Le racisme s’attrape-t-il ? À propos de l’ouvrage de Félicien Faury, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite

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Les électorats RN sont parmi les plus auscultés par les sciences sociales. L’ouvrage du sociologue et politiste Félicien Faury (Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, Paris, Seuil, 2024, 21, 50 €), même s’il a été célébré par le monde académique, pose un certain nombre de problèmes épistémologiques, méthodologiques et… politiques. Au final, le livre ne tient pas toutes les promesses faites en introduction pour une raison simple : la greffe des travaux intersectionnels sur la tradition bourdieusienne ne prend pas.

Il est des livres au titre alléchant, mais qui s’avèrent décevant. Le titre de l’ouvrage de Félicien Faury mettait pourtant l’eau à la bouche : Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite. Non que le sujet n’ait jamais été traité : il existe pléthore d’enquêtes qualitatives et quantitatives en sociologie et en science politique, de qualité fort inégale, sur le sujet. Les électorats RN, car il s’agit d’un conglomérat d’électorats hétérogènes, sont parmi les plus auscultés par les sciences sociales. Toutefois, même s’il ne le dit pas explicitement, Félicien Faury semble faire un clin d’œil au grand livre, âprement discuté, de Christopher Browning, Des hommes ordinaires consacré à un bataillon de police mobile (einsatzgruppen) ayant participé à la « Shoah par balles » alors que la Wehrmacht progressait vers l’Est. L’énigme de l’historien était la suivante : comment des hommes éduqués, bien intégrés dans la vie civile et militaire, ont-ils pu commettre de telles atrocités, sans parfois n’éprouver quelques remords que ce soient après leur démobilisation ?

Le vote comme acte social

Le choix d’un tel titre – Des électeurs ordinaires donc – peut d’emblée faire craindre au lecteur l’ouvrage un jugement de valeur implicite aussi répandu que très peu subtil : électeurs RN = nazis en puissance. Toutefois, Félicien Faury commence par l’exposition d’un ensemble de principes épistémologiques et méthodologiques, clairement inspirés du Métier de sociologue (1968) de Bourdieu, Passeron et Chamboredon, auxquels l’auteur de ces lignes adhère. À rebours des analyses politologiques qui voient dans l’acte électoral l’expression de considérations exclusivement idéologiques et politiques(1)Emmanuel Pierru, « Les ouvriers, le vote et le FN. Misères de la politologie », Savoir/Agir, n° 58, 2021 : https://shs.cairn.info/revue-savoir-agir-2021-4-page-15?lang=fr., le sociologue réencastre le vote dans le « social », et, plus précisément, les choix électoraux dans la vie quotidienne et l’univers vécus des individus desquels ils ne peuvent être abstraits.

Comme il le sait, la très grande majorité des électeurs ne sont pas ou sont peu politisés, particulièrement dans les classes populaires et chez les « petits moyens » ayant quelque capital économique, mais peu de capital culturel. La plupart des personnes pratiquent ce que l’on appelle le « vote désinvesti » : on accomplit – de moins en moins – son « devoir électoral » en fonction de critères esthétiques (« il a une bonne tête ») ou éthiques (« elle a l’air honnête ») sans maîtriser, tel un Benjamin Duhamel, les subtilités des luttes de classement d’un champ politique hautement professionnalisé. Pierre Bourdieu avait coutume de dire contre les sondeurs qu’ils raillaient de doxosophes (les spécialistes de « l’opinion publique ») que l’immense majorité des électrices et électeurs ne sont pas d’anciens élèves de Sciences Po Paris.

L’enquête en actes : la déception

Bref, jusqu’ici, on ne trouve rien à redire à la posture du sociologue : les gens votent comme ils sont socialement, sans élaboration politique sophistiquée. La suite s’avère plus problématique et, disons-le, moins rigoureuse(2)Lire Daniel Bizeul, « Une théorie prouve-t-elle le racisme ? » : https://www.gaucherepublicaine.org/respublica/une-theorie-prouve-t-elle-le-racisme/7435129.. Il nous est dit que le choix a été fait de se concentrer non sur des électeurs RN du Nord-Est, mais de la région PACA, qualifiés de « petits moyens » (commerçants, artisans, mais aussi fonctionnaires en activité ou à la retraite, en particulier des CRS et des agents de la pénitentiaire, etc.) qui ne sont pas frappés par le chômage, qui ont un travail relativement stable et qui, bien souvent, possèdent un petit patrimoine immobilier (par exemple).

Il concentre son enquête sur une trentaine de personnes, auprès desquelles il réalise des entretiens, et identifiées par « boule de neige », ce qui permet(trait) « d’inscrire [ses enquêtés] dans des groupes sociaux concrets (familiaux, professionnels, amicaux, associatifs…) dans lesquels les électeurs sont quotidiennement insérés. » (p. 23). Cette méthode par « grappes » est recevable, sauf qu’au cours de la lecture, on réalise que les individus et leurs propos apparaissent de façon complètement décontextualisée. Dit autrement, on n’appréhende pas ou peu les relations que les membres de cet échantillon entretiennent. On croyait avoir à faire à des relations sociales concrètes, on a affaire à des monades isolées qui sont considérées comme autant de spécimens de « l’électeur RN » porteur d’une « culture raciste ».

De façon plus préoccupante encore – et certainement par souci d’anonymisation – le lecteur ne saura rien des contextes de vie de ces électeurs. Par exemple, le lecteur ne dispose d’aucune donnée sur les communes, leur histoire, leur morphologie, leurs flux de populations et, plus embêtant encore pour un ouvrage portant sur le vote, on ne saura rien de l’offre politique locale ni même de la « couleur politique » des communes dans lesquelles les enquêtés résident ! Le plus souvent, les coordonnées sociales sont des plus frustes sur le plan sociologique : prénom, âge, situation de famille, profession (ou ancienne profession) précèdent des extraits d’entretiens choisis selon une méthode qu’on peine à identifier. Il y a quelques exceptions qui nous permettent de mieux saisir la trajectoire familiale et personnelle, comme celle d’Ernesto, brésilien nationalisé français (p. 158 et s.).

On ne saura rien non plus des itinéraires de vote (combien de fois ces électeurs ont voté RN, à quelles élections) ni d’éventuelles pratiques militantes (ce n’est pas pareil d’interroger un électeur encarté et un électeur qui a voté RN pour « envoyer balader le système »). Autrement dit, la méthode réellement employée, en tout cas telle qu’elle apparaît dans la restitution de l’enquête, n’a que peu à voir avec les ambitions ethnographiques affichées dans l’introduction (Félicien Faury a résidé plusieurs mois dans les communes enquêtées). Bref, là où l’on s’attendait à une enquête ethnographique avec un grain très fin, comme l’ont dit en photographie, on dispose in fine de verbatims d’électeurs isolés de leur environnement qui apparaît comme assez flou. Première déception.

Le racisme comme causalité culturelle à part entière

Souhaitant « analyser le racisme comme une causalité à part entière » (p. 23 et s.), ce qui est le cœur du problème, nous allons y revenir, le sociologue dit ne pas se contenter des travaux qui se focalisent uniquement sur les « variables sociales » comme le chômage, la précarité, le retrait des services publics, le déclin des sociabilités. Il donne très vite l’impression de vouloir juger ses enquêtés en exprimant un certain agacement devant ce qui apparaîtrait comme des excuses… Soit une posture morale que devrait éviter tout sociologue qui n’est ni procureur ni magistrat. Comme Félicien Faury le dit, à la suite de Bourdieu dans son ouvrage célèbre La Misère du monde, il convient de « comprendre ».

L’ouvrage documente la « loi » que Bernard Lahire a baptisée « de Marx de la lutte entre groupes ou individus » qui pousse les groupes humains à faire une distinction entre un « eux » et un « nous »(3)Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, Paris, La Découverte, 2023, p. 391 et du même auteur Vers une science sociale du vivant, Paris, La Découverte, 2025.. C’est certes regrettable, mais il s’agit d’un invariant anthropologique. Nombre de travaux en sciences sociales ont documenté ce fait, on pense notamment à Richard Hoggart (La Culture du pauvre), Norbert Elias (avec Scotson, que cite l’auteur, dans Logiques de l’exclusion), Olivier Schwartz… La liste serait infinie. Les « établis », par le biais notamment du commérage ou… du vote, s’emparent de signes extérieurs qu’ils érigent en stigmates pour marquer leur différence avec les « outsiders » nouvellement arrivés.

Au fond, la thèse de l’ouvrage n’est pas très originale : les « petits moyens » enquêtés sont dans une situation d’intranquillité et de ressentiment, pris en étau qu’ils sont par l’arrivée d’agents richement dotés dans une région touristique attractive (« les Parisiens ») et celles de populations immigrées extra-européennes – l’auteur se focalise sur « l’islamophobie » (il semble ne pas y avoir de personnes de couleur noire par exemple) – avec cette propension à se focaliser sur ceux qui occupent une position sociale juste en dessous. Il en résulte une concurrence pour l’accès à des biens publics (comme les prestations sociales et la critique de l’assistanat, les « bonnes écoles ») ou l’accès à des portions de territoire avec comme préoccupation principale la conservation de la valeur du petit patrimoine immobilier acquis « chèrement ». De leur point de vue, « l’invasion immigrée » participerait de la dégradation de leurs conditions de vie alors même qu’ils « paient leurs impôts » plein pot si l’on ose dire.

Des résultats qui corroborent ceux de nombre d’enquêtes existantes

On ne peut que suivre Félicien Faury dans ses développements même si, il faut le dire, on n’apprend pas grand-chose. Les sondeurs ont depuis longtemps relevé ce type de positions sociales en porte-à-faux qui alimentent le ressentiment et le sentiment de déclassement : une trajectoire sociale perçue comme descendante peut, dans certaines conditions, alimenter le vote RN. Son originalité est d’employer le vocabulaire à la mode que l’on a parfois du mal à cerner, comme par exemple, la notion d’« espace social racialisé ». L’emploi du mot « race » et de ses substantifs émaille le texte, conformément à la vogue des travaux « intersectionnels » : « racisé », « racialisation », « racisation », « blanchité », n’en jetez plus. Comprenons-nous bien : nous ne nions évidemment pas l’existence de propos et de pratiques racistes dans le Sud-Est de la France. Cela serait stupide. En revanche, faire du racisme une variable indépendante des rapports sociaux ordinaires, appréhendée comme une « culture » surplombante, pose de sérieux problèmes méthodologiques et empiriques.

Commençons par l’empirie : comment expliquer que, sur un même territoire, voire sur une même commune, cette « culture » n’est pas partagée par tous les habitants ? On imagine mal, en effet, que la commune soit peuplée à 100 % d’électeurs RN ! Pourquoi certains « attrapent » le racisme et pas d’autres ? Peut-être parce que les variables sociologiques lourdes que relativise le sociologue ne sont pas si relatives que cela. D’ailleurs, dans le chapitre 4, l’auteur s’attarde sur des enquêtés qui sont eux-mêmes issus de l’immigration (certes européenne, mais pas toujours) ou, plus ordinairement encore, ont eu à subir des formes de stigmatisation parce que venant d’autres régions françaises suite à la délocalisation de leur entreprise. Où l’on retrouve l’invariant de la coupure entre « nous », les établis, et « eux », les outsiders. Poursuivons par la méthode : il se dégage du livre une impression de monolithisme. Il y aurait d’un côté, les « musulmans » ou les « turcs » (catégories autochtones) considérés comme un bloc indifférencié, alors que l’on pourrait très bien imaginer que ce « groupe » est sociologiquement stratifié, certains membres étant reconnus par le groupe majoritaire, et, de l’autre, les « Blancs », dont on sait que tout ou partie glisse un bulletin RN dans une urne, à l’occasion de tel ou tel scrutin (dont, je le répète, on ne sait rien).

La laïcité n’est pas l’islamophobie

Quitte à adopter une démarche ethnographique, le lecteur regrette que la parole ne soit jamais donnée aux personnes perçues (négativement) comme « musulmanes » ni à des électeurs, par exemple de gauche, qui ne partagent pas cette « culture » raciste et qui auraient pu constituer ce qu’on appelle en médecine un « groupe contrôle ». Ces remarques ne sont pas celles d’un sociologue pusillanime. Elles ont aussi des implications politiques : il semble plus praticable de combattre les facteurs sociaux du vote RN que de battre en brèche une « culture » en pleine expansion – puisque le RN est désormais normalisé – et qui semble verser parfois, même si l’auteur s’en défend, dans le psychologisme essentialisant, à moins de retomber dans les ornières de l’antiracisme moral. Plus embêtant encore : l’auteur suggère que la position laïque, qui est la nôtre, serait un cache-misère à un « racisme antimusulman » inavoué (p. 125 et s.). Répétons-le donc à la suite des articles de Pierre Hayat croisant le fer avec Baubérot(4)https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-laicite/respublica-combat-laique/derive-neo-concordataire-ou-laicite-emancipatrice/7437751 ; https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-laicite/respublica-combat-laique/derive-neo-concordataire-ou-laicite-emancipatrice-partie-2/7437794.   : il n’y a absolument aucun raciste à ReSPUBLICA. Juste des partisans de la République laïque et sociale. Enfin, une question : comment un jeune blanc, même s’il est sociologue, est-il parvenu à s’arracher à la force de gravité du « racisme structurel », de « l’espace social racialisé » et de la « blanchité » ? C’est cette recette que l’on attendait de l’auteur pour combattre le racisme. Ce serait dommage (égoïste ?) d’en priver une société en proie à la normalisation de l’extrême-droite.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Emmanuel Pierru, « Les ouvriers, le vote et le FN. Misères de la politologie », Savoir/Agir, n° 58, 2021 : https://shs.cairn.info/revue-savoir-agir-2021-4-page-15?lang=fr.
2 Lire Daniel Bizeul, « Une théorie prouve-t-elle le racisme ? » : https://www.gaucherepublicaine.org/respublica/une-theorie-prouve-t-elle-le-racisme/7435129.
3 Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, Paris, La Découverte, 2023, p. 391 et du même auteur Vers une science sociale du vivant, Paris, La Découverte, 2025.
4 https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-laicite/respublica-combat-laique/derive-neo-concordataire-ou-laicite-emancipatrice/7437751 ; https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-laicite/respublica-combat-laique/derive-neo-concordataire-ou-laicite-emancipatrice-partie-2/7437794.