Mêlant histoire des idées et histoire matérielle, Jean-Baptiste Fressoz propose une relecture de l’histoire globale de l’énergie. C’est sans doute le second aspect qui est le plus passionnant : l’historien contredit avec méticulosité une histoire de l’énergie dite « phasiste » qui aurait vu se succéder plusieurs périodes où dominait l’utilisation d’une ressource : d’abord le bois, puis le charbon et ensuite le pétrole et le gaz.
Il n’y a pas eu de transition dans le passé
Remontant en premier lieu aux sources de notre vision « phasiste » de l’histoire de l’énergie, qu’on peut conjuguer avec celle d’un progrès linéaire depuis la révolution industrielle, Jean‑Baptiste Fressoz montre ensuite à travers des exemples précis comment cette histoire ignore la réalité de la consommation matérielle des ressources. Comme il l’explique également dans cet entretien accordé à Blast, globalement, sur les soixante-dix matières premières principales, seules six ont décru depuis 1960 : l’amiante (pour des raisons sanitaires), le mercure, le béryllium, le tellurium, le thallium et la laine de mouton (remplacée notamment par des fibres textiles issues de l’industrie pétrochimique).
Aujourd’hui, l’humanité n’a jamais brûlé autant de pétrole, de gaz, de charbon et même de bois, et ce, en dépit du développement des énergies renouvelables ou des progrès techniques améliorant les rendements énergétiques. En réalité, les énergies se sont accumulées, sans se remplacer, et dans des proportions que l’on a parfois du mal à se représenter. De ce point de vue, les deux chapitres les plus bluffants sont à mon sens ceux sur les liens entre charbon et bois et entre charbon et pétrole.
Dans le premier, « une histoire boisée du charbon », l’historien montre avec brio comment l’utilisation de deux matières est en symbiose et de quelle manière l’extraction de charbon était dépendante de la production de bois. Certes, dans un pays comme l’Angleterre, l’utilisation du bois de chauffage devient faible par rapport au charbon après 1900, mais retenir la part du bois comme apport énergétique, c’est oublier celle, très conséquente, du bois utilisé comme étais pour soutenir les galeries des mines que l’on pouvait comparer à des « forêts souterraines » : au début du XXe siècle, les mines britanniques engloutissaient chaque année entre 3 et 4,5 millions de m³ de bois, contre 3,6 millions de m³ de bois de feu brûlé vers 1750.
Par ailleurs, ce bois d’œuvre nécessitait quatre fois plus d’espaces forestiers que le bois de feu. De même, à ses débuts, l’industrie pétrolière a consommé des quantités énormes de bois, car le pétrole était transporté en tonneaux de bois. Aux États-Unis, dans les années 1900, 10 millions de tonneaux étaient encore produits par an pour les besoins de l’industrie pétrolière, soit deux fois plus que ceux requis pour toutes les boissons alcoolisées.
Jean-Baptiste Fressoz nous ouvre les yeux sur l’ensemble des chaînes de production, s’intéressant particulièrement aux matériaux permettant le transport, la distribution et la logistique des matières et des produits. Ainsi, l’amélioration des techniques d’extraction de bois grâce au pétrole (développement des routes forestières et des tronçonneuses), tout comme l’amélioration des rendements du bois grâce aux engrais chimiques a rendu la sylviculture intensive et dépendante du pétrole. En Europe, le couvert forestier a effectivement légèrement progressé, notamment en France par rapport à l’Ancien Régime, mais d’une part, il faut prendre en compte la déforestation importée (par exemple pour le soja consommé par l’agriculture) et d’autre part, le fait que la sylviculture pratiquée aujourd’hui dégrade les capacités de stockage de carbone des nos forêts(1)Voir à ce sujet notre précédent article sur les forêts.. En résumé, si on regarde attentivement les trois siècles passés, les énergies s’additionnent et ne se remplacent pas, ce qui fait sérieusement douter d’une transition possible pour le futur.
Comment l’idée de transition s’est-elle imposée comme solution au changement climatique ?
Le dernier tiers de l’essai revient sur la mise en avant de l’idée de transition, au travers des différents acteurs qui l’ont promu, que ce soit au sein des compagnies pétrolières ou du GIEC. Ici, l’historien établit une généalogie détaillée du concept de transition appliqué à l’énergie et montre son utilisation fallacieuse, au vu des connaissances qui étaient déjà disponibles. D’après lui, les grandes entreprises comme Total (devenu TotalEnergies) se sont emparées très vite de ce concept, car cela permettait d’éviter des politiques plus restrictives, comme celles de sobriété qui ont finalement émergé très tardivement dans le débat public (au contraire de l’idée du développement « durable »).
En conclusion, l’ouvrage de Jean-Baptiste Fressoz montre que nous projetons de manière inconsciente sur le futur une idée du passé qui est en fait fausse et qui ne tient pas compte de l’utilisation totale des matières, des circuits de fabrication et de distribution. En cela, il est très précieux, car il change notre perception du monde matériel, qui nous est de plus en plus invisible, alors que nous dépendons très fortement de consommations de matières et d’énergies qui ne sont plus sur le territoire national. Face à cela, son constat est assez pessimiste :
La transition est l’idéologie du capital au XXIe siècle. Grâce à elle, le mal devient le remède, les industries polluantes, des industries vertes en devenir, et l’innovation, notre bouée de sauvetage. Grâce à la transition, le capital se retrouve du bon côté de la lutte climatique. Grâce à la transition, on parle de trajectoires à 2100, de voitures électriques et d’avions à hydrogènes plutôt que de niveau de consommation matérielle et de répartition. Des solutions très complexes dans le futur empêchent de faire des choses simples maintenant. La puissance de séduction de la transition est immense : nous avons tous besoin de basculements futurs pour justifier la procrastination présente.
Espérons que cet ouvrage poussera à approfondir les scénarios, souvent trop simplistes, établis par les instances décisionnaires et que puisse émerger un débat sur des politiques de sobriété, dont on ne voit pas comme
Notes de bas de page
↑1 | Voir à ce sujet notre précédent article sur les forêts. |
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