Mobilisation paysanne comme un écho aux « Gilets jaunes »

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L’actualité sociale est marquée par le mouvement des paysans en Europe avec les Néerlandais et les Polonais qui s’opposent à la concurrence déloyale des céréales ukrainiennes ainsi que les Allemands qui sont vent debout contre la suppression du rabais fiscal. Les paysans français emboîtent le pas de leurs homologues européens ou peut-être les ont précédés tant les revendications et motifs de mécontentement ne viennent pas, si l’on ose dire, de la dernière pluie ou sécheresse. Il semble que le gouvernement s’achemine vers une fausse « bonne solution » : abaisser les normes écologiques et le bien-être animal alors qu’il faut aider les paysans à faire face à la concurrence déloyale étrangère. Deux mots d’ordre de la Confédération paysanne pourraient être rassembleurs et ouvrir des perspectives d’élargissement des luttes à d’autres secteurs : « Un revenu digne pour tous les paysans et paysannes » et « Rompre avec le libre-échange ». Nous nous associons à la peine des proches des victimes, Mme Alexandra Sonnac et sa fille, qui ont payé de leur vie leur engagement pour la défense du monde rural et agricole ainsi qu’à leur mari et père encore en vie. La récupération par l’extrême-droite (RN) tentant d’y mêler la question migratoire comme cause de cet homicide involontaire est odieuse.

 

Sur le fond, la mobilisation invite à traiter celle-ci en lien avec la question écologique et la question de la décarbonation de l’activité humaine dans le cadre du respect des droits sociaux et de leur amélioration, comme le fait l’article de Jean-Claude Boual « Dans quelle transition sommes-nous engagés ? ».

La question paysanne, symboliquement, est très sensible dans l’opinion publique même si le monde des travailleurs du sol ne représente que quelques centaines de milliers (400 000 personnes) au regard des 68 millions de Français. Selon l’INSEE, « en près de quarante ans, alors que la taille des exploitations a augmenté(1)Entre 1970 et 2020, la superficie moyenne des exploitations est passée de 18,8 ha à 68, 6 ha., la part des agriculteurs exploitants dans l’emploi est passée de 7,1 % en 1982 soit 1,6 million de personnes à 1,5 % en 2019 ». La population paysanne a vieilli, la moitié d’entre eux ayant cinquante ans ou plus ce qui pose la question de la reprise des exploitations et ce, d’autant plus que 106 000 d’entre eux ont dépassé les soixante ans. Une autre caractéristique qui ne favorise pas l’attractivité de cette activité est que les trois quarts des travailleurs au sens large du sol sont des hommes. C’est sans doute ce qui fait les beaux jours de l’émission « L’amour est dans le pré ».

La très grande majorité d’entre nous a au moins un ancêtre récent en lien avec le monde agricole. Cela nous touche aussi parce qu’il s’agit de notre approvisionnement en nourriture de qualité suffisante et en quantité suffisante. Cela concerne également la souveraineté alimentaire du pays, essentielle pour garantir notre indépendance(2)Voir notre précédent numéro du 26 mars 2023 : « Alimentation : quelles pratiques pour retrouver notre souveraineté alimentaire »..

Plusieurs causes à l’origine de ce soulèvement

À première vue, c’est la fin progressive de l’avantage fiscal sur le gazole non routier qui a motivé ce mouvement d’ampleur. S’arrêter à cette cause serait trompeur. De fait, cette annonce a été le révélateur d’un mal plus profond, à savoir le pouvoir d’achat en berne comme pour l’ensemble des couches populaires, le manque de considération de la part des pouvoirs publics voire le mépris et la suradministration ou encore une inflation normative européenne parfois surréaliste et inutile.

Pouvoir d’achat et concurrence déloyale

En trente ans le revenu net de la filière agricole a reculé de 40 %. Les prix augmentent, mais les paysans n’en voient pas la couleur. L’augmentation des prix agricoles a été justifiée, de façon partielle et partiale, par le conflit ukrainien. Or 70 % des prix des céréales sont fixés par des cotations internationales sur la base d’une spéculation qui déconnecte le coût réel de production et le prix de vente. Des intermédiaires malveillants stockent pour faire monter les prix artificiellement. L’inflation des matières premières et de l’énergie qui impacte également la production d’engrais précédait l’invasion russe et impactait déjà les négociations entre producteurs, industriels et transformateurs se traduisant par une hausse de 3 %, du jamais vu depuis huit ans(3)Source : débat au Sénat le 14 juillet 2022..

En juin 2022, ce sont près de 70 % des achats sur le marché du blé qui ont été effectués par des acteurs financiers et 80 % des achats étaient purement spéculatifs. Les acteurs financiers sont devenus largement majoritaires sur le marché du blé européen. Cette mainmise des acteurs financiers a des conséquences concrètes sur l’évolution des prix : leur investissement massif sur des achats peut créer une hausse artificielle de la demande et tirer les prix vers le haut, au détriment de la sécurité alimentaire selon CCFD-Terre Solidaire. Cette hausse ne bénéficie pas à la majorité des paysans et pénalise les ménages modestes.

En période de paupérisation, de nombreux consommateurs se détournent des produits français pourtant de qualité bien supérieure pour se rabattre — comment leur en vouloir ? – sur des produits d’importation qui ne respectent ni les normes environnementales ni les conditions de travail. Cette concurrence déloyale ne concerne pas seulement les pays hors UE, mais aussi intra-UE.

Une politique agricole commune (PAC) hors sol

La PAC qui concerne 30 % du budget de l’UE est trop éloignée des conditions concrètes de vie de nos paysans. Elle agit comme si le monde paysan était uniforme. Une grande différence existe entre le paysan d’une exploitation familiale, quand il en reste, qui n’emploie aucun salarié ou seulement des « aides familiales » et l’agriculteur industriel, entre le paysan qui fait le choix du respect des normes biologiques et l’industriel agricole qui booste sa production à coup d’intrants chimiques mortifères pour le travailleur du sol, pour le consommateur et pour la diversité biologique de la vie dans les quelques centimètres sous la surface cultivée.

La PAC traite sensiblement de la même manière le paysan et l’agriculteur industriel. L’UE, enfermée dans son principe de « libre concurrence » « contraint nos agriculteurs à produire moins, et de l’autre [pousse à importer] plus de denrées alimentaires, produites dans des conditions qu’on interdit sur notre sol. » comme l’affirme, le nouveau président de la FNSEA, Arnaud Rousseau, qui est loin d’être le « chevalier blanc » défenseur du monde paysan et est bien le lobbyiste de l’agro-industrie prédatrice(4)Source L’Humanité : « Arnaud Rousseau est un homme très occupé. On le retrouve administrateur ou dirigeant d’une grosse quinzaine d’entreprises, de holdings et de fermes : directeur de la multinationale Avril (Isio4, Lesieur, Matines, Puget, etc.), administrateur de la holding du même nom, directeur général de Biogaz du Multien, spécialisé dans la méthanisation, administrateur de Saipol, leader français de la transformation de graines en huile, président du conseil d’administration de Sofiprotéol, qui finance des crédits aux agriculteurs. ». Il engage les paysans dans une impasse qui tourne le dos à la transition sociale et écologique.

Écouter les paysans, tous les paysans

Les pouvoirs publics seraient bien inspirés en n’écoutant pas que le syndicat majoritaire, la FNSEA trop sensible aux lobbies de l’agro-industrie, mais également la Coordination rurale, à l’origine du mouvement et la Confédération paysanne dont les membres sont en pointe pour adopter un modèle agricole plus vertueux. Ce modèle vertueux, qu’il faut accompagner techniquement et financièrement, se cherche au travers de l’agroforesterie, de l’abandon de la monoculture industrielle, de la préservation des haies saccagées par des décennies de remembrement rural. Les aléas climatiques, de moins en moins occasionnels, sécheresse et stress hydrique, obèrent les revenus agricoles au point que les années « maigres » avec de faibles revenus ne peuvent plus être compensées par des périodes fastes. L’accès à l’eau(5)Voir notre précédent article du 22 mai 2023 : « Sécheresse, justice sociale, service public et comportements écoresponsables »., est un problème crucial mis en lumière par le mouvement « Les soulèvements de la Terre ». Il n’est pas concevable que les méga-bassines épuisent les nappes phréatiques et que l’eau captée profite aux seuls agriculteurs industriels privant les petits exploitants.

Ce que disent des politiques et des syndicats en faveur d’un changement de modèle

François Ruffin, député de La France Insoumise, dénonce, dans un podcast, la multinationale Lactalis(6)Les multinationales de l’agroalimentaire, Nestlé, Danone, Lactalis mettent en danger le patrimoine agricole français garanti par les AOC ou AOP notamment pour le roquefort et le camembert en manipulant et standardisant les microorganismes vivants à l’origine du penicillium roqueforti et du penicillium camemberti véritable ADN d’un authentique fromage. Ces fromages authentiques, au lait cru, que l’industrie alimentaire verrait bien interdire au nom d’un hygiénisme hypocrite, aiguisent nos sens olfactifs, visuels, gustatifs et révèlent les herbages que les vaches et brebis ont broutés.

De plus, ce que dénonce Perico Légasse (Marianne n° 2024) est que ces manipulations conduisent à un champignon infertile à force de manipulation par les laboratoires des groupes agro-industriels comme le révèle un rapport du CNRS et une étude du laboratoire Écologie, systémique et évolution également cité dans le même numéro.
qui enfonce les paysans et leur met « la tête sous l’eau », qui réalise 49 % de marge sur le dos des consommateurs et des travailleurs de la terre. Il fait également remarquer le doublement par l’État de la taxe sur le gazole alors que le transport aérien est exonéré. Il se prononce pour une forte régulation agricole avec des quotas sur les importations, sur la production et l’instauration d’un prix plancher qui permette de vivre de son travail.

Surtout, il dénonce les injonctions contradictoires auxquelles sont confrontés les agriculteurs : d’un côté, des normes les incitent à monter en gamme, à respecter le bien-être animal, ce qu’il faut préserver, de l’autre ils doivent affronter, selon le dogme néolibéral du marché libre et du libre-échange dominant jusqu’au plus haut niveau de l’État, les importations avec des pays comme le Brésil qui autorise 51 produits chimiques interdits chez nous, qui n’a cure du bien-être animal, où le salaire minimum est de 350 €/mois et qui disposent de fermes-usines 15 000 fois plus grandes.

Demain, la concurrence déloyale sera rude avec l’Ukraine où le salaire minimum est d’à peine 200 €/mois et les exploitations de plus de 10 000 hectares. Il conclut qu’il faut en finir avec la folie du libre-échange et relève l’hypocrisie du président Macron qui affirmait « Déléguer notre alimentation à d’autres est une folie » et dans le même temps mène une politique de dérégulation en ne dénonçant pas le traité du Mercosur(7)Accord Mercosur qui fait son chemin à la Commission de Bruxelles. Les agriculteurs d’Europe dénoncent la concurrence déloyale hors UE, l’accord avec l’Argentine, le Brésil, l’Uruguay et le Paraguay, qui menace des filières entières..

La Confédération paysanne : sa philosophie est en phase avec celle exprimée par François Ruffin. Ce ne sont pas les normes pour garantir une nourriture de qualité et le bien être animal qu’il faut revoir, solution vers laquelle semblent se diriger les mesures gouvernementales. Ce serait selon ce syndicat une grave erreur. Il s’agit d’organiser un protectionnisme intelligent, social et écologique qui protège les paysans sans réduire les normes environnementales, qui préservent la biodiversité gage de pérennité de la fertilité des sols, la santé des exploitants et des consommateurs. Issue du mouvement des années 1970 pour préserver le Larzac, ce syndicat a accompagné les innovations autogestionnaires autour des GAEC (groupement d’exploitation en commun) et d’un système unique en France qui montre son efficacité pour attirer de nouveaux agriculteurs.

La SCLT (Société civile des Terres du Larzac) facilite l’arrivée des nouveaux qui n’ont pas à se soumettre aux banques prédatrices pour s’installer et fonctionne sur un mode démocratique avec Assemblée générale qui garantit la gestion du territoire par les usagers. Cela invite à interroger sur la nécessité de « séparer le droit d’usage de la terre agricole du droit de propriété ». « Plus de 50 % des terres exploitées en France sont sous statut de fermage, regrette la Confédération paysanne, ce qui veut dire que quand le fermier investit, il le fait sur sol d’autrui, et n’est donc pas indemnisé à son départ » Ce système a permis de permettre une augmentation de 25 % du nombre de paysans par rapport à il y a cinquante ans. Cela devrait pousser l’État à méditer sur ce modèle qui ne s’y intéresse pas. Une piste serait que l’État loue les terres à de jeunes paysans afin de réduire les frais d’installation et aussi que l’État pourrait acheter les terres que les paysans n’arrivent pas à vendre et les louer à de jeunes paysans afin que la spéculation soit hors-jeu.

Sortir du flou de la transition écologique

Les dernières directives de l’UE fragilisent, en élargissant la possibilité de se prévaloir de la norme « bio », les paysans qui se sont engagés dans cette voie vertueuse pour l’avenir. Les paysans ont besoin de visibilité à long terme quant à la pérennité de leur exploitation et à la certitude de pouvoir vivre dignement de leur travail. Pour cela, il faut intégrer dans leur revenu certes les produits de la vente, mais aussi des externalités positives qui font qu’ils contribuent à préserver l’environnement en sortant de la monoculture industrielle, en pratiquant l’élevage sur pré qui contribue à capter l’excès de CO2. Cet impact positif indirect doit également être rémunéré pour assurer un complément de revenu.

Tout cela pourrait faciliter la reprise des exploitations, soit par les enfants devenus adultes, soit par de nouveaux arrivants ou néo-paysans. Nous savons (les statistiques l’indiquent clairement) que nombre d’exploitations agricoles notamment familiales ne trouvent pas repreneurs. Une aide à la reprise est également indispensable. Favoriser la coopération comme avec les GAEC (groupement agricole d’exploitation en commun) pourrait rendre l’activité agricole plus attractive en permettant la prise de congés. Les conditions de travail sont contraignantes et difficiles avec des durées de travail plus longues et étalées sur tous les jours de la semaine y compris le dimanche ou encore la nuit. Tout cela n’incite pas à vouloir s’engager dans l’activité agricole.

Emanciper le monde agricole de la spéculation, exclure ou contrôler les investisseurs financiers qui spéculent sur ces marchés, mettre en place des contrôles publics qui assure la transparence afin de pouvoir évaluer et combattre l’influence négative des financiers sur les variations des prix alimentaires serait le minimum d’une politique nationale et européenne. Tout cela mérite d’être débattu dans des assemblées réunissant paysans, élus locaux, travailleurs des activités périphériques de l’agriculture, avec une indemnisation pour le temps passé à débattre des moyens pour enquêter et écouter des experts d’horizon divers. Les propositions qui en sortent doivent être débattues, avec le souci de chercher l’intérêt général, au Parlement.

La question de la convergence des luttes sociales et écologiques

Dans son dernier tract, la Confédération paysanne, avec ses mots d’ordre sur les revenus dignes et la rupture avec le libre-échange, pose les jalons d’une potentielle convergence des luttes tant de nombreux autres secteurs sont concernés. En mettant en garde contre la tentation de « supprimer les normes » et de compenser les pertes de revenu « par la production d’énergie », tout en exigeant « une simplification administrative » basée sur des procédures technocratiques hors sol et inadaptées à la réalité du quotidien des travailleurs du sol, le syndicat agricole, pose les bases d’une conjonction souhaitable des exigences sociales avec « les enjeux de santé et de climat ».

Travailleurs de l’industrie, travailleurs du sol, travailleurs des services… unissons-nous dans un même combat.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Entre 1970 et 2020, la superficie moyenne des exploitations est passée de 18,8 ha à 68, 6 ha.
2 Voir notre précédent numéro du 26 mars 2023 : « Alimentation : quelles pratiques pour retrouver notre souveraineté alimentaire ».
3 Source : débat au Sénat le 14 juillet 2022.
4 Source L’Humanité : « Arnaud Rousseau est un homme très occupé. On le retrouve administrateur ou dirigeant d’une grosse quinzaine d’entreprises, de holdings et de fermes : directeur de la multinationale Avril (Isio4, Lesieur, Matines, Puget, etc.), administrateur de la holding du même nom, directeur général de Biogaz du Multien, spécialisé dans la méthanisation, administrateur de Saipol, leader français de la transformation de graines en huile, président du conseil d’administration de Sofiprotéol, qui finance des crédits aux agriculteurs. »
5 Voir notre précédent article du 22 mai 2023 : « Sécheresse, justice sociale, service public et comportements écoresponsables ».
6 Les multinationales de l’agroalimentaire, Nestlé, Danone, Lactalis mettent en danger le patrimoine agricole français garanti par les AOC ou AOP notamment pour le roquefort et le camembert en manipulant et standardisant les microorganismes vivants à l’origine du penicillium roqueforti et du penicillium camemberti véritable ADN d’un authentique fromage. Ces fromages authentiques, au lait cru, que l’industrie alimentaire verrait bien interdire au nom d’un hygiénisme hypocrite, aiguisent nos sens olfactifs, visuels, gustatifs et révèlent les herbages que les vaches et brebis ont broutés.

De plus, ce que dénonce Perico Légasse (Marianne n° 2024) est que ces manipulations conduisent à un champignon infertile à force de manipulation par les laboratoires des groupes agro-industriels comme le révèle un rapport du CNRS et une étude du laboratoire Écologie, systémique et évolution également cité dans le même numéro.

7 Accord Mercosur qui fait son chemin à la Commission de Bruxelles. Les agriculteurs d’Europe dénoncent la concurrence déloyale hors UE, l’accord avec l’Argentine, le Brésil, l’Uruguay et le Paraguay, qui menace des filières entières.