La culture conçue comme un service public d’éducation populaire Les Centres dramatiques nationaux au cœur du projet démocratique

You are currently viewing <span class="entry-title-primary">La culture conçue comme un service public d’éducation populaire</span> <span class="entry-subtitle">Les Centres dramatiques nationaux au cœur du projet démocratique</span>
Titre d'un dossier Services publics ou barbarie

Directeur du Centre dramatique national Les Tréteaux de France depuis 2011, Robin Renucci est aussi fondateur et président de l’ARIA en Corse (Centre culturel de rencontre), il y organise depuis 1998 les Rencontres internationales de théâtres dans la tradition de l’éducation populaire.
Il est également professeur au CNSAD (Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique), président de l’ACDN (Association des Centres Dramatiques Nationaux) et membre du Haut Conseil de l’éducation artistique et culturelle.

Une société est démocratique lorsqu’elle se reconnaît divisée et traversée de contradictions mais donne à chacun l’égal droit et l’égale possibilité de s’exprimer sur ces divisions, de les analyser, d’en délibérer et de les arbitrer.
On pourrait ajouter à cette définition de Paul Ricœur l’idée que la démocratie n’est jamais acquise, qu’elle vit, progresse à un moment de notre histoire commune et régresse à d’autres. En ce sens, la formule du philosophe peut être entendue comme un projet, désigner un horizon à atteindre. Sur le terrain de la culture, les CDN (centres dramatiques nationaux) qui portent la mission de service public, se trouvent au cœur du projet démocratique et pourraient faire leur la pensée de Ricœur.
Une société comme la nôtre, complexe et en bouleversements accélérés, est forcément et nécessairement conflictuelle, mais elle n’a pas toujours les outils et les espaces pour reconnaître ses divisions et savoir les affronter. Faute de confrontation régulée entre citoyens égaux, le sentiment d’appartenance à une même communauté nationale se délite tandis que les citoyens de « seconde zone » dénoncent à leurs façons la rupture démocratique et la cécité obstinée des dirigeants qui apportent des réponses expertes sans écouter les questions. Ce décrochage démocratique peut se lire dans le choix de la violence pour se manifester, dans l’abstention croissante aux élections ou encore dans l’option populiste.

Le choix de l’éducation populaire

Les conflits qui traversent la société traversent aussi la personne, l’individu. A la souffrance sociale s’ajoute alors une souffrance intime. L’une comme l’autre doivent pouvoir s’exprimer, trouver des formes, être représentées.
Ici, la culture, comme service public, a un rôle à jouer, une pierre à apporter à l’édifice démocratique. A travers l’éducation populaire qui caractérise notre pratique culturelle nous proposons à l’individu comme au collectif des outils pour ouvrir ces conflits à la parole, pour les identifier, les faire émerger et s’exprimer, situation par situation on pourrait même dire, individu par individu dans une approche à la fois clinique et collective.

Nous sommes convaincus que le travail culturel de l’individu dévoilant ses contradictions éclaire celles qui traversent la société et ce faisant, permet de construire les savoirs et les représentations utiles à un dépassement collectif.
Pour que chacun ait la capacité de s’exprimer sur ces contradictions et de les analyser, il faut pouvoir bénéficier des savoir-faire, avoir les espaces et les outils. C’’est précisément une des missions du service public de la culture que de d’offrir cet engagement en s’appuyant sur l’éducation populaire.

On peut définir l’éducation populaire comme l’ensemble des pratiques éducatives et culturelles qui travaillent à l’émancipation individuelle et collective, ce qui permet d’augmenter la puissance démocratique d’agir. Ces pratiques culturelles œuvrent à la transformation sociale et politique, elles contribuent à conduire les contradictions sociales vers leur résolution en dépassant la violence générée par la société, en son sein comme chez l’individu. Ce dépassement est possible parce que nous construisons, dans le travail d’éducation populaire, du conflit productif et créateur, par la pensée et dans l’action.

Langage émancipateur

Le processus d’éducation populaire qui caractérise la culture pratiquée dans les centres dramatiques nationaux est émancipateur à deux titres. D’abord en offrant une émancipation intellectuelle et formelle en tant qu’acte de pensée et de sensibilité, puis en contribuant à une émancipation réelle en tant que génératrice d’action notamment collective. 
Mais cette puissance et ces pouvoirs nouveaux conférés par l’éducation populaire ne sont pas individuels même s’ils peuvent permettre à l’homme ou à la femme de trouver une nouvelle place. Il n’y a réellement de processus d’éducation populaire que s’il y a véritablement confrontation, socialisation et extension des savoirs et des représentations.

Soutenue par le langage, l’œuvre est la voie de passage entre une situation subie et la capacité d’agir sur elle.

Notre outil commun, c’est le langage. C’est avec lui que nous faisons exister la contradiction, en lui donnant forme à partir d’écritures et de contenus très divers : la réunion publique, la plate-forme revendicative de type syndical, l’analyse générale déconstruisant la réalité, l’action collective qu’elle soit sociale ou de nature artistique, ou encore le cahier de doléances débouchant sur des propositions et un programme d’action. La mise en contradiction conflictuelle peut opposer deux groupes, comme des dirigeants et des salariés, mais aussi opposer deux instances dans les individus eux même, pris entre la réalité telle qu’ils l’ont vécue et les discours imposés qu’ils ont dû faire leur.

Auteur-acteur de sa vie

A travers le langage, par le partage des textes des auteurs et les échanges avec les artistes, les citoyens que nous rencontrons sur le terrain de la culture vivante vont trouver le moyen de penser leur vie. En capacité d’intégrer à leur vie les émotions, la réflexion et la pensée produite par la rencontre avec l’œuvre et ceux qui la fabriquent, ils vont à leur façon devenir auteur, faire œuvre et devenir acteur de leur vie.

Auteur est ici à comprendre au sens de s’autoriser à dire ce qui ne peut l’être ordinairement car faisant l’objet d’interdit, de tabous ou de mécanismes de défense.
Soutenue par le langage, l’œuvre est la voie de passage entre une situation subie et la capacité d’agir sur elle.
Spinoza aurait dit qu’elle nous fait passer de la servitude des passions (au sens de subir et de souffrir) à la puissance libératrice de l’action. 

Assigné à une place, l’individu a une vue partielle, tronquée. Par l’œuvre dont il est l’auteur, surtout quand elle s’inscrit dans une démarche de co-construction avec d’autres, l’individu est amené à relativiser une vue partielle pour accéder à une connaissance plus rationnelle, à une intelligence des rapports sociaux.
Ce travail de la culture qui met l’individu en situationd’auteur-acteurdes représentations qu’il se fait de lui-même et du monde augmente sa puissance d’agir, recentre la réalité sociale autour du sujet agissant, le rend en quelque sorte avec d’autres cause de soi et du monde.
Cette capacité de penser et de représenter par soi-même les rapports sociaux qui le traversent et qu’il vit avec les autres, ouvre la puissance d’agir sur eux. 

La culture vivante qui donne à l’individu le moyen de penser sa vie dans un mouvement de conscientisation et de représentation permet à celui-ci d’avancer sur le chemin de l’action autonome. Pouvoir agir en conscience va donner un autre sens à la pensée, celui d’une intelligence qui est en même temps praxis : penser signifie être dans la vie en la transformant.
On est là au cœur du fonctionnement de la démocratie : traversé par les rapports sociaux, avec leurs contradictions et leurs conflits, l’individu est capable de les penser, et d’agir sur eux en se confrontant aux autres de façon égalitaire et civilisée. Lieu de l’égalité d’accès de chacun, le service public garantit le principe d’un homme – une voix, dans le domaine de la culture comme dans tous les autres. En ce sens, il est une pièce essentielle du jeu démocratique.

Mise en commun des savoirs

Il faut que chacun ait l’égal droit et l’égale possibilité de s’exprimer sur ses contradictions propres et celles de la société, et de les analyser. Pour cela, il faut que le citoyen ait une égale compétence, au double sens du terme compétence : avoir le droit ou s’autoriser à le prendre, avoir les savoir-faire, les espaces et les outils.
L’éducation populaire doit être engagée dans cette double fonction à la fois politique (la création de droits nouveaux) et épistémologique (mettre les savoir-faire au service de savoir nouveau).

Les droits nouveaux, notamment culturels, ne doivent pas être pensés uniquement et prioritairement comme des droits d’accès aux savoirs et aux œuvres d’art produits par ceux qui en font métiers comme les savants et les artistes. Ils sont à considérés comme le droit pour chacun à penser, à interroger et à représenter autrement la société dans laquelle il vit. Le droit de construire son expérience en savoirs utiles à la démocratie et au dépassement des contradictions peut faire l’objet de revendications portées par les mouvements sociaux, les syndicats, les associations et les réseaux d’éducation populaire. L’accession à ce droit peut passer par un chemin semé d’embûches. Il ne faut pas sous-estimer les résistances de la part des dominants, mais aussi des dominés eux-mêmes qui ont été contraints à faire leur des logiques de la domination. Ce droit à conquérir peut se traduire par une autorisation à faire que se donne l’individu, non pas seul livré à lui-même, mais en relation avec les autres et les œuvres partagées.
C’est en permettant aux individus de construire des savoirs mis en commun, via l’éducation populaire, que peut se construire le plus efficacement cette autorisation à faire.

Dans cette alchimie, l’acte éducatif et culturel devient un acte social, un acte de droit et donc un acte politique. L’éducation populaire est faite d’un enchaînement d’actes, plus logiques que chronologiques : l’expression, l’analyse, la délibération, l’arbitrage.

Il s’agit bien de construire des savoirs – de co-construire – pour que chacun puisse sortir de la place qui lui est assignée, pour détruire tout ce qui fait obstacle à l’action collective, pour augmenter sa puissance d’agir et la puissance d’agir du collectif dans le cadre d’un espace de délibération publique.

On retrouve là les principes qui fondent le fonctionnement de la démocratie : le droit de chacun à penser, à exprimer, à être auteur au sens de « s’autoriser à faire », à confronter à égalité avec chacun ses représentations à celles des autres, à partager des choix s’imposant à tous après échanges, confrontations et délibérations reconnues par tous. Ce travail d’apprentissage démocratique n’a rien de facile car celui qui s’y livre engage ce qu’il y a de plus profond. Ce travail met l’individu, le citoyen, en contradiction, suscite le conflit avec soi-même et avec d’autres. Quand on ajoute à cela que parler peut être en soi une source de conflit, car prendre la parole, disent certains, c’est prendre un risque, on comprendra que les procédures d’éducation populaire comme du reste l’engagement démocratique demandent accompagnement, pédagogie et méthode. Le respect des personnes est essentiel, surtout lorsqu’il s’agit de population en grande fragilité sociale.
Là comme ailleurs le conflit n’est véritablement positif et efficace que s’il est productif.

Rendre l’individu et le collectif acteurs de l’histoire

L’éducation populaire s’inscrit dans le mouvement d’une histoire qui la dépasse mais dans laquelle elle contribue à rendre les individus individuellement et collectivement acteurs de cette histoire. C’est précisément au moment où l’histoire connaît d’intenses changements d’accélération et de radicalisation des contradictions qu’elle a toute sa place et qu’elle est la plus utile. La production culturelle des lieux du service public, comme les CDN, n’est simplement réactive, destinée à éclairer les problèmes du moment. Elle est au contraire prospective dans la mesure où, comme le disait Marx, elle permet aux hommes de prendre conscience des conflits et de les mener jusqu’à leur résolution.
Dans cette perspective elle doit conclure et faire vivre des alliances coopératives mais aussi conflictuelles si elle veut agir sur les contradictions qui traversent et divisent la société.

L’éducation populaire doit travailler quatre domaines majeurs de l’activité humaine en interrogeant les modes d’action et les acteurs qui sont impliqués : l’économique, le social, le politique et la culture.
– Dans le champ économique il va s’agir de voir comment produire et partager la richesse autrement en interrogeant les acteurs de tous secteurs, l’économie marchande libérale, l’économie publique, l’économie sociale et solidaire.
– En matière sociale on cherchera à comprendre comment augmenter la puissance d’agir des individus et ouvrir les voies de l’émancipation sociale en interrogeant les syndicats, les mouvements sociaux, et les associations.
– Sur le terrain politique, nous nous attacherons à voir comme penser et reconstruire du politique en interrogeant les partis, les élus, les mouvements d’éducation populaire et les travailleurs sociaux.
– Le travail sur la culture portera sur les moyens de reconfigurer la représentation de soi et du monde en interrogeant les artistes et les travailleurs de la culture : chercheurs, enseignants, médiateurs, éducateurs.

Ainsi distribué, ce travail a l’ambition d’interroger les quatre grandes fonctions de l’éducation populaire : socio-économique, socio-politique, juridico-politique et anthropo-culturelle.

Éloge des œuvriers

L’éducation populaire ne se limite pas à un échange de savoirs déjà existants et apportés par chacun des acteurs. Le spectateur n’est pas un consommateur passif de divertissement. Agissant, impliqué dans la co-construction des savoirs et de savoirs inédits élaborés à partir de témoignages, il est aussi acteur. Acteur-auteur dans le sens où il va s’autoriser à dire ce qui d’ordinaire ne peut l’être.
Dans cette co-construction, ce qui permet ce passage de l’acteur à l’auteur est le passage du parler à l’écriture, à l’œuvre qui dans ce parcours va bien au-delà d’un simple mode de transmission des savoirs. 
L’œuvre n’est pas une simple forme. Elle peut être du reste un contenu ou une expression autre qu’un film, du théâtre ou une création plastique. L’œuvre est un acte qui affecte le contenu et suscite des pensées nouvelles et spécifiques, des pensées originales que la simple parole ne peut autoriser et donc, ne peut rendre possible.

La Compagnie Lubat – https://cie-lubat.uzeste.org

Pour reprendre l’expression du musicien de jazz Bernard Lubat, les acteurs impliqués dans cette co-construction deviennent alors des œuvriers qui laissent  trace dans l’espace public. « Œuvrier », écrit Lubat, c’est « être à l’œuvre de soi. Se construire soi, aller jusqu’au profond. Œuvrier, c’est l’idée d’être à l’œuvre de cette auto-émancipation. Se construire à partir de ses désirs, de ses contradictions… »(1)Manifeste des œuvriers, Roland Gori, Bernard Lubat, Charles Sylvestre, Actes Sud.

Ce travail orchestré par l’éducation populaire, dans le cadre du service public de la culture, n’a de sens que parce qu’il s’inscrit dans une perspective émancipatrice. Tout au long du processus, il s’agit bien de construire des savoirs – de co-construire – pour que chacun puisse sortir de la place qui lui est assignée, pour détruire tout ce qui fait obstacle à l’action collective, pour augmenter sa puissance d’agir et la puissance d’agir du collectif dans le cadre d’un espace de délibération publique.

Ce parcours d’émancipation individuelle et collective qui passe par un travail d’élaboration des affects permet aux hommes et aux femmes devenus auteurs-acteurs de passer d’une situation où chacun est renvoyé à sa solitude, sommé de se taire, et particulièrement de taire ce qui le fait souffrir, à une situation où chacun prend conscience de ce qui le lie  à l’autre, participe à la reconstruction de collectif et, grâce à ces collectifs, peut parvenir non seulement à connaître mais à détruire les causes responsables de ce mal. Et ce, en renouant les liens avec la démocratie, en retrouvant la possibilité d’une confrontation à égalité, entre les citoyens égaux, membres d’un même collectif national.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Manifeste des œuvriers, Roland Gori, Bernard Lubat, Charles Sylvestre, Actes Sud.