Le théâtre d’ombres de Sandra Lucbert

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Couvertures des livres "Personne ne sort les fusils" et "Le ministères des contes publics" de Sandra Lucbert

« La littérature peut : ramener de l’indicible dans le dicible,
figurer de l’infigurable, rétablir des prédicats effacés.
Le reste : retrouver taille collective et terminer
leur jeu, ce n’est pas dans un livre. 
»

S.L. Le ministère des contes publics

On rapprochera ici les deux essais de cette auteure, axés sur des phénomènes récents, qui ont en commun de dénoncer le néolibéralisme d’une façon qui lui est particulière – et que permet précisément la littérature. Par le style très moderne et souvent elliptique qui lui est propre, son univers de références et la distance qu’elle instaure avec les éléments de discours qu’elle met en avant – sélection, mises en rapport, contextualisation… – elle révèle l’arrière-plan et les motivations d’une parole qui trompe et qui domine :

  • Personne ne sort les fusils, paru au Seuil en 2020, s’attache au procès des dirigeants de France Télécom pour harcèlement moral des salariés et, au-delà, aux méthodes de l’entreprise soumise à la loi du cash-flow. Un procès qui ne pouvait en être un puisque les pratiques des prévenus sont banales, « normales ». Cette démonstration – plus qu’une dénonciation – a atteint son but par un succès d’audience et lui a valu un prix des Inrockuptibles.
  • Le ministère des contes publics, paru chez Verdier en 2021, s’en prend au discours économique qui se répand dans les médias depuis Edouard Balladur déjà : « la dette c’est mal ». Comptes [publics] devient contes pour désigner la sidération qui nous conduit à l’acceptation de la logique austéritaire.

Pourquoi lire Personne ne sort les fusils ?

En juin 2019, l’auteure assiste aux audiences du procès et note : « La cour des miracles des parties civiles versus la suffisance des prévenus, c’est de l’odieux en face. La première fois, ça gifle. On n’a pas souvent l’occasion de voir à nu la guerre des classes. » Mais le pathétique victimaire n’est pas son objet, elle s’attache au lexique managérial omniprésent du « flow » (agilité, flexibilité, scalability…) qui balaie l’humain. Et pour ceux qui ne s’adaptent pas au flow, le DSM(1)Diagnostic and Statistical Manual of mental Disorders. fournira les pathologies nécessaires.
Pour les pratiques extrêmes de France Télécom en termes de « relations humaines », il y a des exemples qui viennent d’en haut, par exemple Muriel Pénicaud, qui fut administratrice du groupe Orange, nommée ministre du Travail pour « supprimer le Code du travail ». Et la prix Nobel Esther Duflo qui compare le rôle de l’économiste à celui d’un plombier : la tuyauterie est immuable, il ne faut que l’entretenir.
Michel Bon, le PDG « exfiltré » quand France Télécom perd 90 % de sa valeur, n’est pas sur le banc des accusés, note Lucbert. Pas plus que Chirac, Fillon Juppé et Jospin qui « ont assuré la transcription des directives européennes en France ». À la différence de Didier Lombard (l’homme des départs « par la fenêtre ou par la porte »), son prédécesseur Thierry Breton, nommé commissaire européen en 2019, est aussi absent du procès.
C’est sous ces deux patrons qu’a lieu le grand dégraissage. L’avant-dernier chapitre du livre donne un aperçu glaçant des plans managériaux baptisés TTM, en anglais bien sûr : Time To Market puis Time To Move.
Mais dans un monde jugé par lui-même, « personne ne sort les fusils »…

Pourquoi lire Le ministère des contes publics ?

On y retrouve la même technique que dans le précédent essai, mise au service d’un sujet dont les effets immédiats portent moins à l’indignation que les suicides : l’hégémonie du discours économique néolibéral et de sa langue dont Sandra Lucbert dégage les ressorts : « La dette publique c’est mal », « Il faut réduire les dépenses », « Les Marchés veulent… » et de toute façon « On n’a pas le choix ».
De gauche ou de droite, ou l’un puis l’autre, les marionnettes défilent en portraits aussi drôles que rosses : Balladur, Darmanin – le ministre de l’Action et des Comptes publics -, Ayrault, Trichet, Migaud, Moscovici… tandis que s’affichent des citations qui se passent de commentaire.
Le traitement de la dette de la Grèce – Michel (Sapin) et son « cher Yanis » – est particulièrement savoureux avec le parallèle de l’épisode du pied-bot amputé dans Madame Bovary : « La Grèce va enfin pouvoir marcher sur ses deux pieds… ». Je laisserai découvrir aux lecteurs d’autres évocations littéraires utilisées par Lucbert , un dialogue de Protagoras et Socrate, Alice au Pays des Merveilles…
Sans oublier la satire des experts de plateau et des animateurs d’émission car, note l’auteure, « détenues par le capital financier, [ces représentations] prennent en charge les questions qui fâchent pour ne pas les pose. Les décrypteurs parachèvent le verrouillage ».

Les livres refermés, on se prend à souhaiter qu’ils aient une nouvelle vie. On verrait bien – et quels outils d’éducation populaire ce serait ! – que montent sur les tréteaux les silhouettes qui viennent d’être évoquées. Avec la voix off de Sandra Lucbert, bien sûr. Et comme elle le dit, une suite à écrire.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Diagnostic and Statistical Manual of mental Disorders.