BURKINI DANS LES PISCINES : APRÈS LA VICTOIRE JURIDIQUE, LA BATAILLE DES IDÉES

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Une piscine vue d'en dessous

On se souvient que le maire de Grenoble et ses soutiens avaient voulu introduire dans le règlement intérieur des piscines municipales de la ville une mention dérogatoire aux règles d’hygiène et de sécurité, pour satisfaire une pression politico-religieuse[1]. Mais l’aveu aurait immédiatement rendu visible le caractère illégal d’une telle disposition. L’astuce consista alors en une formulation alambiquée portée au nouveau règlement intérieur des piscines municipales permettant des tenues dérogatoires ajustées aux normes du burkini, qui ne mentionnerait pas ledit burkini. Ainsi, la ville de Grenoble prétendait ne pas avoir pas autorisé le burkini mais un vêtement de baignade à la mode, conforme, par un heureux hasard, aux règles du costume politico-religieux.

Mais le Tribunal administratif de Grenoble du 25 mai 2022 a suspendu l’exécution de l’article du règlement intérieur des piscines de la ville de Grenoble qui introduisait cette modification[2]. La ville de Grenoble a alors fait appel de ce jugement auprès du Conseil d’État. Dans son ordonnance du 21 juin 2022, le juge des référés du Conseil d’État a rejeté cet appel et confirmé la suspension de l’article du règlement intérieur autorisant le port du burkini[3].

Une décision qui fera date

Après le Tribunal administratif de Grenoble, le juge des référés du Conseil d’État a balayé les tartufferies de la ville de Grenoble et de ses soutiens, en « constat(ant) que, contrairement à l’objectif affiché par la ville de Grenoble, l’adaptation du règlement intérieur de ses piscines municipales ne visait qu’à autoriser le port du « burkini » afin de satisfaire une revendication de nature religieuse et, pour ce faire, dérogeait, pour une catégorie d’usagers, à la règle commune, édictée pour des raisons d’hygiène et de sécurité, de port de tenues de bain près du corps ». Des éléments objectifs convergents ont conduit le Juge administratif à reconnaître que, contrairement aux allégations de la ville de Grenoble, l’intention de la modification du règlement intérieur était de céder à une demande de nature religieuse. Les arguments de la ville de Grenoble, de l’association communautariste Alternative citoyenne et de la Ligue des droits de l’homme venue leur prêter main-forte, n’ont à l’évidence pas convaincu le Conseil d’État pour qui « il apparaît que cette dérogation très ciblée répond en réalité au seul souhait de la commune de satisfaire à une demande d’une catégorie d’usagers et non pas, comme elle l’affirme, de tous les usagers ».

Le Conseil d’État confirme par là-même qu’il n’est pas question d’étendre la neutralité aux usagers. 

Le Conseil d’État confirme par là-même qu’il n’est pas question d’étendre la neutralité aux usagers. C’est en effet la rupture d’égalité entre les usagersdevant le service public par un droit excessivement dérogatoire au bénéfice de quelques-uns, qui porte atteinte à la neutralité du service public vis-à-vis de l’ensemble des usagers. Seule la neutralité inhérente à l’organisation et aux finalités d’intérêt général du service public, impose des obligations particulières aux usagers : « En prévoyant une adaptation du service public très ciblée et fortement dérogatoire à la règle commune pour les autres tenues de bain, le nouveau règlement intérieur des piscines municipales de Grenoble affecte le respect par les autres usagers de règles de droit commun trop différentes, et donc le bon fonctionnement du service public, et porte atteinte à l’égalité de traitement des usagers, de sorte que la neutralité du service public est compromise ». Ceci permet de rappeler que le principe de neutralité du service public n’est pas lui-même neutre puisqu’il est l’une des conditions du traitement égal des usagers du service public.

Ce qui a été contesté dans cette affaire, c’est le caractère disproportionné de l’aménagement, au point que cet aménagement aurait contrevenu au bon fonctionnement du service public et créé une rupture d’égalité entre les usagers.

Le Conseil d’État observe également que le seul fait de tenir compte des convictions des usagers afin de leur faciliter l’accès à un service public, ne contrevient pas en soi au principe de laïcité, sous réserve de considérer que l’éventuel aménagement du service n’est pas un droit mais qu’il relève de l’appréciation et de la décision de l’autorité administrative : « Le juge des référés du Conseil d’État rappelle la jurisprudence selon laquelle le gestionnaire d’un service public a la faculté d’adapter les règles d’organisation et de fonctionnement du service pour en faciliter l’accès, y compris en tenant compte des convictions religieuses des usagers, sans pour autant que ces derniers aient un quelconque droit qu’il en soit ainsi ». Ce qui a été contesté dans cette affaire, c’est le caractère disproportionné de l’aménagement, au point que cet aménagement aurait contrevenu au bon fonctionnement du service public et créé une rupture d’égalité entre les usagers.

Voilà donc, à ce jour, sans surenchère du point de vue du droit de la laïcité, les faits remis sur leurs pieds par le droit. Le Conseil d’État s’est d’ailleurs appuyé sur le principe laïque et républicain cardinal suivant lequel « les dispositions de l’article 1er de la Constitution interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers »[4]. L’ordonnance du 21 juin 2022 du Conseil d’État statuant au contentieux est une victoire juridique dont on ne peut que se réjouir. Sévèrement désavoués à deux reprises par le Juge administratif, le maire de Grenoble et ses soutiens se trouvent aujourd’hui dans la position de l’arroseur arrosé qui a cru jouer au plus malin.

Consistance et limites du droit

Faut-il pour autant estimer l’affaire gagnée pour la laïcité ? Rien n’est moins sûr, pour au moins trois raisons.

La première tient au droit lui-même. Non seulement la bataille juridique des piscines grenobloise n’est pas close, mais on peut craindre que sur d’autres questions, prenant exemple sur cette ordonnance du Conseil d’État qui ferait jurisprudence, le juge administratif soit conduit à interpréter les faits dans un sens abusivement restrictif des libertés. Il conviendra donc d’être attentif au risque d’une dérive du droit administratif français qui pourrait juger trop vite sur la base des intentions plutôt que sur les seuls faits incontestables.

La seconde raison de prudence tient à ce que nous ne sommes nullement à l’abri de nouveaux règlements ni de nouvelles dispositions et décisions irresponsables, qui sèmeraient à nouveau la zizanie dans la société. Des provocateurs verraient d’un bon œil une multiplication de contentieux juridiques.  

La troisième et principale raison pour laquelle il convient de ne pas crier victoire, c’est qu’avant d’être un principe juridique, la laïcité est une idée politique qui appelle des luttes et des initiatives pour les valeurs fondamentales de liberté et d’égalité. Il est vrai qu’à l’instar des grandes luttes émancipatrices modernes, les combats pour la laïcité visent à conquérir, conserver et étendre des droits. Mais les droits ne sont jamais parfaitement effectifs ni définitifs. Ils sont souvent affaiblis, détournés ou abolis du fait de l’apparition d’un nouveau contexte économique, de rapports de forces politiques bouleversés et de conjonctures idéologiques inédites.

L’enjeu n’est pas uniquement de « gagner la bataille du droit ». Il est principalement de progresser dans la bataille des idées, de démonter des impostures, de mieux soutenir les militants et associations laïques en France et dans le monde.

Ainsi, sur la question du burkini, comme sur bien d’autres, l’enjeu n’est pas uniquement de « gagner la bataille du droit ». Il est principalement de progresser dans la bataille des idées, de démonter des impostures, de mieux soutenir les militants et associations laïques en France et dans le monde. Le droit laïque peut faire défaut comme dans les théocraties totalitaires. Il peut aussi avoir la valeur d’un soutien et d’une légitimation, comme c’est le cas présentement avec l’ordonnance du Conseil d’État. Il lui arrive également de s’éroder voire de s’écrouler comme un château de cartes, si ses bases politiques, sociales et culturelles cèdent. Dans tous les cas, les actions politiques et culturelles jouent un rôle déterminant. Et la connaissance des causes sociales qui est à la source de l’efficacité des pressions intégristes, est décisive pour envisager les solutions.

Dans cette affaire, la ville de Grenoble ne s’est pas limitée à prendre en compte une demande de nature religieuse : elle a fautivement repris à son compte cette demande, comme s’il s’agissait d’une revendication émancipatrice parmi d’autres, relevant du libre choix personnel et intime de chacun. Que les élus de la ville de Grenoble se soient majoritairement trouvés dans cette situation aberrante par aveuglement politique, par clientélisme politicien ou par renoncement face aux intimidations d’activistes très organisés, ne change rien au fond du problème : l’enjeu est politique et culturel. Si l’on veut associer concrètement les exigences de la « République sociale » et celles de la « République laïque », on renonce aux facilités que donnent les compromissions avec l’intégrisme politico-religieux international et on s’engage dans le soutien résolu des militants laïques et féministes de terrain. On ne manque pas non plus d’appuyer les collectivités publiques soucieuses de garantir, par la neutralité du service public, le principe d’égalité et l’intérêt général. Le maire de Grenoble et tant d’autres à gauche sauront-ils se ressaisir pour renouer avec les fondamentaux de la laïcité, pour unir au lieu de cliver ?

En résumé, la décision du juge des référés du Conseil d’État est une très bonne nouvelle pour les laïques et les féministes qui en France et dans le monde luttent contre l’intégrisme et le fanatisme religieux. Elle les conforte dans leur combat universaliste et leur procure une légitimation ainsi qu’un argumentaire austère mais efficace. La portée de cette décision ne saurait cependant être surestimée car l’essentiel se joue sur le terrain politique, social et culturel, sur le plan des idées et des pratiques, en vue de surmonter des divisions artificielles.


[1] https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-combats/respublica-combat-feministe/le-voile-aquatique-le-droit-et-les-principes/7431450

[2] http://grenoble.tribunal-administratif.fr/A-savoir/Jurisprudence/Par-ordonnance-du-25-mai-2022-le-tribunal-administratif-de-Grenoble-a-suspendu-l-execution-de-l-article-10-du-nouveau-reglement-des-piscines-de-Grenoble-autorisant-l-usage-de-maillots-de-bains-de-type-burkini

[3] https://www.conseil-etat.fr/content/download/175426/file/464648.pdf
https://www.conseil-etat.fr/actualites/le-conseil-d-etat-confirme-la-suspension-du-reglement-interieur-des-piscines-de-la-ville-de-grenoble-autorisant-le-port-du-burkini
La Ligue du droit international des femmes (LDIF) est intervenue aux côtés du préfet de l’Isère.

[4] https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2004/2004505DC.htm