Des barons (voleurs) au cabinet

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C’est une recension à propos du livre de Johann Chapoutot, Les irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ? Paris, Gallimard, NRF, 2025, 21 euros.

 

L’actualité éditoriale de l’un des meilleurs historiens du nazisme, Johann Chapoutot, professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne, est décidément dense. Après avoir publié il y a peu Le Monde nazi, en collaboration avec Christian Ingrao et Nicolas Patin, l’historien dresse un portrait saisissant d’actualité du meurtre de la République de Weimar par une « camarilla » d’hommes politiques, d’aristocrates, de hauts fonctionnaires, de juristes, d’hommes de média, et ce, AVANT l’accession d’Hitler à la chancellerie en 1933. Tous sont des conservateurs nationalistes qui préfèrent nouer des alliances d’abord discrètes, puis de plus en plus visibles, avec l’extrême-droite dont l’une est le NDASP de triste mémoire. Le lecteur qui souhaite avoir plus de détails sur la période 1919 – 1933 se reportera à la récente recension, en deux parties d’Emmanuel Pierru du Monde nazi. Dans la présente, nous nous concentrons sur deux chapitres (5 et 6) tant on se croirait projeté dans le temps, non en le remontant, mais en l’avançant.

Johann Chapoutot connaît l’histoire du nazisme mieux que quiconque, puisqu’il y a consacré tout son travail de chercheur, seul ou en collaboration. Il en connaît non seulement « l’imaginaire », si l’on peut s’exprimer ainsi – on se reportera à deux livres importants « Le nazisme et l’antiquité » et « La loi du sang » –, mais aussi le fonctionnement concret.

Une Camarilla contre la République weimarienne

Dans son nouveau livre, et dans un esprit comparatif avec la période actuelle, celle du national capitalisme autoritaire(1)Lire Bernard Teper : https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-combats/respublica-contre-le-neoliberalisme/le-national-capitalisme-autoritaire-deviendra-t-il-le-modele-dominant-dans-le-monde/7437921., intitulé Les Irresponsables, l’historien revient, avec luxe de détails édifiants, sur les manœuvres qui ont amené à la déchéance de la République parlementaire de Weimar, créée en 1919, puis à l’accession d’Hitler à la chancellerie du Reich en 1933. A bien des égards, l’on a affaire à un livre de science politique des plus rigoureux : c’est que non seulement Johann Chapoutot connaît par cœur toute l’historiographie anglo-saxonne et allemande du nazisme, mais il est aussi un historien d’archives. Cet ouvrage est également une extension du Monde nazi, sorti en 2024, puisqu’il revient, dans un récit saisissant, sur l’histoire du meurtre à petit feu du parlementarisme weimarien.

Hitler est la suite de ce meurtre

Oui, il s’agit bien d’un meurtre dont Hitler n’est qu’un des protagonistes parmi d’autres : son arrivée au pouvoir, il y insiste à nouveau, n’avait rien d’inéluctable et l’historien, en recourant à plusieurs reprises à l’histoire contrefactuelle – « qu’est-ce qui ce serait passé si… ? », montre que le nazisme n’était pas inéluctable. C’est peu dire qu’il en a fallu des « si » pour qu’advienne la plus grande catastrophe du XXe siècle. L’on suit donc les intrigues, les manipulations, la concussion « systémique », les petits calculs sordides dont les acteurs demeurent assez méconnus du grand public, la figure démoniaque d’Hitler attirant la lumière tel un trou noir.

On croise tout au long du livre des figures lumineuses, comme Ebert, mais aussi et surtout des êtres profondément vils et repoussants, comme l’acariâtre Président du Reich, le maréchal Hindenburg, mais aussi Brüning, le magnat des médias et partisan de l’Union des droites, Alfred Hügenberg (le Bolloré de l’époque), Schleicher, von Papen, le juriste Carl Schmitt et une foultitude d’aristocrates et de bourgeois, particulièrement patronaux, ultraconservateurs… C’est que pour tuer une République parlementaire, née après la défaite de 1918, il a fallu quantité de petits et de grands couteaux qui, par un processus que personne n’a vraiment contrôlé, ont évidé – comme on évide un gibier tué à la chasse – la Constitution pour la transformer peu à peu, à force de détournements des dispositions du texte suprême, en un régime libéral-autoritaire. Point commun de tous ces meurtriers : la détestation viscérale de la gauche, qu’elle soit bien évidemment communiste, mais aussi « sociale-démocrate » (le SPD), cette dernière, pourtant, n’ayant pas toujours fait montre d’une grande opposition face à cette alliance de nostalgiques de Guillaume II, de nationaux-conservateurs et d’ultranationalistes d’extrême droite dont, au départ, le NSDAP n’est qu’une (petite) composante.

Comment éviscérer la République parlementaire ?

En effet, dans un premier temps, ces sinistres individus la jouent mezza voce en usant et en abusant de l’article 48.2 – toute ressemblance avec des usages contemporains de la constitution de la Ve République ne serait pas complètement fortuite – qui permet de faire passer des mesures austéritaires impopulaires sous la houlette du chancelier Brüning. Toutefois, l’appétit vient en mangeant. Peu à peu, avec l’accession d’Hindenburg à la Présidence du Reich, la démocratie parlementaire des origines se transforme en régime présidentiel assumé. Une fois encore, Hitler ferait presque à l’époque figure d’acteur périphérique. Johann Chapoutot nous permet d’entrer dans les petits calculs sordides de la camarilla qui viole de plus en plus l’esprit des institutions.

Présidentialisation du régime

Citons l’historien :

[…] la personnalisation extrême du pouvoir suscite ces phénomènes de dégénérescence typiques : courtisanerie, manœuvres d’antichambres et conciliabules de cabinet et de promotion des médiocres. Quêter la faveur du Prince conduit à tous les avilissements et consacre naturellement les plus prompts à abdiquer respect de soi-même et esprit critique. La concurrence entre ce genre de conseillers, qui se ménagent la bienveillance présidentielle par la flatterie, l’obséquiosité et, pour tout dire, l’absence de réels conseils, entraînent le lot d’errements, d’erreurs d’appréciations et de franches sottises propres à tout gouvernement de cour […]. (p. 82 – 83).

Dissolution comme un rappel de l’actualité française

Par exemple, cette société de cour amène à la dissolution de 1932 alors que les nazis ont le vent dans les voiles électorales… On s’y croirait ! Si, en conclusion de son livre, Johann Chapoutot rappelle le mot d’Héraclite, « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », il est impossible de ne pas relever ce que Pierre Bourdieu appelle des homologies de position dans deux champs politiques, celui, allemand, du premier tiers du XXe siècle, et celui, français du XXIe siècle. Cette analogie n’est pas complètement fortuite, car l’historien rappelle fort à propos que les rédacteurs de la Constitution de 1958, René Capitant en tête, ont suivi avec grand intérêt l’évolution présidentialiste du régime de Weimar au nom de la mise à distance des chamailleries partisanes. Rien ne vaut un exécutif fort, uni, surplombant.

En résumé, le lecteur français contemporain ne sera pas dépaysé : les abus du 49.3, la nomination de complets inconnus à la tête des ministères, la multiplication des « scandales » et autres « affaires », les nominations de convenance – comme celle à venir de Richard Ferrand à la tête du Conseil constitutionnel –, le refus d’acter le rapport de force parlementaire s’il est favorable à la gauche, les alliances troubles avec l’extrême droite et les contorsions avec le « barrage républicain », et, bien entendu, un Président qui croit avoir tous les droits, ne se fiant qu’à son supposé génie et ses obsessions, non, décidément, rien de tout cela n’est nouveau. Les mêmes causes produisent les mêmes effets.

Le « bloc bourgeois » allemand des années 1930

Étant donné qu’il est impossible de détailler un ouvrage d’une telle richesse, nous avons choisi de nous attarder sur les chapitres 5 et 6 consacrés au « cabinet des barons » et à ses politiques publiques. Ce « musée des horreurs » pour la gauche (p. 132), avec à sa tête von Papen, qui s’installe en juin 1932, continue de dévaler la pente de l’autoritarisme, en réunissant aristocrates, grands bourgeois et hauts fonctionnaires viscéralement de droite, sinon de droite extrême : « Dix ans plus tard [après l’assassinat par l’extrême droite, du ministre Rathenau en 1922 ], l’ennemi est à gauche (le KPD, certes, mais aussi le SPD, dépossédé de son pouvoir en Prusse), et l’extrême droite apparaît comme un agrégat de citoyens raisonnables, animés du légitime souci du bien commun, injustement privés de leur victoire en Prusse par des manigances de partis déchus qui ne se maintiennent que par le soutien des communistes » (p. 141).

Pour un État fort et autoritaire pour le business

Cette bande de pieds nickelés (même si parfois distingués et intelligents) commence, en effet, par se faire la main en Prusse, Land qui couvre les 2/3 du Reich, en organisant un véritable coup d’État constitutionnel. Pourquoi la Prusse ? Parce qu’elle penche à gauche et cela n’est pas tolérable pour la capitale du Reich, Berlin. A la lecture de l’ouvrage, on sent bien que, dès le départ, la restauration de la Monarchie, sinon d’une autocratie, qui ferait litière de la constitution fédérale du pays, ne serait pas pour déplaire à cet aréopage coopté. Terminés les factions partisanes et le jeu parlementaire, l’heure est à un « État fort ».

Ses membres n’iront pas jusque-là, mais la doctrine est clairement et fièrement affichée : il faut un État fort pour des finances saines, une économie prospère et un réarmement moral contre le « bolchévisme culturel » (sic). La priorité est donnée à l’économie, à ce que l’on appelle aujourd’hui la « politique de l’offre » : tout pour le business. L’État n’est là que pour assurer la stabilité de l’environnement et créer les conditions de la confiance pour les entrepreneurs. Même s’il ne le dit pas explicitement, on sent poindre l’ordolibéralisme qui structurera après-guerre les institutions européennes.

Pas de pitié pour les gueux !

Le travail, il n’y a que ça de vrai pour les bientôt plus citoyens allemands. Le travail, c’est la discipline, la vertu morale cardinale. Par une politique pro-business, il faut donc créer des emplois à coups de crédits d’impôt et de subventions, ce qui comble d’aise le patronat. Le temps austéritaire du chancelier Brüning est passé. Enfin, passé… pas pour tout le monde. Si Bismarck fut le premier à instaurer dans les années 1880 les assurances sociales, ce « gouvernement hors sol » procède à une sévère « révision générale des politiques publiques » de l’époque. Il faut en finir avec l’assistanat s’écrient en chœur ces nantis et autres héritiers ! L’État-nounou, ça n’est définitivement pas leur truc. Si aide il doit y avoir, elle doit passer par la charité privée.

Citons-les : « Les gouvernements d’après-guerre ont cru pouvoir soulager les employeurs et les employés de tous leurs soucis matériels en encourageant une sorte de socialisme d’État, en faisant de l’État une sorte de bureau d’aide sociale, ce qui a eu pour effet d’affaiblir les forces morales de la Nation. Le résultat en a été la progression du chômage, ce qui a accentué l’affaissement moral de la Nation, encore aggravée par cette malheureuse lutte des classes, si hostile à la communauté du peuple et entretenue par le bolchévisme culturel qui a gangrené les fondamentaux de l’Allemagne » (p. 149).

C’est aussi émouvant… que du Macron. Faible avec les forts et fort avec les faibles, ce gouvernement de libéraux-autoritaires n’a que le mot de « réformes » à la bouche. Réformer, réformer, réformer, y compris les institutions afin d’en finir avec les chicaneries parlementaires. Il faut aussi procéder d’urgence à la « simplification administrative » et clarifier les ressources et les responsabilités de chaque échelon territorial. Le ministre de l’Intérieur doit prendre sur lui : « Quiconque estimerait que le tempo des réformes (sic) est trop lent doit être bien conscient que nous devons être raisonnables et ne pas nous précipiter et que ces réformes sont menées, dans un travail considérable, par un petit cercle d’hommes qui parallèlement, doivent répondre à des obligations quotidiennes urgentes et dont la résistance physique se heurte à des limites bien humaines » (p. 158). C’est qu’il en faut du courage et de l’abnégation pour pourrir la vie de ses concitoyens les plus modestes ou, tout simplement, de gauche…

Un digne héritier

Dire que ce livre est d’une actualité brûlante serait enfoncer une porte ouverte. Il a été écrit, de l’aveu même de l’auteur, dans cette perspective. Bien plus, il est vertigineux. Il montre que le « bloc bourgeois » macroniste n’est pas une anomalie française du XXIe siècle. Livrée à elle-même, la bourgeoisie peut laisser cours à sa haine de la démocratie, pour parler comme Rancière, à son mépris de classe, à son infantilisation des citoyens, certaine qu’elle est de camper le Vrai, le Bon et le Bien, quitte à servir de marchepied à pire qu’elle. Au fond, l’extrême-droite est certes raciste, mais elle est aussi ultralibérale sur le plan économique et ultraconservatrice sur le plan politique et des mœurs. C’est ainsi qu’Hitler fut le digne héritier de Von Papen.