La genèse du discours identitaire sur l’islam: entretien avec Nicolas Lebourg, chercheur à l’université de Perpignan

Environ 1000 personnes ont assisté samedi 18 décembre, à Paris, aux “Assises internationales contre l’islamisation”, auxquelles nous avions consacré un post ici, organisées par le Bloc identitaire (extrême droite) et Riposte Laïque, association ultra-laïque, devenue compagnon de route de l’extrême droite.
Un invité  “suprise” s’est désisté : Xavier Lemoine, maire UMP de Montfermeil. Tommy Robinson, le porte-parole de L’English Defence League, n’a pas fait, au final, le déplacement, en raison, semble t-il, d’un problème de passeport égaré.
La vedette incontestable du rassemblement a été le suisse Oskar Freysinger, membre de l’Union démocratique du centre (UDC, parti populiste et xénophobe- lire, à propos de cette formation, l’entretien publié par Fragments sur les temps présents avec Jean-Yves Camus). M. Freysinger a été très applaudi par une salle comble.
Nous avons choisi de revenir ici sur l’intervention du président du Bloc identitaire, Fabrice Robert, la plus politique, qui s’est efforcée de donner un “cadre” et une  “lecture du monde” à une assistance, mêlant vieux militants et militantes laïcs ou féministes à l’extrême droite. Dans son intervention, M. Robert fait de la confrontation avec l’islam désigné comme “un corps étranger”, une question “de vie ou de mort”, un “enjeu civilisationnel”.
Nicolas Lebourg, historien et chercheur, auteur d’un ouvrage intitulé Le Monde vu de la plus extrême droite, qui vient de paraître aux Presses universitaires de Perpignan (260 pp., 20€), décrypte pour “Droites extremes” les sources idéologiques du discours de Fabrice Robert (nous avons reproduit sous cette interview les principaux extraits de ce discours).

Entretien.

Comment situeriez-vous le discours de Fabrice Robert? Le Bloc identitaire (BI) ne revendique plus l’étiquette extrême droite.Y-a-t-il des référents d’extrême droite dans son discours?

Nicolas Lebourg, historien, chercheur à l’université de Perpignan

Nicolas Lebourg: Fabrice Robert étant un cadre formé, son discours est rempli de références au corpus des extrêmes droites. Même de manière implicite, par exemple quand il dit que “le défaitisme est une sottise absolue en politique”, c’est en fait une citation de Charles Maurras (1868-1952), le théoricien de l’Action française.

Le Bloc Identitaire est un mouvement d’extrême droite mais, par rapport à ses origines, il a rempli la mission que lui avaient donnée Fabrice Robert et Guillaume Luyt en 2002 : réaliser la rupture avec les références fascistes qu’avait feue Unité Radicale, mouvement “nationaliste-révolutionnaire”, et s’adapter au nouveau siècle.

Après, le fait de refuser l’étiquette d’extrême droite est normal. Si ce courant se fonde essentiellement à la fin du XIXe, on emploie cette étiquette qu’à partir du contre-coup de la Révolution bolchevique de 1917. Et, malgré tout ce temps passé, nul n’en a jamais voulu. D’autant qu’en France, de la Libération jusqu’à Nicolas Sarkozy et sa “droite décomplexée”, personne déjà ne voulait de l’étiquette de “droite”…

Pour le BI, l’islam prend la figure d’un “ennemi total” qui aurait déclaré la guerre à la civilisation européenne, obligeant cette dernière à revenir  et à magnifier son “identité”. Comment interpréter cette pensée politique ?

Primo, l’idée que l’on forge un état nouveau par rapport à un “ennemi total” renvoie à une leçon de Carl Schmitt, juriste nationaliste allemand (1888-1985) très écouté dans toutes les extrêmes droites européennes.

Secundo, l’idée de la renaissance d’une nation régénérée et constituée comme un tout organique, est le coeur idéologique de l’extrême droite, ici adaptée à la thématique de l’affrontement entre un monde libéral et un monde musulman totalitaire.

Tertio, cela renvoie à l’histoire même de l’emploi du concept identitaire.

Grosso modo il y a deux types de nationalisme : le français, basé sur un contrat social, l’allemand, basé sur le sol, le sang, la langue, et qui forge le concept d’ “identité nationale”.

Le premier nationalisme est né de la Révolution française, le second suite à l’avancée de Napoléon sur les Allemands. L’extrême droite française choisit le second.

Or, après la Seconde guerre mondiale, la constitution allemande a interdit toute référence politique évoquant le nazisme, dont le discours racial.

Résultat, durant les années 1970, les nationalistes-révolutionnaires allemands remplacent la préservation et l’exaltation de la “race” par celle de “l’identité”, se repliant ainsi sur un concept qui était déjà à leur disposition.

Leurs homologues français les imitent d’autant plus que la loi antiraciste de 1972 les oblige également à trouver une nouvelle formulation (la modernisation du discours de l’extrême droite est donc très redevable au fait d’avoir voulu en combattre des formes dépassées, groupusculaires).

Puis, le procédé est systématisé par des néo-droitiers comme Guillaume Faye, très lié aux milieux nationalistes-révolutionnaires. Cela va essaimer dans les droites et les extrêmes droites. D’autant plus qu’après la scission mégretiste il faut justifier idéologiquement l’existence séparée.

Là, entre autres, les gens qu’on va retrouver au Bloc, usent amplement du mot “identitaire” qui leur permet de s’opposer à la conception trop  “nationaliste à la française”, selon eux, du Front National, qui a un cadre comme Farid Smahi.

Le mot “identitaire” est mis à toutes les sauces à partir de la fin des années 1990. Le concept “identitaire” permet d’opposer le nationalisme de la langue, du sol et du sang, à celui de contrat civique. A partir de là, vous avez un projet politique et biologique ethno-culturel évident (et vous comprenez également pourquoi en la façon dont on a posée le débat sur “l’identité nationale” on a fait monter l’extrême droite…).

Comment le BI définit-il précisément cette civilisation et cette identité ?

Si le BI a pris pour emblème le sanglier c’est en référence à la couverture d’un livre de Guillaume Faye de 2001. Faye faisait alors un retour aux thèses d’Europe-Action -un mouvement qui, au début des années 1960, promeut l’union mondiale de la race blanche-, en usant de l’islam comme  “ennemi” exigeant et permettant cette union.

En même temps Faye était investi avec Pierre Vial dans le mouvement Terre et Peuple. Mais,il y avait toujours eu un conflit à l’extrême droite radicale entre les partisans d’une union fédérant des régions ou des nations (toujours la poursuite de la querelle des deux nationalismes, l’Europe des régions – mêmes sol, sang, langue – étant un projet d’abord soutenu par les plus avancés des ex-collaborationnistes, en particulier les anciens Waffen S.S.).

Or, en détournant une formule de Maurras, Vial a trouvé une formule pour résoudre le conflit : “tout ce qui est identitaire est nôtre”. Il faut à la fois préserver l’identité et l’unité culturelles et biologiques de la France, de la Catalogne, de la Bretagne, il faut faire autant sien l’héritage de l’antiquité païenne que de l’Occident chrétien, etc. Les catholiques intégristes les laïques et les néo-païens, les nationalistes français et les basques : tout le monde est servi ainsi. A la fin, on arrive à la préservation contre tout métissage ethnique et culturel de la race blanche, mais c’est dit d’une manière nettement plus adaptée aux formes audibles dans l’espace public aujourd’hui.

Comment interpréter les métaphores biologisantes, où il est question d’antidotes identitaires face à un corps étranger? A quel courant de pensée cela ramène-t-il ?

C’est un trait constant des courants d’extrême droite, quelque soit leur courant. Cela va avec le projet idéologique d’une nation comme un organisme. Le corps parasitaire est ce qui justifie l’action politique. Le but de l’action est d’assurer la santé de l’organisme. C’est très typique.

Dans son discours, M. Robert parle de “collabos”. Qui désigne-t-il sous ce vocable ?

L’extrême droite a admis qu’elle avait perdu le combat des représentations quant à la Seconde guerre mondiale. Aujourd’hui, il n’y a que deux éléments qui font unanimité chez les Français : la laïcité et la Résistance (voir l’importance même de ces thèmes dans la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy), Fabrice Robert a l’intelligence de se positionner sur les deux créneaux.

L’extrême droite fait une rétorsion de la représentation : immigration et islam = invasion et occupation, extrêmes droites = Résistance, reste du monde politique, considéré comme uniformément mondialiste, libéral, pro-immigrationniste = collabos.

Les ultras de cette “collaboration” sont censés être les milieux associatifs pro sans papiers, antiracistes, etc. Là aussi d’ailleurs on a affaire au maintien d’un schéma souple car il y a deux décennies le retournement de ces mots ne se faisait pas contre l’islam mais contre “l’ordre américano-sioniste”.

Bien sûr, l’ineptie historique qui consiste à assimiler l’islamisme au nazisme permet de fortifier cette représentation. C’est donc peu dire que ceux qui en usent ne peuvent que soit, comme Riposte Laïque, rejoindre l’extrême droite, soit être les “idiots utiles” de sa progression.

Entretien réalisé sur le blogue <<droite(s) Extreme(s) : http://droites-extremes.blog.lemonde.fr