonomie intellectuelle et personnelle de l’élève. Il s’agit de s’abstraire autant que possible des emprises et influences idéologiques. Sur le plan politique, la laïcité consiste à assurer l’universalité républicaine par la prévalence de la loi civile sur la loi religieuse. Il revient corrélativement à l’autorité publique de faire abstraction des croyances et des incroyances, garantissant à chacun l’égalité devant le droit commun et la libre expression de ses opinions.

Dans tous les cas, l’universalité laïque est soutenue par un parti pris rationnel. Que serait la liberté de conscience sans un usage éclairé de la raison qui permet de juger lucidement ?

Que serait la liberté de conscience sans un usage éclairé de la raison qui permet de juger lucidement ?

Sans les lumières de la raison, de sa puissance de recul critique vis-à-vis de soi et des idées reçues, la conscience risque l’enfermement fanatique, au lieu d’accompagner la conquête de l’autonomie intellectuelle et personnelle. À travers l’universalité laïque et la mise en avant de la rationalité critique, la laïcité fait vivre les libertés.

L’ENJEU D’UN LANGAGE PARTAGEABLE PAR TOUS DANS LA SOCIÉTÉ

Cette exigence d’universalité et de rationalité aisément visible dans les champs politique et scolaire, doit-elle complètement s’arrêter aux portes de la société ? N’est-on pas fondé, par exemple, à attendre des communautés religieuses qu’elles usent dans les discussions publiques d’un langage ouvert à tous ? Au nom de la liberté de la foi religieuse, celles-ci peuvent effectivement se contenter d’un discours intelligible des seuls croyants et inaccessible aux autres. La communauté devient alors communautariste, repliée sur elle-même, emmurée dans l’entre soi de son propre vocabulaire, de ses propres codes et de ses propres interdits qui, de proche en proche, prétendront exercer leur emprise sur l’ensemble du corps social. C’est cela-même que la laïcité ne saurait accepter, sous peine d’être vouée à disparaître. L’universalité laïque ne saurait donc se réduire au seul champ de l’autorité publique. Elle est fondée à attendre que chaque groupe social traduise dans un langage universellement compréhensible ses prétentions et ses attentes.

L’universalité laïque est fondée à attendre que chaque groupe social traduise dans un langage universellement compréhensible ses prétentions et ses attentes.

En cela au moins, l’universalité laïque se concrétise.

LA LAÏCITÉ, ARME DU SYNDICALISME CONTRE SES DÉTOURNEMENTS

Au-delà de cette attente minimale à l’adresse des groupes sociaux, l’universalité concrète de la laïcité désigne une tâche que la laïcité peut s’assigner à elle-même, dans l’action syndicale, par exemple. La fonction première du syndicalisme est en effet la défense et la promotion des intérêts et des droits de tous les travailleurs. La déclinaison syndicale de la laïcité est une abstraction positive et émancipatrice, puisqu’elle consiste à faire abstraction autant que possible des croyances et des incroyances des travailleurs pour faire prévaloir leur solidarité commune. Elle arme idéologiquement le syndicalisme pour qu’il ne se laisse pas instrumentaliser en se mettant au service des croyances et des croyants, au lieu de combattre l’exploitation du travail et la domination des travailleurs, quelles que soient leurs origines et leurs croyances.

Au sein-même de l’action syndicale, l’exigence laïque rend le syndicalisme à lui-même, en l’aidant à ne pas se détourner de ses objectifs essentiels. Si la laïcité encourage à la discrétion en matière religieuse, ce n’est pas pour nier la force des croyances religieuses, ni pour les combattre, mais pour construire un espace commun de liberté, d’égalité et de solidarité, par-delà les croyances et les incroyances. La laïcité peut assurément prendre en compte des particularités qui différencient les travailleurs entre eux, sans toutefois les reprendre à son compte, c’est-à-dire sans en faire l’objet de son action. Elle s’attache alors à intégrer ces différentes situations vécues en les orientant dans le sens de son projet émancipateur.

La laïcité peut assurément prendre en compte des particularités qui différencient les travailleurs entre eux, sans toutefois les reprendre à son compte, c’est-à-dire sans en faire l’objet de son action. Elle s’attache alors à intégrer ces différentes situations vécues en les orientant dans le sens de son projet émancipateur.

On voit ainsi qu’à la différence d’une idée mathématique universellement valable en tous lieux et en tous temps, l’universalité laïque est une tâche historique à reconduire. Le droit de chaque être humain à disposer de sa liberté de conscience et celui de tout peuple à disposer de sa souveraineté sans être assujettis à une religion, ne sont ni donnés ni définitivement acquis. Ils sont à préserver ou à conquérir, à refonder et à réactiver sans cesse. Toutefois, l’universalité laïque reste au milieu du gué lorsqu’une assurance fautive l’amène à s’en tenir à des discours généraux sur la République et l’École. Elle est inopérante lorsqu’elle s’installe dans les seules hauteurs de son universalité principielle sans se laisser déranger par la réalité sociale concrète.

L’ABSTRACTION LIBERTICIDE DES IDENTITAIRES

Comment alors l’universalité laïque se rend-elle concrète ? Pas plus que l’addition d’intérêts particuliers ne formera un intérêt général, la juxtaposition d’assignations identitaires, parfois présentée comme une « intersection de dominations », ne formera un universel concret. Qu’ils juxtaposent des particularismes ou qu’ils militent pour un seul particularisme, les communautarismes identitaires prélèvent sur une personne une, deux ou trois déterminations particulières – la couleur de peau, la religion, l’origine géographique, le sexe, la situation économique, etc. – pour décréter avoir défini cette personne.

Les communautarismes identitaires sont créateurs d’une abstraction liberticide car ils méconnaissent en chaque être humain sa possibilité d’excéder toute détermination particulière.

Les communautarismes identitaires sont créateurs d’une abstraction liberticide car ils méconnaissent en chaque être humain sa possibilité d’excéder toute détermination particulière. Cette possibilité est pourtant au cœur de sa liberté et de sa dignité d’humain. L’addition de deux ou trois enfermements identitaires permet d’obtenir un enfermement identitaire sophistiqué, susceptible de tromper des bonnes volontés et d’assurer à des activistes intimidants de confortables rentes de situation. Mais elle ne produira aucune libération.

Les communautarismes identitaires opposent à l’universel trois formes de refus. Dans leur version la plus violente, ils inventent le faux universel de leur propre expansion indéfinie par l’éradication illimitée de ceux qui les dérangent. Dans leur version intermédiaire, ils assimilent l’universel à une abstraction congénitalement illusoire – arme éternelle des dominants. Dans leur version douce, enfin, ils s’intéressent favorablement à l’universalité humaine, à condition qu’elle soit réelle et concrète.

NI DIFFÉRER NI CONDITIONNER LES COMBATS EFFECTIFS POUR L’UNIVERSALITÉ HUMAINE

Mais si l’on attend qu’un idéal universel devienne réel pour se battre pour lui, on différera indéfiniment le moment de lutter pour son avènement dans l’histoire. L’universalité humaine ne prend sens que si elle est voulue inconditionnellement, comme impératif catégorique. À l’inverse, si on se borne à répéter le même principe universel en décidant méthodologiquement d’ignorer les expériences concrètes de vie, on s’enferme dans les hauteurs de l’idée par méconnaissance de la puissance dialectique et problématique de la rationalité. De là vient la nécessité de puiser dans la laïcité elle-même les ressources de son universalité concrète. Cette concrétisation est une construction historique toujours à réactiver.

PRÉSENCE DE LA LAÏCITÉ

Il convient ainsi d’apercevoir dans des formes déterminées d’actions, de comportements et de réalisations, ce qui a fait vivre et qui aujourd’hui fait vivre l’universalité laïque, dans les insuffisances et les défaillances. La laïcité est visible dans les Constitutions, les lois, les règlements et circulaires qui ont jalonné son histoire depuis la Révolution française, ainsi que dans des décisions de Justice. Il n’y a pas lieu ici d’en dresser l’inventaire.

Mais elle est également perceptible dans les actions concrètes, où se reconnaît sa vocation émancipatrice contre les mainmises et les emprises, et pour la conquête solidaire de garanties de sécurités, de libertés et d’égalités, qui se dispensent d’une caution religieuse.

La laïcité est également perceptible dans les actions concrètes, où se reconnaît sa vocation émancipatrice contre les mainmises et les emprises, et pour la conquête solidaire de garanties de sécurités, de libertés et d’égalités, qui se dispensent d’une caution religieuse.

Aujourd’hui, on se rassemble pour la justice climatique, les droits des femmes, les services publics et les protections sociales, les droits des « sans-droits », contre le racisme et l’antisémitisme, par-delà les convictions en matière religieuse des uns et des autres.

Et, malgré les trahisons et les destructions, l’École offre aujourd’hui encore de beaux exemples d’instructions réussies qui défient fièrement les déterminismes socio-culturels et ethnico-religieux. Il en est de même du syndicalisme, de l’éducation populaire, de l’action associative, des organisations politiques, des travaux scientifiques et techniques, de la vie intellectuelle et culturelle, qui témoignent souvent, par leurs pratiques propres et dans leurs résultats modestes mais concrets, de cette exigence laïque de libres rassemblements égalitaires et solidaires.

Ainsi la laïcité est-elle reconnaissable là où s’accomplit volontairement, lucidement et collectivement, sans l’étai des religions, l’universalité humaine. Elle demeure pour cette raison inséparable de la revendication fondamentale de ce qu’on l’on nomme ordinairement le « droit de croire et de ne pas croire ». La laïcité n’a pas pour ennemis la religion ni l’athéisme mais le totalitarisme et le fanatisme, tous deux absolument réfractaires à la liberté de conscience. Cela signifie concrètement qu’on peut être religieux et laïque, religieux et antilaïque, athée et laïque, et athée et antilaïque.