Repenser le travail et la question sociale comme boussoles du clivage politique gauche-droite – 2/3

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Cet article est la suite de notre première partie parue la semaine dernière. Cette seconde partie traite des périodes suivantes : la Troisième république, la Commune de Paris, la scission du Congrès de Tour, le Front populaire et la Libération, ainsi que de l’influence prépondérante du mouvement ouvrier autour des syndicats, dont la CGT, et du PCF jusque dans les années 1970.

La IIIe République, de la Commune à Vichy

L’impact de la Commune insurrectionnelle et patriotique

L’avènement de la IIIe République, après la débâcle militaire de 1870, va progressivement faire évoluer le paysage politique français : la ligne de clivage politique fondée sur l’adhésion ou au contraire le rejet de la République s’étiole peu à peu. Pourtant, en 1871, un événement majeur de l’histoire politique et sociale de notre pays, la proclamation de la Commune de Paris, va constituer l’aboutissement paroxystique de l’opposition féroce opposant le camp de la révolution sociale à celui de l’ordre réactionnaire.

Difficile de résumer en quelques phrases l’importance historique et symbolique de la Commune de Paris, sujet qui mériterait en soi un développement conséquent. La Commune de Paris deviendra une référence mondiale de l’aspiration révolutionnaire du peuple français. Véritable mise en application politique de la « dictature exemplaire des dignes prolétaires », comme la qualifiera Auguste Comte, la Commune constitue, de nos jours encore, le symbole de la gauche républicaine et populaire désireuse de se réapproprier l’héritage de la Grande Révolution sur une base démocratique, sociale et égalitaire (y compris sur le terrain de l’égalité hommes/femmes, avec notamment la figure emblématique de Louise Michel), tout en plaçant l’intervention publique sous le contrôle des citoyens. Au cœur du programme politique de la Commune figure l’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes, mot d’ordre issu de la Première Internationale, qui annonce les prémices de l’autogestion.

En réalité, la Commune de Paris met en lumière l’opposition cardinale qui oppose Paris, mais également de grandes villes telles que Lyon qui initièrent le mouvement, le « bivouac des Révolutions » (Vallès), à la province rurale qui demeure profondément conservatrice. La violence paroxystique observée à l’occasion de la répression de la Commune par l’armée versaillaise lancée par Thiers (semaine sanglante de mai 1871) démontre la haine viscérale que voue le camp réactionnaire au camp révolutionnaire. Derrière cette opposition d’une rare violence, la droite tant conservatrice que réactionnaire exprime un trait qui demeurera caractéristique de son ancrage idéologique : son aversion profonde pour l’aspiration du peuple à présider aux destinées politiques de la Nation. 

Affaiblissement du camp monarchiste et montée en puissance des courants républicains

Si après l’écrasement de la Commune par les Versaillais l’on craint encore une restauration d’un ordre traditionnel monarchique, le camp royaliste s’efface peu à peu. En réalité, c’est davantage le parti de l’ordre que le camp de la contre-révolution qui a réprimé la Commune. De fait, dès 1876 le camp républicain devient hégémonique et s’unit autour d’une ligne anticléricale (affaire Dreyfus, loi de 1905), mais se divise sur la question sociale. La Commune de Paris est un moment de tension paroxystique qui inaugure le déplacement du curseur politique au sein du camp Républicain, dont le régime s’impose définitivement au milieu des années 1870 : le débat n’est plus tant la défense des libertés politiques que celle de l’égalité sociale. C’est sur ce point essentiel que va se fracturer la « gauche », reléguant par vague successive les promoteurs de la justice sociale à l’extrême gauche de l’échiquier politique, d’abord les radicaux, puis les socialistes, enfin les communistes, chaque nouveau mouvement renvoyant le précédent vers le centre du jeu politique.

Égalité des droits et justice sociale

Le camp socialiste s’affirme comme héritier de la Commune et porte des aspirations de la classe laborieuse en affirmant sa référence constante à la lutte des classes. En revanche, il s’écharpe sur la méthode à adopter pour instaurer le socialisme. Au cœur de ceclivage de gauche, la controverse entre Jean Jaurès et Jules Guesde est restée célèbre. Guesde estime que la lutte des classes ne supporte aucune participation politique à un gouvernement bourgeois. Jaurès, à l’inverse, jette les bases d’un compromis historique entre le socialisme et le combat républicain entendu comme une synthèse du combat laïque et du combat social. Plus encore, il perçoit que la République naissante peut être la matrice politique d’une émancipation ouvrière à travers l’instauration de la République sociale. Il se bat ainsi pour l’adoption des grandes lois sociales de la IIIRépublique naissante avant d’être assassiné en 1914 sans avoir pu éviter la 1re Guerremondiale.

Scission à l’issue du Congrès du Tour et union lors du Front populaire

Au lendemain de la Grande Guerre, la gauche s’éclate entre deux voire trois blocs distincts à l’issue du congrès de Tours de 1920 : communistes et socialistes font scission, tandis qu’un troisième mouvement de centre gauche (le Parti Radical) fait alliance avec les socialistes dans un gouvernement de Front populaire qui jette les bases de la social-démocratie française.

Le changement de ligne du PCF permet, en 1935, au Front populaire de remporter les élections de 1936. Les grèves de 1936 aiguillonnent le Front populaire qui adopte les grandes lois sociales de 1936 : congés payés, conventions collectives, semaine de 40 h. Victoire historique du camp socialiste et aboutissement de décennies de luttes syndicales, les lois sociales se heurtent à l’opposition des radicaux, hostiles à l’ouvriérisme du gouvernement Blum et viscéralement anti-communistes. Ils finissent par s’écarter du Front populaire et provoquent sa chute, pour mettre fin à « la semaine des deux dimanches » selon les propos d’Edouard Daladier, leader des radicaux et chef du gouvernement.

La droite a quant à elle abandonné son rêve d’un retour de la monarchie et se redessine autour d’un ancrage idéologique conservateur et traditionnel sur le plan des mœurs et libéral sur le plan économique. Camp politique historique de la bourgeoisie chrétienne et de la notabilité de Province, elle doit composer avec une frange libérale, plus urbaine, attachée à la République. Cette frange urbaine, libérale sur le plan économique et favorable à la liberté de commerce, est moins intransigeante que la droite traditionnelle sur la question religieuse. Tous sont en revanche partisans de l’ordre et de la grandeur patriotique de la France et vouent une haine féroce au camp communiste et, derrière lui, à la menace bolchévique. Fortement courroucée par les lois sociales du Front populaire, la droite parlementaire votera très majoritairement les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain… même si une partie de la droite, y compris la plus anti-républicaine, ralliera la résistance.

Le clivage gauche-droite à la libération se polarise autour de la question sociale

À la libération et après le traumatisme de Vichy, le retour à l’ordre ancien, traditionnel, est définitivement balayé. La reconstruction morale et matérielle de la France crée une illusion d’union nationale derrière le Général de Gaulle.

En réalité, il n’en est rien. D’importants clivages idéologiques se font jour rapidement au lendemain de la guerre :

  • Le Parti communiste sort renforcé de sa participation à la résistance et de la victoire de l’Armée rouge. Il est le premier parti français (1/3 de l’électorat) et bénéficie d’une adhésion large de la classe ouvrière. En théorie inféodé à la ligne soviétique, le PCF ne manifeste néanmoins aucune ambition de renversement des institutions. Au contraire, il accepte le jeu démocratique et participera au Gouvernement provisoire de la République et, de manière éphémère, au premier Gouvernement de la IVe République. 
  • De Gaulle fédère quant à lui le camp de la droite républicaine en qualité d’Homme providentiel de la Libération. Son parti le RPF (jusqu’en 1955) se veut conservateur sur le plan moral, et à la fois libéral et dirigiste sur le plan économique. Obsédé par le rétablissement de la France dans le concert des Nations, de Gaulle, en habile stratège, accepte de composer avec le Parti communiste, ce qui l’amène à concéder de grandes avancées sociales avec lesquelles il est en désaccord profond. Il finit par démissionner en 1947 pour mieux préparer son retour ultérieur ;
  • Le parti radical amorce son déclin et tend vers le centre droit, tandis que le Parti socialiste (SFIO) s’affirme comme le centre de gravité de la gauche non-communiste, tout en maintenant son ancrage marxiste et son souhait de dépassement du capitalisme.
  • Les forces de droite non-gaulliste se fédèrent au sein du MRP sur la base d’un ralliement de l’aile droite du parti radical aux chrétiens-démocrates. Libéraux sur le plan économique, mais sensibles à la question sociale, ils se distingueront par la suite par une ligne profondément europhile.

Au lendemain de la guerre, il est néanmoins possible de jeter les bases d’une typologie politique du clivage gauche-droite qui sera la matrice structurale des oppositions politiques françaises jusque dans les années 1980.

La droite 

La droite a définitivement abandonné son rêve réactionnaire de rétablissement monarchique. Elle s’est même pour partie convertie aux apports politiques de 1789, tout en rejetant viscéralement la suite « montagnarde » des événements révolutionnaires. Elle perpétue néanmoins son ancrage idéologique conservateur autour du respect des valeurs bourgeoises traditionnelles d’inspiration chrétienne sur le plan éthique et moral, parallèlement à une adhésion à une vision économique libérale favorable à la libre entreprise et aux intérêts d’un patronat auquel la bourgeoisie est organiquement liée de par son origine sociologique.

Toutefois, la droite française se caractérise par une certaine conception de la fonction planificatrice et régulatrice de l’État, qu’elle retire de l’héritage colbertiste, mais également de l’influence saint-simonienne qui imprègne le corps des Hauts-fonctionnaires et du Grand patronat industriel. Historiquement attachée au droit de propriété et à la transmission du patrimoine, la droite valorise la libre entreprise et entend naturaliser les inégalités sociales en les justifiant par la différence de mérite et d’effort individuel.

Imprégnée de la doctrine sociale de l’Église, la droite envisage la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sous l’angle de l’assistance aux plus démunis, assortie d’un nécessaire contrôle moral et social des bénéficiaires afin de ne pas encourager l’oisiveté. Héritière d’une certaine vision aristocratique de l’exercice du pouvoir, n’excluant pas un attrait pour les figures charismatiques et autoritaires et un certain mépris pour le parlementarisme, la droite s’appuie sur une notabilité ancienne qui lui confère un prestige et une influence sociale principalement en milieu rural. Fondamentalement conservatrice et hostile à l’agitation populaire, elle se présente comme le parti de l’ordre et valorise les institutions qui l’incarnent, en particulier l’armée.

La gauche

Porteuse d’un idéal d’émancipation sociale, démocratique et laïque, la gauche place à l’inverse le principe d’égalité sociale au cœur de son projet de transformation politique. La gauche dans son ensemble se définit historiquement par rapport à la défense des intérêts des travailleurs face au capitalisme, ancrage « travailliste » univoque que l’on retrouve dans de nombreux autres pays européens. Héritière des grandes luttes sociales, la gauche a historiquement placé l’action politique dans le prolongement du mouvement ouvrier et de l’action syndicale. La gauche française est néanmoins porteuse de grandes singularités.

D’une part, elle se réclame unanimement de l’héritage de la Révolution française et son attachement à la République et ce y compris dans sa frange la plus radicale, même si tous ne se réfèrent pas aux mêmes acquis de la Grande Révolution. D’inspiration jacobine, la gauche française adhère majoritairement à l’idée d’un centralisme démocratique autour d’un Etat central fort et planificateur, appelé à intervenir dans le domaine économique et social à travers un service public entendu comme bras égalitaire de l’action publique. Toutefois, une partie de la gauche radicale promeut une ligne ouvertement décentralisatrice et autogestionnaire.

D’autre part, la gauche française est sûrement, dans le monde occidental, celle qui a été le plus profondément et la plus précocement imprégnée de l’idéal socialiste d’inspiration marxiste. La rupture avec le capitalisme, la référence à la lutte des classes et la remise en question de la propriété des moyens de production a longtemps imprégné la gauche française, y compris au sein de sa frange non-communiste. En particulier, le Parti socialiste français, dont Jaurès demeure la figure tutélaire, a assumé jusqu’en 1981 un ancrage marxiste que l’on retrouvera dans le programme électoral de François Mitterrand comportant notamment un vaste programme de nationalisations.

La gauche française est néanmoins désunie au lendemain de la guerre dans un contexte de guerre froide et d’influence croissante du parti communiste perçu comme la courroie de transmission de l’Union soviétique. Le bloc social-démocrate (Radicaux) penche de plus en plus clairement au centre-droit, tandis que le Parti socialiste se convertit progressivement à la social-démocratie. Le Parti communiste français va quant à lui jouer un rôle politique unique en son genre. Bien qu’aligné en théorie sur la ligne de l’URSS, il n’a jamais entrepris de remise en question des institutions et encore moins de remise en question du cadre démocratique. Plus encore, il n’hésite pas à participer plusieurs fois à l’expérience gouvernementale, et ce dès 1945, avant d’en être chassé en 1947 dans un contexte de Guerre froide.

L’influence fondamentale du mouvement ouvrier autour de la CGT et du PCF

Plus encore, il bénéficie d’un rapport de force favorable qui lui permet d’obtenir 3 ministères capitaux au sein du nouveau Gouvernement provisoire de la République : Ambroise Croizat, Maurice Thorez et Marcel Paul. À leur tête, et avec l’appui d’une base électorale et syndicale CGT puissante, ils font advenir un ensemble de réformes majeures qui vont participer durablement de la structuration politique et sociale du salariat français : la création du Régime général de Sécurité sociale, le statut de la Fonction publique et la création des grandes entreprises électriques et gazières (EDF et GDF), ainsi que la nationalisation de la Banque de France et des grandes sociétés d’assurance.

Ces grandes avancées, et en particulier la Sécurité sociale, participent d’une amélioration colossale des conditions de vie ouvrières, mais constituent surtout une démonstration éclatante de la capacité de la classe salariale à gérer en pleine responsabilité des domaines qui appartenaient à l’ère d’influence patronale. Ce projet « communiste » d’après-guerre fait l’objet d’une vive réaction du Patronat français. Ce dernier se mobilise en réaction à la prise de pouvoir de la CGT au sein des nouvelles caisses du Régime général de Sécurité sociale. Car ce qu’exècre le Grand Patronat par-dessus tout, c’est que la classe ouvrière démontre sa capacité à gérer des institutions économiques et sociales dont elle se juge dépositaire.