Rallumer tous les soleils, Jean Jaurès

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Voici la deuxième partie et la suite de l’article publié la semaine dernière ; deux autres articles sont à suivre :

  • Troisième partie : Le socialisme français ;
  • Quatrième partie : La patrie, l’internationalisme, la paix et la guerre.

Deuxième partie : les mouvements sociaux et les classes sociales

Dans la Dépêche de Toulouse en 1888, Jean Jaurès invite à « faire un beau rêve ». D’emblée, il affirme que le patronat refuse de chercher, d’accord avec le peuple, une large formule d’organisation industrielle qui rémunère à leur valeur les initiatives hardies et les directions intelligentes, mais qui ne dépouillerait pas le travail au profit du capital brut. Nous pouvons exprimer la remarque que la tendance voulue par Jean Jaurès à mieux rémunérer le travail est renversée par le capitalisme actionnarial qui accorde le pouvoir aux actionnaires qui accaparent une fraction toujours grande des fruits du travail.

Il fait le constat que les accapareurs de richesse sont en même temps les distributeurs immédiats de la richesse d’où, de prime abord, la docilité et la servilité. Ceux qui fraudent le travail en prélevant la moitié de son gain sont en même temps ceux qui lui remettent l’autre moitié. La fatigue physique, et nerveuse aujourd’hui, des travailleurs décourage l’élan de la pensée, rend inaudibles les paroles d’espérance et de justice. Il en résulte un fatalisme : « les pauvres seront toujours pauvres », fatalisme qu’il faut combattre.

Le mouvement social : c’est l’abaissement continu du prolétariat, l’écrasement continu de la classe moyenne par la classe capitaliste. Il apparaît ainsi un intérêt commun entre les classes populaires et moyennes.

Des classes sociales

Jean Jaurès élabore une analyse fine des classes sociales. Il en distingue trois :

  • le prolétariat, y compris les métayers et les valets de ferme ;
  • la classe moyenne ;
  • la classe capitaliste .

Ces classes demeurent à l’heure actuelle, mais si leurs contours, leurs contenus, le nombre des individus qui les composent, leurs niveaux de consciences ont considérablement varié, évolué.

Le prolétariat : ce sont les ouvriers, les paysans… qui vivent du travail de leur main, qui ne disposent pas de capital pour s’établir à leur compte, qui sont à la merci du travail du jour et de ceux qui le leur donnent. Les petits fermiers dont le maigre capital est à la merci d’une mauvaise récolte. Les petits employés qui ne peuvent prélever une petite épargne même faible.

La classe moyenne : elle dispose d’un certain capital. Les individus qui la composent vivent moins de ce capital que de l’activité qu’ils y appliquent. Les petits entrepreneurs, petits commerçants, petits industriels, les boutiquiers utilisent leur petit capital en tant que moyen de travail personnel et indépendant, capital qui disparaît dans le travail. S’y ajoutent les propriétaires moyens qui ne travaillent pas de leur main, mais mènent une vie modeste, les employés assez appointés pour réaliser une petite épargne, les professions libérales, les professions des administrations publiques qui disposent d’un capital éducatif (cela rappelle la pensée de Bourdieu). Toutes ces personnes bénéficient d’une sécurité relative dans la vie et d’une assez large indépendance.

La classe capitaliste : ce sont les gros industriels, les commerçants. Les gros propriétaires qui vivent du revenu de leur domaine. S’y ajoutent les hauts cadres de la banque, de la finance qui régentent le crédit, l’escompte, les transports, les mines, les grandes entreprises industrielles et commerciales. Pour eux, les revenus proviennent moins du travail que de la puissance brute des capitaux.

Les misères du patronat : Jean Jaurès n’a pas une vision binaire de la situation avec d’un côté les « méchants » patrons et de l’autre les « gentils » ouvriers. Il constate qu’une partie du patronat est également victime du capitalisme qui pourrait conduire, on peut le supposer, à des convergences sinon d’intérêt au moins de vues. Une partie du patronat est soumise à un système économique qui lui rend la vie dure. Le système d’industrialisation à outrance, d’âpre concurrence, de lutte sans merci qui régit la production d’aujourd’hui fait autant de mal à la bourgeoisie dans son ensemble qu’à la classe ouvrière. Dans la moyenne industrie, beaucoup de patrons sont eux-mêmes leur caissier, leur comptable, leur dessinateur, leur contremaître et ils ont avec la fatigue du corps le souci de l’esprit que les ouvriers n’ont que par intervalles. Souvent, ils ne peuvent se mettre à l’abri contre les faillites qui peuvent détruire leur fortune. Une grève éclate et les plus gros industriels qui la peuvent supporter la voient avec satisfaction parce qu’elle écrasera les autres. Entre les producteurs, c’est la lutte sans merci pour se disputer la clientèle. Ainsi, cela aboutit à la baisse des prix de vente voire en dessous du prix de revient (baisse des salaires, chômage), augmentation des délais de paiement. Les industriels moyens sont menacés par la coalition des puissants. Il apparaît donc qu’une partie du patronat aurait intérêt à ce que l’activité économique soit encadrée. Cela nous rappelle que le facteur essentiel qui pèse sur la petite et moyenne industrie, de nos jours, est moins le niveau du salaire réel que la pression des multinationales, des grands distributeurs sur eux, que l’exigence de rentabilité exigée par les actionnaires.

Il constate bien que le patronat cherche à gagner le plus d’argent possible, qu’il est soumis à de fortes inquiétudes d’un côté et pris par des ambitions démesurées de l’autre. Le patronat, en alignant des colonnes de chiffres (salaires, heures de travail, prix des matières premières, amortissement de l’outillage) ne voit pas, ne doit pas voir qu’il aligne des souffrances humaines. Il doit être dans le déni des conséquences humaines de ses actes s’il veut poursuivre sans se poser de cas de conscience.

Il voit l’amorce bien affirmée de nos jours du développement du capitalisme anonyme et diminution du patronat individuel. Nous le constatons aujourd’hui qu’il est bien plus difficile d’organiser la lutte contre un patronat inconnu physiquement qu’autrefois quand le patron avait un visage.

Conception du socialisme : pour lui, le socialisme ne s’intéresse pas qu’à la classe des ouvriers, des producteurs manuels ; sinon, cela remplacerait une tyrannie par une autre tyrannie. Il pourfend Danton quand il affirme : « Nous voulons mettre dessus ce qui est dessous, et dessous ce qui est dessus. » Cela revient à exciter les convoitises, ce qui est le contraire du socialisme.

Le socialisme, ce n’est pas renverser l’ordre des choses, c’est fondre les classes dans une organisation du travail meilleure pour tous que l’organisation actuelle.

Il développe une analyse du boulangisme qui débute par un mélange de socialisme dévoyé et se réduit à une simple volonté de conservation républicaine. Le boulangisme, c’est l’avènement d’un homme alors que le socialisme, c’est la réalisation de la justice par la science et la liberté. Le boulangisme, c’est un vague sourire de prétendant aux foules amorcées, un sourire équivoque, trompeur pourrions-nous ajouter. Peut-on établir un parallèle avec le Rassemblement national actuel qui caresse dans le sens du peuple sans remettre en cause le système ?

Il pointe doigt les contradictions de l’État dans la République. Ces contradictions prennent leurs sources dans la propriété. Ainsi, pour Jean Jaurès, c’est parce que la propriété n’est pas répartie selon la justice, qu’il y a des classes et parce qu’il y a des classes, l’État est perpétuellement obligé d’user de contraintes au profit d’une des classes, en général la classe dominante, c’est-à-dire capitaliste.

Ainsi, il pose les alternatives sans concession.

Fera-t-on pour les classes laborieuses de simples lois d’assistance et de philanthropie ou bien fera-t-on des lois d’émancipation, des lois qui les préparent à la puissance économique ?

Acceptera-t-on quelques tarifs de pénétration (de prédation ? prélèvements ?) imposés par le calcul de la haute banque au travail national ou agit-on pour contenir le pouvoir démesuré de la haute finance afin de préparer dans le pays de puissantes fédérations du travail industriel et du travail agricole qui puissent disputer à la finance internationale l’initiative et le gouvernement des grandes entreprises ?

A contrario des conquêtes coloniales, de la concurrence mondiale, il invite à proposer aux peuples de régler de concert les conditions générales du travail, les conditions nouvelles d’échange pour le bien de la France et pour le bien de toutes les nations. N’est-ce pas d’une évidente actualité quand on pense la concurrence mondialisée actuelle qui favorise le moins-disant social ?

Grève générale et révolution (1897-1901)

Dans ces textes et discours, Jean Jaurès tente de définir ce qu’est ou devrait être une grève générale. D’entrée, il distingue la grève générale de la grève corporatiste. Dans une grève générale émancipatrice :

  • les corporations les plus importantes, celles qui dominent tout le système de la production cessent en même temps le travail ;
  • il n’est pas utile que la totalité des ouvriers fasse grève, mais ceux qui sont au nœud du système économique qui décident de suspendre le travail.

Il définit les trois conditions pour qu’une grève générale réussisse, atteigne ses objectifs :

  1. Il faut que l’objet en vue duquel elle est déclarée passionne réellement, profondément la classe ouvrière ;
  2. Il faut qu’une grande partie de l’opinion soit préparée à reconnaître la légitimité de l’objet ;
  3. Il faut que la grève générale n’apparaisse pas comme un déguisement de la violence et qu’elle soit simplement l’exercice légal du droit de grève (droit qui actuellement par les dernières lois « travail », dont la loi El-Khomri puis celle de Macron, semble se restreindre).

Pour affronter les privations et la misère, même pour échapper aux influences du milieu dont on est enveloppé, il faut une grande énergie. Cette énergie ne peut être suscitée que par la passion. Il faut que le prolétariat ait démontré à une fraction notable de l’opinion que ses revendications sont légitimes et réalisables immédiatement.

L’opinion ne rendra responsable la classe capitaliste et ne se tournera contre elle que si l’équité des revendications ouvrières et la possibilité pratique d’y satisfaire sont démontrées grâce à une propagande (est-ce un écho à l’hégémonie culturelle que développera quelques années plus tard Gramsci, théorie reprise et dévoyée par une partie de la droite ?) ardente et substantielle. Alors, c’est contre l’égoïsme des grands possédants qu’elle se retournera. Au contraire, c’est contre les grévistes qu’elle se prononcera si la masse indifférente n’était pas conquise et acquise.

Conclusion toujours d’actualité : la grève générale ne peut être le prodrome(1)Prodrome au sens littéraire : qui annonce un événement en l’occurrence la Révolution ou la mise en mouvement des masses populaires pour édifier une société nouvelle. et la mise en train d’une action révolutionnaire violente.

L’idée de Révolution sociale ne suffit pas. Il ne peut y avoir Révolution que là où il y a conscience.

La classe ouvrière ne se soulève pas par une formule générale. L’idée de Révolution sociale ne suffit pas. Il faut que l’idée de Révolution sociale prenne corps dans des revendications précises. Il ne peut y avoir Révolution que là où il y a conscience. On ne peut conduire le prolétariat à la Révolution à son insu. S’imaginer qu’une Révolution sociale peut être le résultat d’un malentendu et que le prolétariat peut être entraîné au-delà de lui-même est un enfantillage, une erreur.

Jean Jaurès prend soin de prévenir contre l’illusion selon laquelle, une grève générale peut renverser un système. En effet, pour lui,« il n’est pas démontré que la grève générale, même si elle prend un caractère révolutionnaire, fasse capituler le système capitaliste ». Il ajoute que toute grande révolution suppose une exaltation de la vie et cette exaltation n’est possible que par la conscience d’une vaste unité, par l’ardente communication des forces et des enthousiasmes. Spinoza ne disait pas autre chose : on ne désire pas une chose parce qu’on la pense bonne, mais c’est parce qu’on sait une chose bonne qu’on la désire.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Prodrome au sens littéraire : qui annonce un événement en l’occurrence la Révolution ou la mise en mouvement des masses populaires pour édifier une société nouvelle.