Contre l’idéologie « woke », lier le combat laïque au combat social 

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La laïcité est malmenée en France depuis le retour du général de Gaulle avec la loi Debré de 1959, grande brèche contre la loi de 1905, ouvrant par là le financement public des structures religieuses et scolaires des églises. Cela amplifie la brèche plus ancienne à savoir celle des cinq départements français dérogeant au principe de laïcité depuis bien plus longtemps notamment pour la Guyane basée sur un texte de 1828 de Charles X. Sans compter que les néolibéraux de droite et de gauche au pouvoir ont largement contribué à diminuer l’impact de la loi de 1905 et des trois circulaires de Jean Zay du Front populaire en jouant sur la hiérarchie des normes et sur le fait que la jurisprudence a toujours, dans le cas où deux lois sont contradictoires, installé dans le droit positif la loi la plus récente. Ainsi, la loi de 1905 est devenue beaucoup moins féconde avec les baux emphytéotiques quasi gratuits pour le secteur privé et avec l’acceptation de financer les édifices cultuels comme des lieux culturels. Comme il est facile d’enlever un « r » à culturel ! Quant aux circulaires de Jean Zay du Front populaire, Mitterrand-Rocard-Jospin les ont assassinées en 1989, ce qui a obligé les vrais laïcs à mener une lutte de 14 ans pour restituer l’interdiction des signes religieux à l’école publique promulguée par le Front populaire.

Dans le même temps, le développement du post-modernisme contre l’universalisme dans les années 1970 installe le relativisme culturel avec les pensées de Foucault, Deleuze et cie. Dorénavant, l’ouverture au primat de la subjectivité contre les faits objectifs détruit à petits feux les fondements de la laïcité. Dit autrement, en 1905, Jaurès et le pape avait la même définition de la laïcité. L’un était pour, l’autre contre. Aujourd’hui, avec le relativisme culturel, tout le monde est pour tous les mots des conquêtes sociales (République, démocratie, laïcité, solidarité, liberté, révolution, etc.), mais chacun avec une définition contradictoire de celle du voisin. Exit alors la définition historique et donc débat démocratique argumenté impossible.

Pire, les Étasuniens vont encore plus loin en promouvant après l’idéologie hollywoodienne de la guerre froide, l’idéologie « woke ». Ce « wokisme » développe des nouvelles tendances identitaires. Nous connaissions déjà les politiques identitaires existant à droite, à l’extrême droite et à l’extrême centre. Eh bien, nous aurons en plus de nouvelles politiques identitaires se développant à gauche et à l’extrême gauche.

Singularité, cette idéologie est une quasi-religion née dans l’université étasunienne et se propage comme l’ancienne idéologie à travers la planète. La France, pays de l’invention de la laïcité, mais qui a le plus reculé sur ce principe, est l’une des nations les plus touchées par ce mouvement quasi religieux. Lorsqu’on le regarde de plus près, seules les villes centres et leurs banlieues sont touchées. Les régions périphériques et rurales ne le sont pas ou peu. Mais l’influence grandissante des villes centres universitaires dans le monde d’aujourd’hui fait que cela rejaillit énormément sur les politiques publiques.

Car il s’agit bien d’un mouvement quasi religieux puisqu’il se base sur des dogmes indiscutables pour leurs fidèles, comme l’est l’Immaculée Conception chez les chrétiens.

L’aspiration à l’universalisme, indispensable pour toute émancipation, a été combattue de tout temps par les politiques identitaires. La conception identitaire aime à valoriser l’être humain par son « essence », ses origines, ses appartenances, même s’il ne les a pas choisies. La conception identitaire nie la possibilité de chaque être à s’extraire de son groupe d’appartenance pour lui permettre s’il le souhaite de s’émanciper de leurs héritages sociaux, culturels, ethniques ou religieux.

Comme toute politique identitaire, il s’agit d’essentialiser une caractéristique d’un individu pour le classifier définitivement. Par exemple, les noirs, les musulmans, les femmes sont des dominés et des victimes par nature. Les blancs surtout s’ils sont mâles, hétérosexuels, cisgenres et binaires, sont des dominateurs par nature. Dit autrement, toute réalité est une construction sociale. Dit encore autrement, une femme qui dit avoir subi des agressions sexuelles doit être crue sans aucune preuve nécessaire, un noir qui se fait tuer par la police relève obligatoirement du crime raciste, etc. Et pourtant, un homme vient de passer 11 ans de prison avant que sa dénonciatrice avoue qu’en réalité, c’est son frère qui l’a violé et que récemment un noir a été tué par la police américaine composée de cinq policiers noirs. Dans ce dernier cas, le noir tué ne l’a pas été par racisme, mais parce qu’il était pauvre. Il est mort par mépris de classe. Mal nommer les choses se rajoute au malheur du monde disait Camus. Supprimer la recherche argumentée des causes au profit d’essentialismes dogmatiques provoque obligatoirement un recul de la laïcité. En fait, ce nouvel identitarisme vise à racialiser la question sociale, à détourner la société des causes sociales des événements pour hypertrophier les questions de race et de genre. La logique du procès remplace la discussion argumentée. L’accusation de « raciste » ou « d’extrême droite » est utilisée dès que l’on s’oppose à leurs conceptions. La politique est remplacée par la moraline. La chasse en meute sur les réseaux sociaux, l’essentialisation victimaire, l’« épistémologie des points de vue », se développe.

Y a-t-il un lien entre les avancées ou reculs laïques et les avancées ou reculs sociaux ? 

La réponse est claire lorsque nous regardons l’histoire du 18e siècle à nos jours : les avancées laïques et les avancées sociales sont concomitantes. Leurs reculs respectifs idem. Il n’y a jamais eu d’avancée significative des uns sans les autres. Voilà pourquoi la plupart des discours laïques sont aujourd’hui inefficients quand ils ne sont pas liés à leur écosystème social. Nous comprenons alors mieux pourquoi, dans les dernières décennies les actions laïques, construites dans l’entre soi d’organisations sans grande influence, n’ont eu que peu d’effets sur le recul inexorable de la laïcité, car sans lien avec son écosystème social qui, seul, peut lui permettre de se développer majoritairement.

A qui profitent ces idéologies identitaires ?

A cette question, je réponds que ce sont bien les dirigeants du système qui ont intérêt à évacuer le primat de la question sociale, seul ciment majoritaire pour l’émancipation du peuple, et pour la compréhension de l’histoire du monde. Le dernier mouvement contre le projet réactionnaire des retraites en porte témoignage. Voilà pourquoi, dans le capitalisme, les nominations, les financements publics dans l’université, les invitations dans les médias dominants vont plutôt vers les discours identitaires. La « droite identitaire » subventionnée par une partie du patronat et de la classe dirigeante, la « gauche identitaire », par des ONG, fondations et maisons de mode. Cette nouvelle idéologie identitaire souhaite changer les choses pour que les rapports de classe soient maintenus. Voilà qui éclaire d’un jour nouveau l’épisode des gilets jaunes défaits suite à un mépris de classe ! Voilà qui éclaire d’un jour nouveau l’analyse de la séquence politique actuelle à savoir que lors des législatives de 2022, 70 % de la classe populaire ouvrière et employée et 70 % des jeunes de moins de 35 ans (soit la majorité du peuple !) font partie des 4 types de votes abstentionnistes (les inscrits qui ne votent pas, les votes nuls et blancs et les non-inscrits en augmentation). Car nous sommes bien dans une séquence d’un fossé grandissant entre le peuple et ses « élites ».

Ces « élites » largement minoritaires ont besoin d’une hégémonie culturelle qui divise le peuple pour leur éviter de subir le même sort que les aristocrates lors de la Révolution française. Cette politique identitaire sévissant à gauche est un frein au rassemblement d’une gauche de gauche qui ne peut fonctionner qu’avec une approche holistique(1)L’approche holistique, en sciences humaines, s’intéresse aux motivations et aux pratiques sociales des individus prises de manière collective au sein de la société. Elle considère que les faits sociaux doivent être expliqués en relation avec le groupe ou la société. Dit autrement, le système de pensée holistique pense que les caractéristiques d’un être ou d’un ensemble ne peuvent être connues que lorsqu’on le considère et l’appréhende dans son ensemble, dans sa totalité. de tous les combats démocratique, laïque, social, écologique, féministe, antiraciste, mais avec un primat de la lutte des classes, seul primat qui peut rassembler un bloc historique populaire largement majoritaire. Dans le cas contraire, c’est permettre à l’union de toutes les droites de se constituer comme bloc majoritaire

(Voir notre dernier éditorial : Vers une union de toutes les droites françaises ?)

Universalisme, mais lequel ?

Répétons la phrase d’Albert Camus : mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. C’est ce que font beaucoup de laïques d’aujourd’hui quand ils opposent aujourd’hui l’universalisme aux politiques identitaires. Car depuis qu’est né au 18e siècle le concept d’universalisme, qui a largement participé au progrès de l’humanité, a lui aussi subi des dérives. Voilà pourquoi nous proclamons la nécessité de porter un universalisme concret contre les politiques identitaires, mais aussi contre l’universalisme abstrait. Si la première traduction juridique majeure de l’universalisme est née en France avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, force est de constater que le fait que « tous les hommes naissent libres et égaux en droit » ne suffit plus pour être concrètement « libres et égaux » dans sa vie. Si la dimension planétaire du principe est renforcée par la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, les politiques néolibérales et ordolibérales de droite et de gauche ont réussi, tout en maintenant l’idée d’un universalisme abstrait, à éliminer la perspective d’un universalisme concret dans les actes ! Oui, il faut permettre à chaque individu de s’émanciper s’il le souhaite – de ses héritages sociaux, culturels, ethniques. De ce fait, on permettrait aux citoyens de se départir des obsessions identitaires qu’ils pourraient rencontrer dans son environnement.

Mais pour renforcer les politiques identitaires comme le souhaitent les néolibéraux de droite et de gauche, rien de mieux qu’un universalisme abstrait qui n’a aucune réalité objective doublée d’un renforcement des inégalités sociales qui favorisent toutes les formes de ségrégation sociale, qui annihile de fait toute possibilité d’un universalisme concret. Georges Orwell écrivit : « Il est des idées d’une telle absurdité que seuls les intellectuels peuvent y croire. » Eh bien voilà une idée absurde défendue par une partie importante de la bourgeoisie intellectuelle, celle de croire qu’on peut, qu’on doit se préoccuper de l’universalisme et de la laïcité quand on est loin de subvenir à ses besoins primaires et que les perspectives pour y parvenir sont peu crédibles ! Raison de plus pour comprendre que le primat de la lutte des classes est indispensable pour retrouver le chemin de la République sociale.

Oui, on a que faire des vertueuses proclamations d’universalisme abstrait promues par la fraction de la bourgeoisie intellectuelle qui souhaite le changement pour que rien ne change.

Unité du genre humain, égalité en droits et lutte féroce contre toutes les inégalités sociales de toutes natures sont les leviers pour déployer les moyens d’un universalisme concret en actes, incarné dans la réalité sociale. Alors là, nous pouvons reprendre le chemin de l’émancipation humaine.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 L’approche holistique, en sciences humaines, s’intéresse aux motivations et aux pratiques sociales des individus prises de manière collective au sein de la société. Elle considère que les faits sociaux doivent être expliqués en relation avec le groupe ou la société. Dit autrement, le système de pensée holistique pense que les caractéristiques d’un être ou d’un ensemble ne peuvent être connues que lorsqu’on le considère et l’appréhende dans son ensemble, dans sa totalité.