Rallumer tous les soleils, Jean Jaurès

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Voici la troisième partie de la série sur Jaurès et la suite de l’article publié la semaine dernière ; un dernier article suivra : La patrie, l’internationalisme, la paix et la guerre.

Troisième partie : Le socialisme français

Dans Cosmopolis de janvier 1898, Jean Jaurès développe ce qu’il entend par « socialisme français ». Pour cela il part du prolétariat et des objectifs ainsi que des moyens pour édifier ce qu’il appelle « société nouvelle ».

La classe ouvrière a pour vocation d’arracher le monopole de la propriété à la classe capitaliste et ainsi de se doter des outils pour arracher le pouvoir à la classe capitaliste. Il précise qu’il est indéfiniment désirable que tous les syndicats, toutes les bourses du travail, toutes les fédérations de métiers entrent dans une large union économique du prolétariat français.

Les coopératives ouvrières : Il constate que les coopératives de consommation (la notion de coopérative implique la notion de coopérateurs) grandissent en France. Pour lui, mais également pour les initiateurs de ces expériences, elles représentent :

  • un des moyens de grouper les travailleurs ;
  • de faire leur éducation économique ;
  • de les habituer à une action concertée ;
  • de faire progresser la solidarité ouvrière, l’esprit socialiste.

Il cite l’exemple de la verrerie ouvrière qui est soumise à toutes les lois de la concurrence, à tous les hasards et à toutes les brutalités de la lutte, aux catégories du salaire et du capital. Ainsi, la coopérative ouvrière est utile, mais a ses limites, car on ne peut greffer sur l’ordre capitaliste une institution pleinement socialiste.

Parti socialiste : pour lui, il a vocation à recueillir les énergies les plus nobles de la révolution bourgeoise pour les transmettre à la révolution prolétarienne. Il est le parti du prolétariat, de la classe opprimée et prolétarienne. Ce n’est pas du dehors et en refusant tout contact qu’il est possible de désagréger une force (le capitalisme) ou de transformer un système. Il faut donc, a contrario de la pensée anarchiste, utiliser le suffrage universel même dominé et modelé par le capitalisme. Ce n’est pas demander du secours à l’ennemi que d’utiliser les moyens démocratiques comme l’affirment les anarchistes.

La nature sait utiliser au profit des formes qu’elle veut créer les éléments et les formes qu’elle veut dissoudre ou dépasser (Théorie de l’évolution). La stratégie est d’appeler à eux (les socialistes) le suffrage universel qui est une suite de la démocratie bourgeoise et qui se retournera contre la puissance de la bourgeoisie. Il a conscience qu’il serait plus difficile à la bourgeoisie d’abolir le suffrage universel que de supprimer le droit de groupement et de coalition pour la classe ouvrière (Cela fait écho aux différentes lois sur le travail, loi El Khomeri et loi Macron qui affaiblissent ces droits).

Révolution française et socialisme

Il développe le lien de filiation entre la Révolution française et le socialisme. D’entrée, il distingue la Révolution française des révolutions allemande et anglaise. Ni l’Angleterre ni l’Allemagne n’ont construit dans leurs passés une république démocratique telle que celle de 1792. En France, le seul mot de république contient tout plein des rêves grandioses des premières générations républicaines et toutes les promesses d’égalité fraternelle.

La Convention en proclamant la République a transféré à la nation tout entière la propriété politique de la France qu’une famille (royale) entendait se réserver indéfiniment.

Il détaille les raisons qui, selon lui, permettent de qualifier la Révolution française de socialiste :

  • dans l’organisation de la famille en supprimant le droit du père de tester : égalité de tous les enfants ;
  • dans l’organisation de l’enseignement public : écoles primaires gratuites ; écoles secondaires gratuites (école centrale dans chaque chef-lieu de département). Le degré d’éducation que chaque enfant recevait était déterminé non par la fortune de ses parents, mais par sa valeur personnelle, même si aujourd’hui, avec la notion de « capital culturel » chère à Pierre Bourdieu, la valeur personnelle qui fait écho à la notion de méritocratie doit être relativisée ;
  • dans l’administration de la chose publique, du domaine public : briser tous les monopoles concédés à des particuliers au lieu de les abandonner à des financiers ;
  • dans sa conception de la propriété : Vergniaud voulait une République française qui ne comprime pas l’essor de la richesse, du luxe, des lettres, de toutes les joies de la civilisation. En revanche, Robespierre affirmait : « Il ne s’agit pas de proscrire l’opulence, mais de rendre la pauvreté honorable. » Il ne faut pas abandonner les relations économiques des hommes entre eux aux seules lois du hasard et de la force(1)Voir la Constitution de 1793 : art.7 sur la propriété qui est un fait social et non pas naturel ; art.9 sur la propriété « ne pas porter préjudice ni à la sûreté ni à la liberté ni à l’existence ni à la propriété ; ert.11 sur la société : pourvoir à la subsistance de tous ses membres.

Il s’appuie sur Babeuf/Buonarroti pour analyser les débuts révolutionnaires et les prémisses de l’esprit socialiste.  La bourgeoisie, en même temps qu’elle luttait contre les puissances du passé, contre l’absolutisme monarchique, le privilège féodal et la réglementation économique, eut à compter dès le premier jour avec les puissances de l’avenir, avec la classe prolétarienne (prolétariat naissant, travailleurs du sol…). La Révolution commencée par les riches de la bourgeoisie se tourne contre eux : la Convention, Chaumette au nom de la Commune de 1794 (expropriation générale des grands industriels et marchands et la mise en mouvement de toutes les forces de production et d’échange de la nation).

Rapport entre religion et socialisme (1891)

Il aborde la question du rapport entre le socialisme et la religion. Scientifiquement, le christianisme se heurte à la conception de la nature. Toutes les forces s’exercent suivant des lois. Cet ensemble de forces soumises à des lois, c’est la nature. L’étude de l’Univers et des sociétés humaines indique qu’il y a des êtres et des choses dans la continuité.

Le christianisme est combattu et nié dans l’ordre politique par l’esprit de liberté. Pour les responsables de l’Église, discuter l’authenticité des dogmes religieux est déjà un commencement de blasphème. Ce qui en République laïque et pour le courant socialiste n’est pas une notion valable en termes de lois.

Il se demande si le Christ est le premier républicain. Si le Christ a cru qu’il était au-dessus de l’humanité et s’il l’a laissé croire aux hommes, il est le premier fondateur de l’Église, le premier pape infaillible et dans la douceur de l’Évangile se dessine l’impitoyable tyrannie du Syllabus(2)Source : encyclopédie anarchiste. Syllabus, mot latin signifiant sommaire. En droit canonique, il est employé comme synonyme d’énumération succincte des points décidés dans un ou plusieurs actes de l’autorité ecclésiastique. Le Syllabus qui fut publié, en décembre 1864, par le Pape Pie IX, à la suite de l’Encyclique Quanta Cura, est un recueil de quatre-vingts propositions latines. Il reprend, sans y ajouter le moindre commentaire, toutes les condamnations formulées contre les doctrines et les sociétés modernes. Le texte latin peut se traduire ainsi : « Résumé des principales erreurs de notre temps qui sont signalées dans les allocutions consistoriales, encycliques et autres lettres apostoliques de Notre Très Saint Père le Pape Pie IX. » Extrait de l’Encyclique Quanta Cura : « … Il vous est parfaitement connu qu’aujourd’hui il ne manque pas d’hommes qui appliquent à la société civile l’impie et absurde principe du Naturalisme, comme ils l’appellent : ils osent enseigner que « la perfection des gouvernements et le progrès civil exigent absolument que la société humaine soit constituée et gouvernée sans plus tenir compte de la religion que si elle n’existait pas, ou du moins sans faire aucune différence entre la vraie religion et les fausses. ». Il y a donc antinomie entre affirmer que le Christ serait le premier républicain et soutenir son infaillibilité tel un pape.

Rapport entre socialisme et liberté (revue de Paris de 1898)

Il démonte les arguments de la bourgeoisie pour qui le socialisme serait par vocation liberticide. Il énumère les craintes vaines ou hypocrites de la bourgeoisie, craintes qui reposent sur la nécessité de préserver :

  • le bien le plus précieux, la dignité la plus haute, à savoir la liberté de l’esprit ;
  • la liberté du travail ;
  • la liberté politique.

Les tenants du système capitaliste sont persuadés que le socialisme signifie la diminution de ces libertés, la soumission des individus à la discipline étouffante de l’État. L’expérience totalitaire du pseudo-socialisme ou pseudo-communisme d’après la Première Guerre mondiale puis de l’après Seconde Guerre mondiale avec les pays satellites de l’Union soviétique semble leur donner raison sur l’aspect liberticide du socialisme, sauf à considérer que ces régimes relèvent plus de l’étatisation de la société, de la main mise d’un parti sur ces pays et ses habitants en lieu et place de l’émancipation individuelle et collective et de la classe prolétaire – ouvriers, employés et paysans -, régimes qui se situaient à mille lieues de la société nouvelle imaginée par Jean Jaurès.

En effet, pour Jean Jaurès, le socialisme collectiviste et communiste doit donner le plus large essor à toutes les libertés. Pour lui, le collectivisme est différent du socialisme d’État.

Le collectivisme, mot doté d’un sens très péjoratif aujourd’hui, s’appuie sur la suppression de la propriété privée des moyens de production. La nouvelle société qui supprime le salariat implique qu’il n’y a plus besoin de protéger une classe par rapport à une autre.

Le socialisme d’État accepte le principe même du régime capitaliste, à savoir la propriété privée des moyens de production et la division de la société en deux classes : possédants et non-possédants. Il se borne à protéger la classe non-possédante contre certains excès de pouvoir de la classe capitaliste, contre les conséquences outrées du système (exemple : inégalités salariales homme/femme, des enfants, des adultes, durée du travail, exploitation trop épuisante, institutions d’assistance et de prévoyance avec participation des patrons ; questions actuelles : services publics communaux, nationaux, associatifs…) Il laisse subsister patronat et salariat ce qui ne correspond en rien à la nouvelle société voulue par Jean Jaurès.

Jean Jaurès se pose en opposition à l’affirmation selon laquelle la liberté politique, la liberté individuelle disparaîtront par l’avènement de la propriété sociale. Cela reviendrait à affirmer que le servage économique de la classe ouvrière est la condition de la liberté.

Deux grands courants socialistes : socialistes collectivistes et socialistes d’État

Il y aurait d’une part, schématiquement donc sans doute trop simpliste, un socialisme ouvrier persuadé que l’harmonie naturelle des intérêts pourrait être révolutionnairement instituée par une transformation de la propriété. Il y aurait, d’autre part, un socialisme persuadé que l’ordre, l’équité, la paix devraient être imposés du dehors par l’arbitraire impérieux de l’État.

Les collectivistes, les communistes pensent qu’un tel système de propriété et de production peut être établi, que l’ordre et la justice en dérivent par une nécessité interne. L’optimisme des collectivistes s’oppose au pessimisme des socialistes d’État.

Les socialistes collectivistes ne s’opposent pas aux protections légales que le socialisme d’État propose pour la classe ouvrière. Au contraire, les socialistes collectivistes les proposent eux-mêmes dans le but que la classe ouvrière, plus forte, plus confiante puisse accomplir sa mission historique qui est de susciter une forme nouvelle de propriété.

Le socialisme d’État propose une intervention du dehors sur l’appareil capitaliste pour en corriger les pires effets. Cela correspond à une action mécanique des lois de contrainte.

Les collectivistes et communistes proposent une action interne ou organique d’un système nouveau de propriété qui aboutit à la réalisation de la justice.

Jean Jaurès se sent plus proche des socialistes collectivistes qui veulent qu’aucun homme dans l’usine ou aux champs ne soit l’outil d’un autre homme, qu’aucun homme ne soit l’instrument de profit, que tout individu humain, ayant un droit de copropriété sur les moyens de travail, soit assuré de retenir pour lui-même tout le produit de son effort, soit assuré d’exercer sa part de direction et d’action sur la conduite du travail commun.

La concentration du travail, la concentration industrielle issue de l’expropriation des petits et moyens producteurs, loi durable, tendance forte du système capitaliste, facilite la concentration socialiste et l’expropriation à venir. Même s’il y a morcellement de la puissance industrielle, le grand capital captera les sources des forces et en réglera la distribution, coordonnera la production en apparence parcellaire de tous ces petits ateliers dépendants.

Jean Jaurès distingue deux grandes forces en action :

  • la force capitaliste qui centralise peu à peu la production, assez pour donner aux salariés l’idée de concentration socialiste ;
  • la force du prolétariat qui s’organise et s’agite pour une destinée meilleure.

Il prend soin de prévenir que la propriété collective à elle seule ne peut suffire à réaliser l’émancipation du prolétariat et par la suite de tous les individus :

  • si elle est imposée arbitrairement, la propriété collective conduit à déprimer l’activité.  Comment ne pas y voir la prémonition de l’impasse du régime soviétique ? 
  • si elle est réalisée par l’accord du mouvement capitaliste et de la force ouvrière, préparée par l’action inconsciente de la bourgeoisie et l’action consciente du prolétariat, la propriété collective ne peut neutraliser les énergies humaines.

Dans l’ordre prochain, dans l’ordre socialiste, affirme Jean Jaurès, c’est bien la liberté qui sera souveraine. Le socialisme est l’affirmation suprême du droit individuel. Le socialisme est l’individualisme logique et complet.

L’éducation universelle, le suffrage universel, la propriété universelle, voilà le vrai postulat de l’individu humain.

Nous sommes loin des régimes soviétiques et de ceux des pays de l’Est, entre la Seconde Guerre mondiale et 1989, date de la chute du « Mur de Berlin ». Dans ces régimes, le collectivisme contraint a écrasé l’individu alors que pour Jean Jaurès comme pour Karl Marx, c’est la liberté des individus qui est la condition des libertés collectives. Le stalinisme a inversé ces deux aspects et rendu caduque l’émancipation des travailleurs.

Ces expériences qui se sont révélées un fiasco sont une grande leçon pour le mouvement ouvrier en particulier et pour tous les humains en quête d’émancipation individuelle et collective.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Voir la Constitution de 1793 : art.7 sur la propriété qui est un fait social et non pas naturel ; art.9 sur la propriété « ne pas porter préjudice ni à la sûreté ni à la liberté ni à l’existence ni à la propriété ; ert.11 sur la société : pourvoir à la subsistance de tous ses membres.
2 Source : encyclopédie anarchiste. Syllabus, mot latin signifiant sommaire. En droit canonique, il est employé comme synonyme d’énumération succincte des points décidés dans un ou plusieurs actes de l’autorité ecclésiastique. Le Syllabus qui fut publié, en décembre 1864, par le Pape Pie IX, à la suite de l’Encyclique Quanta Cura, est un recueil de quatre-vingts propositions latines. Il reprend, sans y ajouter le moindre commentaire, toutes les condamnations formulées contre les doctrines et les sociétés modernes. Le texte latin peut se traduire ainsi : « Résumé des principales erreurs de notre temps qui sont signalées dans les allocutions consistoriales, encycliques et autres lettres apostoliques de Notre Très Saint Père le Pape Pie IX. » Extrait de l’Encyclique Quanta Cura : « … Il vous est parfaitement connu qu’aujourd’hui il ne manque pas d’hommes qui appliquent à la société civile l’impie et absurde principe du Naturalisme, comme ils l’appellent : ils osent enseigner que « la perfection des gouvernements et le progrès civil exigent absolument que la société humaine soit constituée et gouvernée sans plus tenir compte de la religion que si elle n’existait pas, ou du moins sans faire aucune différence entre la vraie religion et les fausses. »