Critiquer l’euro ou critiquer le capitalisme ?

Le Traité de Rome était un projet d’Europe des nations fondé sur les supposés avantages du libre échange entre elles : contre le nationalisme, l’intégration européenne apporterait la paix et la prospérité. Au moment du 70e anniversaire dudit Traité, le constat d’échec est patent : stagnation économique, chômage de masse, montée des populismes, etc.) et est très largement partagé, les européistes eux-mêmes admettant des dysfonctionnements et la nécessité de revoir la construction européenne.

Les critiques pro-européennes proposent une révision pour plus de démocratie, plus de coordination, au prix si besoin d’une Europe à deux vitesses, etc. Qu’il s’agisse de mettre en place un gouvernement de l’euro, d’approfondir l’union bancaire, etc. tout cela va dans le sens d’un fédéralisme techno-bureaucratique. Ce ne sont là qu’expédients pour tenter de corriger les malformations de l’euro afin de renforcer ce carcan anti-social que les gouvernements ont conçu pour imposer les réformes structurelles qu’ils pensaient nécessaires pour faire converger les économies nationales vers l’équilibre par la grâce du respect de la loi du marché.

À l’opposé, les « souverainistes », réactionnaires ou progressistes, prétendent pouvoir refuser de se soumettre aux contraintes déflationnistes des Traités, ce serait selon eux une simple question de volonté politique des nations : à elles de retrouver l’autonomie de décision pour pouvoir mener les politiques économiques et sociales supposées salvatrices. Les uns proposent de sortir d’emblée de l’euro et de revenir tout simplement à une monnaie nationale, d’autres espèrent pouvoir renégocier les Traités pour instaurer des monnaies nationales parallèles à un euro monnaie commune. Pour les euro-critiques progressistes une Europe sociale serait alors possible via des discussions avec les partenaires (Plan A), leur échec conduisant en dernier recours à la sortie des Traités.

La faiblesse de ces constructions intellectuelles vient de leur « oubli » de la nature capitaliste des économies européennes, nature capitaliste qui explique l’instauration de l’euro monnaie unique comme conséquence de la crise du profit ouverte dans les années 70 (I) et l’inanité d’une proposition de sortie de crise qui ne serait pas pensée comme sortie du capitalisme (II). Toute vraie solution progressiste doit être définie à partir d’une « analyse concrète de la situation concrète » et non pas d’un « rêve » purement politique.

I – De la crise du profit ouverte dans les années 70 à l’institution de l’euro monnaie unique

Les Traités sont le résultat des contraintes exercées sur la construction européenne par la dynamique du capital, une critique conséquente de l’euro doit se fonder sur une critique du capitalisme. La dynamique du capitalisme est déterminée par ses lois économiques fondamentales, dont deux expliquent la mise en place de l’euro monnaie unique : la baisse tendancielle du taux de profit (BTTP) et la contrainte de compétitivité.

Le capital, c’est de l’argent qui fait de l’argent, c’est-à-dire de l’argent qui représente une richesse dont la valeur s’accroît. Comme Marx nous l’a appris dans sa théorie de l’exploitation, c’est le travail productif de marchandises qui crée la plus-value, c’est-à-dire le surplus de richesse réalisé en profit. Le capital est engagé sous forme d’argent dans le cycle A-M-A’ : il se reproduit et se développe en se métamorphosant d’argent en marchandise puis de nouveau en argent. Le bouclage monétaire du circuit de l’économie exige une monnaie supplémentaire de celle engagée initialement, qui est créée par les banques commerciales au prix de l’intérêt qu’elles perçoivent en échange du pari qu’elles font sur la réussite du pari des capitalistes (faire du profit). La monnaie supplémentaire est fournie par la banque centrale via sa monétisation de l’excédent de la balance des paiements, excédent issu des exportations de marchandises (capitalisme industriel-commercial) ou des importations de capitaux (capitalisme financier).

Pendant les Trente glorieuses, la dynamique du capitalisme reposait sur de forts gains de productivité et un large autofinancement des investissements par le profit réalisé. Mais la BTTP était à l’œuvre, bien que sans cesse combattue par des contre-tendances, tels l’inflation, l’intensification des cadences, le développement de l’actionnariat, l’internationalisation des firmes, etc., et elle s’imposa inéluctablement à partir du milieu des années 60, quand les rapports sociaux ne permirent plus ou s’opposèrent au développement des forces productives.

Pendant lesdites Trente glorieuses, la contrainte de bouclage monétaire était relativement faible, car l’inflation restant rampante, de légères dévaluations, permettaient les ajustements de compétitivité nécessaires. Car les gains de productivité permettaient d’articuler les économies nationales en recourant aux politiques conjoncturelles keynésiennes, en combinant action par la monnaie et par le budget pour réguler inflation et chômage en substituant alternativement l’une à l’autre. Mais les contre-tendances à la BTTP perdirent progressivement de leur efficacité, l’inflation devient croissante et la résistance ouvrière aux pertes de pouvoir d’achat induisit des dévaluations de plus en plus agressives et récurrentes. Le tout fut fatal aux gains de productivité et le capital ne sut plus produire assez de profit pour continuer de se valoriser en supportant l’expédient de l’inflation.

Le capital étant contraint à retrouver un taux de profit compétitif en cassant les salaires, directs ou socialisés, cela réduisit les débouchés et généra du chômage : la crise du profit apparut sous la forme de la stagflation, ce qui mit fin à la poursuite du compromis keynésien. Devenue galopante, dans les années 70, la « taxe d’inflation » (selon l’expression monétariste) qui rognait le patrimoine financier était devenue excessive pour que le rentier (l’épargnant) continue d’engager son argent dans l’entreprise capitaliste. Pour le rassurer, il a fallu revenir à « la vérité des prix », et avec l’engagement général au tournant des années 70-80 dans des politiques  d’austérité salariale (politique de l’offre, politiques de rigueur, stratégie de « désinflation compétitive », etc.) ce fut « la revanche du rentier ».

Parallèlement, en suscitant des dévaluations compétitives récurrentes et toujours plus fortes, le couple BTTP-contrainte extérieure a conduit à la crise du système monétaire international des années 70, ce qui a mis les pays européens en concurrence et donc mis en danger la construction européenne. Lesdits pays ont alors tenté de se protéger des turbulences de l’économie mondiale en faisant de l’Europe un havre de calme : l’intégration monétaire devait leur permettre de limiter les écarts de taux d’inflation, d’intérêt, etc.

Ce qui revenait à diriger leurs politiques conjoncturelles contre l’inflation, c’est-à-dire contre les salaires. Dans un premier temps ce fut l’instauration du Serpent monétaire, dont l’échec lui fit laisser la place au SME, dans le cadre duquel l’ECU devient la monnaie commune de l’Europe quand il fut autorisé à figurer dans les réserves des banques centrales. C’est de l’échec du SME qu’est venue la décision de passer à la monnaie unique.

II – De la vraie nature austéritaire de l’euro aux impasses de l’euro-criticisme

L’euro fut donc institué comme monnaie unique et fut flanqué des fameux « critères de Maastricht » dans le but d’obliger les pays membres de la zone à faire converger leurs économies, c’est-à-dire à rapprocher leurs structures économiques et sociales en sorte que les déséquilibres fauteurs de troubles (inflation, dette publique, etc.) dans le fonctionnement du marché disparaissent.

L’euro est donc supposé rétablir la stabilité propice à la réalisation des bienfaits du libre échange. En réalité, compte tenu de la contrainte extérieure, l’euro fonctionne comme un système d’étalon-or et en a tous les défauts que Keynes avait dénoncés dès les années 20, quand la Grande-Bretagne (GB) annonça son intention de rétablir ledit étalon-or : le pays le plus fort, le plus compétitif, dicte aux pays plus faibles le rythme des prix et des salaires. Devant l’interdiction de dévaluer, ces pays n’ont d’autre choix que l’austérité, avec les conséquences destructrices de la cohésion sociale que sont le chômage et la misère.

L’histoire a montré que ce système fonctionne de manière acceptable tant que le leader a les moyens de financer les besoins en liquidité de la zone or et que lorsqu’il ne le peut plus, la zone implose. Les pays en difficulté restent dans le système autant qu’ils le peuvent, mais quand la reproduction sociale se bloque, ils le quittent inéluctablement. Après 29, les pays capitalistes ont progressivement dû abandonner la parité or, d’abord la GB, puis les É-U et les participants au bloc-or constitué autour de la France, elle-même résistant jusqu’en 36. Aujourd’hui, plus aucun pays de la zone euro ne respecte strictement les critères, pas même l’Allemagne (dette > 60 %).

Relativement à la contrainte extérieure, la mécanique de l’euro repose sur le mécanisme Target2 : chaque pays de la zone euro crée son propre euro (les pièces et billets en portent la marque), et il revient à la BCE de ne faire faire qu’un de ces 19 euros en les faisant circuler dans toute la zone, ce qu’elle fait en inscrivant les soldes internationaux à son bilan : une dette pour les importateurs nets, une créance pour les exportateurs nets.

En effet, typiquement, quand par exemple un Français achète une auto allemande, il la paye avec un chèque sur une banque française qui devra le payer auprès de la banque allemande du vendeur. Elle le fera avec des euros empruntés à/émis par la BCE par inscription au passif de son bilan, donc en contrepartie d’une dette de ses actionnaires, dont le principal est l’Allemagne ! (au prorata de sa part dans le PIB de la zone).

On comprend alors que l’Allemagne souhaite que ses partenaires fassent les efforts nécessaires en lui réclamant avec insistance les fameuses « réformes structurelles ». On comprend que sans ces réformes, il lui reviendrait d’opérer les transferts nécessaires à la pérennité de la zone, ce qui explique par exemple qu’elle ne veuille pas payer pour « résoudre » la crise grecque. Ces transferts ne peuvent se concevoir qu’au sein d’une Europe politique (dotée d’un numéro de téléphone), c’est-à-dire au sein d’une nation européenne. Il est logique que les Traités instaurant l’euro comme monnaie unique pour intégrer monétairement des pays politiquement souverains (dans la forme) aient de fait ôté toute souveraineté réelle aux pays faibles et donné à la BCE un statut de cerbère de l’austérité.

Mais pour sauver les meubles (les Traités) quand la crise de l’euro a suivi en 2010 celle des « subprimes » de 2007-2008, la BCE a dû changer de politique en se lançant telles les banques centrales des É-U ou du Japon dans le « Quantitative Easing » (QE), qui consiste à injecter dans le circuit économique toutes les liquidités nécessaires à sa survie. Certains économistes euro-critiques de gauche qualifient absurdement cette politique de keynésienne, alors qu’elle n’est que l’application directe de l’explication monétariste de la crise déflationniste des années 30 par la restriction monétaire.

Dans la logique monétariste, la crise réelle est la conséquence de salaires politiques, économiquement irrationnels, mais elle est aussi monétaire, car « la monnaie compte », par ses conséquences sur le niveau général des prix (inflation/déflation). Trop de monnaie et c’est la taxe d’inflation, pas assez et c’est la déflation, tout aussi néfaste pour le capital, déflation que les banques centrales tentent de contrer en recourant le QE. Cela peut faire penser à la préconisation keynésienne d’abondance monétaire (dont Keynes doutait de l’efficacité), c’est pourquoi Milton Friedman proclama « nous sommes tous keynésiens ».

Dans la logique keynésienne, l’abondance monétaire est supposée dynamiser l’économie réelle, mais dans une situation de crise du profit, l’investissement n’embraye pas et l’économie reste en panne. L’heure du keynésianisme est passée, peut-être reviendra-t-elle, si une nouvelle configuration capitaliste fait redémarrer le progrès des forces productives. En attendant, l’abondance monétaire ne fait qu’alimenter ces « bulles gonflées d’argent nominal » dont parlait le curé Meslier, cité par Marx. La politique de la BCE ne fait qu’acheter du temps, tandis que la situation ne peut qu’empirer jusqu’à la prochaine crise financière.

III – Que proposer, que faire ?

Les lois de l’économie capitaliste contraignent les choix politiques de la nation, qui ne peut être réellement souveraine que dans un cadre économique dynamique. Ces choix résultent de l’état de la lutte des classes, au sein de la nation, où joue la BTTP, mais aussi au sein des rapports inter-impérialistes, où joue la contrainte extérieure (qui résulte de la contrainte de bouclage du circuit monétaire). Ces lois ne jouent certes pas mécaniquement, mais en dernière instance elles sont déterminantes. Les ignorer, c’est donner au politique un pouvoir qu’il n’a pas, c’est surtout éviter de mettre en cause la base capitaliste du mouvement de la société.

À l’époque d’une crise structurelle du capitalisme, la souveraineté nationale n’est réelle que pour les pays compétitifs au niveau du marché mondial. Les “souverainistes” croient pouvoir ignorer cette réalité et proposent ni plus ni moins de revenir au cadre institutionnel des Trente glorieuses, années de forte croissance pendant lesquelles le keynésianisme pouvait gérer une certaine autonomie des nations.

Une sortie à froid de l’euro est ainsi difficilement concevable dans la situation actuelle de crise structurelle du profit. D’abord, rendre à la banque centrale nationale ou à la BCE le pouvoir de financement direct de l’État ne résoudra pas ladite crise : ce n’est pas la loi de 1973, tellement décriée, mais qui ne faisait que prolonger les lois Debré de 66-69 et précéder la loi bancaire de 1984, qui est la cause des difficultés, ces lois sont la conséquence de la crise du profit.

Ensuite, la souveraineté monétaire qui pouvait permettre une certaine autonomie des politiques économiques et sociales ne le peut plus, notamment parce que la large imbrication des systèmes productifs dans le cadre de la mondialisation que ladite crise a induite (et qui n’a rien réglé au fond) empêcherait toute réelle reconstruction keynésienne.

Cela ôte aussi la possibilité d’imaginer à gauche une voie de sortie progressiste dans la même ligne d’un retour aux Trente glorieuses, en accusant ici la loi de 73 d’avoir donné le pouvoir à la finance au détriment de la production de richesses. D’autant que c’est l’incapacité de créer profitablement des richesses qui a donné le pouvoir à la finance, qui peut « créer de la valeur pour l’actionnaire » en captant de la richesse produite ailleurs (dans les pays à rente minière ou à bas salaires) selon le bon vieux mécanisme impérialiste de la « tonte des coupons » de Lénine.

À l’opposé, les européistes croient pouvoir régler la question de l’euro par de simples arrangements institutionnels.

Les européistes « de gouvernement », de droite ou de gauche, proposent de surmonter la crise de l’Europe en allant vers une nécessaire forme de fédéralisme européen pour construire une Europe des nations (fédération ou confédération, selon les sensibilités). Mais, qu’il s’agisse de « gouvernement de l’euro », de Parlement européen, etc., c’est toujours la même erreur, car dans la situation de crise actuelle, la contrainte extérieure empêche, comme toute l’histoire de la construction européenne l’a montré depuis les années 70, toute coordination des politiques nationales selon un supposé intérêt général de la zone. Or cet intérêt général n’existe pas, et le repli actuel sur soi, alors que le débat protectionnisme vs libre échange gagne les institutions internationales elles-mêmes (OCDE, FMI, etc.).

Cet européisme est anti-démocratique par sa fuite dans un fédéralisme techno-bureaucratique qui manifeste la volonté néo-libérale d’éradiquer toute intervention politique dans le domaine économique, des techno-bureaucrates assurant le gouvernement de la (con)fédération selon les supposées lois naturelles du marché, lois qui en réalité ne font que traduire celles du capital. Les institutions de sauvetage de l’euro (MES, Union bancaire, etc.) relèvent de ce pseudo-fédéralisme déterminé par les interactions entre bureaucraties nationales et européennes, de plus en plus conflictuelles au fur et à mesure de l’approfondissement de la crise.

Les européistes démocrates, plus ou moins à gauche de la gauche de gouvernement, au contraire, attribuent essentiellement les difficultés de l’euro et de l’Europe au déficit démocratique de sa construction, qui donne le pouvoir à ceux qui suivant leur intérêt prônent l’austérité, tandis que le peuple, qui en souffre, est empêché par la mauvaise construction politique de l’euro d’imposer une orientation progressiste de la marche de l’Europe.

L’espoir progressiste ne peut hélas pas davantage reposer sur les propositions euro-pas-franchement-critiques de renégocier les Traités (Plan A) ou de désobéir (Plan B) afin de reconstruire une Europe acceptable. Car le volontarisme politique, aussi déterminé soit-il, ne pourra pas imposer une Europe fiscale pour une Europe sociale, par exemple. La nécessaire profonde renégociation des Traités dans le sens d’une Europe keynésienne se heurterait au même mur que Keynes à Bretton Woods. Plans A et B restent du domaine d’un rêve politique qui ignore les vraies lois de l’économie.

Les propositions qui tournent autour des monnaies complémentaires ou parallèles et de la monnaie commune tentent de tenir compte de cette réalité, mais elles supposent que l’existence d’une monnaie pour les transactions européennes libérerait les économies nationales de la contrainte de convergence. Elles supposent que la monnaie nationale fonctionnant en circuit fermé, la banque centrale nationale pourrait financer l’économie réelle, et couplé au fait que les dévaluations sont redevenues possibles, l’austérité serait « éluctable ». C’est toujours la même illusion d’un possible retour au keynésianisme des Trente glorieuses auquel la crise du profit mit fin, c’est ignorer que c’est l’échec du keynésianisme à gérer ladite crise qui conduisit à tenter l’expérience avortée de la monnaie commune que devint officiellement l’ECU quand il fut renommé euro en 1999 afin d’en faire la monnaie des transactions internationales de l’UE.

Refondation, réorientation, Plans A, B ou A/B, rien n’y fera. C’est une crise paroxystique de l’euro qui elle, est inéluctable, et la question du jour n’est pas de penser la renégociation des Traités, mais de penser l’après implosion de l’euro et de l’UE. C’est ce en quoi consiste notre Plan C.