Face aux crises écologiques : transition et décélération

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ReSPUBLICA s’est exprimé à plusieurs reprises au cours de l’année écoulée sur les travaux du GIEC ou le débat sur l’énergie et la « transition ». Nous publions ici un texte de Clément Caudron, ingénieur et essayiste. Ses positions ne sont pas nécessairement celles de la Rédaction mais nous paraissent utiles pour alimenter un débat complexe que nous souhaitons le plus large et approfondi possible…

Bien entendu nous reviendrons à la rentrée sur plusieurs questions soulevées par ce texte : Le PIB est-il le bon instrument de mesure ? Le rôle de l’Union européenne se résume-t-il à une question de traités ? La « décélération » et la sobriété dont il est beaucoup question aujourd’hui ne doivent-elles pas être abordées d’un point de vue de classe et pas d’une façon abstraite et générale ? Comment traiter la question de la « transition » écologique qui ne peut être disjointe de la « transition » énergétique dans un système capitaliste préoccupé uniquement du profit à court terme ?

Nous reviendrons sur la nature de la crise du capitalisme à son stade de développement actuel, ses capacités d’adaptation y compris dans le cadre d’une « transition » dans la sobriété et la décélération, et sur le rapport de force à créer pour défendre l’intérêt général, le bien commun et rompre avec ce système.

Crise(s)

Le constat ne fait plus de doutes : la crise écologique est bien là. Nous expédions dans l’atmosphère des quantités sans cesse croissantes de Gaz à Effet de Serre (GES), ce qui a déjà réchauffé le climat de plus de 1°C par rapport à l’ère préindustrielle, et est à l’origine d’une multiplication des incendies, sécheresses et inondations(1)IPPC, 2021 : Summary for Policymakers, Climate Change 2021, The Physical Science Basis. Si nous poursuivons ainsi nous devrions atteindre une hausse de 3 à 4°C en 2100 – ce qui est proche du réchauffement observé à la fin de la dernière période glaciaire.

Mais les émissions de GES et le dérèglement climatique qu’elles induisent ne sont qu’une forme de pollution parmi d’autres. S’y ajoutent la pollution de l’eau, la pollution plastique notamment, la pollution des sols, via les pesticides par exemple, ou encore la pollution de l’air, responsable d’environ 7 millions de morts par an au niveau mondial(2)A. PAYELLE, La pollution cause 7 millions de morts par an dans le monde, Sciences et avenir [en ligne], publié le 19 avril 2018. – près de 50 000 dans notre pays(3)A. DURAND, Avec 48 000 morts par an en France, la pollution de l’air tue plus que l’alcool, Le monde [en ligne], publié le 27 février 2019..

Autre drame écologique majeur : la chute de la biodiversité. L’activité humaine induit une pression terrible sur les écosystèmes, et cela se traduit par des extinctions d’espèces, par une diminution rapide des populations et par un appauvrissement génétique(4)IPBES, 2019 : Résumé à l’intention des décideurs, Le rapport de l’évaluation mon­diale de la biodiversité et des services écosystémiques.. Tout cela aura en retour de graves conséquences sur l’être humain – les insectes pollinisateurs, fortement menacés, sont à l’origine des trois quarts des cultures alimentaires mondiales.

Cette crise écologique se double d’une crise énergétique. 80 % de notre approvisionnement énergétique mondial dépend des énergies fossiles(5)AIE, Approvisionnement énergétique total (TES) par source, Monde 1990-2018. – pétrole, gaz et charbon, qui sont présentes en quantités finies dans nos sous-sols et consommées de manière croissante : cela ne pourra se poursuivre indéfiniment. La diminution de la production pétrolière mondiale – le « pic pétrolier » – est attendue pour la décennie à venir(6)M. AUZANNEAU et H. CHAUVIN, Pétrole, le déclin est proche, Seuil, 2021.. Or la quasi-totalité de nos transports fonctionne aujourd’hui au pétrole : moins de pétrole c’est donc moins de flux de marchandises et de personnes, soit un ralentissement économique général.

Les autres matières premières aussi s’épuisent, les métaux notamment, même si le recyclage peut (un peu) ralentir cela. La consommation occidentale est d’ores et déjà colossale, le développement industriel chinois s’y ajoute depuis les années 2000, les transitions numériques et écologiques – très gourmandes en métaux – vont encore venir renforcer la tendance(7)O. VIDAL, Podcast : Après le pic pétrole, le pic Métaux ?, Metabolism of Cities [en ligne], publié le 17 mai 2022..

Un pays comme la France, qui ne possède pas d’énergies fossiles dans son sous-sol et n’en extrait pas de métaux, se trouve être entièrement dépendant des importations étrangères. En cas de tension géopolitique ou de perturbation des chaînes logistiques mondiales, voilà qui expose à des ruptures d’approvisionnement et à une envolée des prix, lesquels se forment sur des marchés internationaux peu régulés et fortement soumis à la spéculation financière.

Transition(s)

Il est donc urgent de prendre la mesure de cette situation d’ensemble, et d’agir efficacement en conséquence. La priorité absolue est de réduire drastiquement la part des énergies fossiles dans notre mix énergétique, d’une part en électrifiant tout ce qui peut l’être – transports, chauffage, procédés industriels – et d’autre part en faisant en sorte que cette électricité soit aussi bas carbone que possible.

Les deux tiers de l’électricité mondiale sont aujourd’hui produits par des centrales à gaz et à charbon(8)AIE, Production d’électricité par source, Monde 1990-2018., il faut les remplacer par du nucléaire et du renouvelable – éolien, solaire, hydroélectricité. En France le mix électrique est déjà très peu carboné(9)AIE, Production d’électricité par source, France 1990-2019., car il repose majoritairement sur un vaste parc nucléaire, mais celui-ci arrive en fin de vie. Il faut donc lancer au plus vite un nouveau programme nucléaire pour prendre le relais, tout en accélérant le déploiement du renouvelable.

Par ailleurs il ne sera pas suffisant de décarboner la production nationale, car la moitié des émissions de GES françaises provient des importations(10)Commissariat général au développement durable, Chiffres clés du climat, 2020., pour l’essentiel originaires de pays lointains et/ou carbonés (Chine, Allemagne). Il faut donc procéder à un vaste mouvement de relocalisation en réindustrialisant notre territoire.

Une telle transition écologique ne saurait se réduire à une somme de petits gestes individuels. Nous parlons ici de métamorphoser les réseaux d’énergie et de transports, et de réindustrialiser le pays : ce sont des changements structurels et systémiques, qui nécessitent une politique nationale volontariste – pas juste la bonne volonté de citoyens écoresponsables. Remarquons aussi que tout cela ne demande pas de rupture technologique majeure : la plupart des solutions techniques sont déjà disponibles – trains, pompes à chaleur, éoliennes, centrales nucléaires – et le défi consiste plutôt à les généraliser suffisamment vite pour qu’elles remplacent rapidement les technologies carbonées actuellement majoritaires.

Cette bifurcation massive et rapide nécessitera l’instauration d’un cadre réglementaire contraignant, de forts investissements publics, des politiques industrielles sectorielles, une planification d’ensemble, le rétablissement de monopoles publics en matière d’énergie et de transports, ou encore la régulation des flux de marchandises et de capitaux aux frontières nationales. Cela est foncièrement incompatible avec le néolibéralisme actuellement en vigueur, qui mise sur le seul libre-marché depuis 40 ans (visiblement sans succès).

Malheureusement ce néolibéralisme est inscrit dans le marbre des traités européens(11)Collectif « Chapitre 2 », La gauche à l’épreuve de l’Union européenne, Éditions du Croquant, 2019. : austérité budgétaire, indépendance de la banque centrale, libre circulation des biens et des capitaux, concurrence libre et non faussée. Or ces traités ne sont pas modifiables dans la pratique, tout changement nécessitant l’unanimité des États membres, aux intérêts nationaux foncièrement contradictoires. Une transition écologique sérieuse passera donc inévitablement par une rupture unilatérale avec la construction européenne.

Décélération : nécessaire, possible, souhaitable

Cette transition écologique est indispensable, mais elle ne suffira pas : on ne résoudra pas les crises écologiques en se contentant de décarboner notre production, si l’on poursuit simultanément la croissance des volumes produits. D’abord parce qu’il nous faut diminuer nos émissions de GES extrêmement rapidement si l’on veut éviter un climat hors de contrôle ; on parle a minima d’une division par 4 d’ici à 2050. Or les mesures précitées sont longues à déployer : renouveler un parc automobile ne se fait pas du jour au lendemain, réindustrialiser un pays non plus, métamorphoser un système énergétique encore moins. Même avec une politique économique extrêmement ambitieuse, contraignante et dépensière, il n’est donc absolument pas certain que nous puissions y parvenir.

Ensuite parce qu’une telle décarbonation pourrait rapidement venir buter sur d’autres limitations physiques qui en réduiraient fortement l’ampleur ou le rythme. A-t-on assez de cuivre, de lithium et de cobalt dans nos sous-sols et sommes-nous capables de l’extraire suffisamment vite pour une électrification rapide du parc automobile mondial ? A-t-on assez de surfaces au sol cultivables pour généraliser l’usage des biocarburants ? A-t-on assez d’uranium sur Terre pour augmenter drastiquement la part du nucléaire dans le mix électrique mondial ? Les réponses à ces questions sont souvent négatives ou incertaines.

Étant donné que nous n’avons qu’une seule planète – et donc pas le droit à l’erreur, la solution la plus sûre est d’accepter une certaine décélération de l’activité économique, en complément de la transition écologique, du moins dans les pays riches.

Tous les scénarios de « croissante verte » qui tentent aujourd’hui de concilier maintien de la croissance économique et respect des objectifs climatiques sont ainsi tenus de miser sur des vitesses de déploiement très optimistes(12)CARBONE 4, Découplage et croissance verte, septembre 2021. et de passer sous silence la plupart des autres limites physiques, soit un pari d’ensemble particulièrement incertain(13)EUROPEAN ENVIRONMENTAL BUREAU, Decoupling Debunked, juillet 2019.. Étant donné que nous n’avons qu’une seule planète – et donc pas le droit à l’erreur, la solution la plus sûre est au contraire d’accepter une certaine décélération de l’activité économique, en complément de la transition écologique, du moins dans les pays riches.

Il est arithmétiquement possible de diviser par deux le PIB français tout en maintenant les revenus de la moitié la plus pauvre de la population, via une réduction drastique des inégalités

Décélérer c’est réduire le PIB ; comment y parvenir sans destruction d’emplois ? Tout simplement en réduisant le temps de travail en proportion : si nous produisons deux fois moins, mais que chacun travaille deux fois moins, alors le volume d’emplois national est préservé(14)C. CAUDRON, Il est urgent de ralentir, Éditions du Borrégo, 2022, p.223-233.. Plusieurs méthodes complémentaires pour ce faire ; réduire la durée de travail hebdomadaire, accorder des semaines de congés supplémentaires ou encore partir plus tôt à la retraite.

Les revenus seraient-ils réduits dans les mêmes proportions ? En moyenne oui, car on ne peut consommer que ce qui est produit, si bien qu’une division par deux de la production s’accompagnerait inévitablement d’une division par deux de la consommation, donc du revenu (réel) moyen. Mais il est parfaitement envisageable de maintenir les revenus des plus pauvres, si l’on accepte de compresser bien davantage les revenus des plus favorisés. Ainsi il est arithmétiquement possible de diviser par deux le PIB français tout en maintenant les revenus de la moitié la plus pauvre de la population, via une réduction drastique des inégalités(15)C. CAUDRON, op. cit., p.235-247.

Une telle baisse du PIB ne devrait pas nous rendre moins heureux : dans les pays riches, il y a bien longtemps que la croissance économique ne se traduit plus par une augmentation significative du niveau de bien-être. Voilà qui nous libérerait au contraire un temps libre conséquent(16)Ibid., p.249-265. pour se consacrer à nos proches et à nos loisirs en tout genre – lecture, sport, musique, fête, bricolage, jardinage, voyage (bas carbone). Cela permettrait donc d’articuler l’épanouissement individuel et collectif avec le respect des limites planétaires.

Toutefois une telle évolution ne sera pas anodine sur le plan politique. Décélération économique et capitalisme sont foncièrement incompatibles(17)Ibid., p.285-298, aucun actionnaire n’étant prêt à accepter une contraction drastique de son chiffre d’affaires pour motif écologique, doublée d’une redistribution accrue de la richesse produite pour cause de soutenabilité sociale. La décélération sera donc post-capitaliste, ou ne sera pas.

Biographie de l’auteur

Ingénieur diplômé de l’École Centrale de Lille, Clément Caudron vient de publier Il est urgent de ralentir – Manifeste pour une écologie rationnelle et émancipatrice aux Éditions du Borrégo. Dans ses précédents livres, Système contre système (2017) et Reconstruction (2020), il développait une proposition globale, imaginant ce que pourrait être un système politique et économique radicalement différent du système actuel. Membre fondateur du groupe de réflexion « chapitre2 », il a coécrit La gauche à l’épreuve de l’Union européenne (2019), un ouvrage prônant une rupture avec le cadre néolibéral européen. Il participe aussi au collectif des « Constituants ».

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 IPPC, 2021 : Summary for Policymakers, Climate Change 2021, The Physical Science Basis.
2 A. PAYELLE, La pollution cause 7 millions de morts par an dans le monde, Sciences et avenir [en ligne], publié le 19 avril 2018.
3 A. DURAND, Avec 48 000 morts par an en France, la pollution de l’air tue plus que l’alcool, Le monde [en ligne], publié le 27 février 2019.
4 IPBES, 2019 : Résumé à l’intention des décideurs, Le rapport de l’évaluation mon­diale de la biodiversité et des services écosystémiques.
5 AIE, Approvisionnement énergétique total (TES) par source, Monde 1990-2018.
6 M. AUZANNEAU et H. CHAUVIN, Pétrole, le déclin est proche, Seuil, 2021.
7 O. VIDAL, Podcast : Après le pic pétrole, le pic Métaux ?, Metabolism of Cities [en ligne], publié le 17 mai 2022.
8 AIE, Production d’électricité par source, Monde 1990-2018.
9 AIE, Production d’électricité par source, France 1990-2019.
10 Commissariat général au développement durable, Chiffres clés du climat, 2020.
11 Collectif « Chapitre 2 », La gauche à l’épreuve de l’Union européenne, Éditions du Croquant, 2019.
12 CARBONE 4, Découplage et croissance verte, septembre 2021.
13 EUROPEAN ENVIRONMENTAL BUREAU, Decoupling Debunked, juillet 2019.
14 C. CAUDRON, Il est urgent de ralentir, Éditions du Borrégo, 2022, p.223-233.
15 C. CAUDRON, op. cit., p.235-247
16 Ibid., p.249-265.
17 Ibid., p.285-298