Les deux premiers mois de la révolution
Dans un contexte de démoralisation des troupes et la défaite militaire en vue, l’Empereur accepte la création d’un régime parlementaire avec le prince Max de Bade comme chancelier. Les Alliés faisant pression pour l’adoption d’un régime démocratique en contrepartie d’un armistice, une loi constitutionnelle sera proclamée dès le 28 octobre. Mais ce n’est pas tant la question du régime qui préoccupe le peuple que les réticences de l’état-major à accepter la défaite avant d’avoir « tout essayé ». La mutinerie des marins et soldats du port de Kiel qui éclate le 4 novembre n’était pas dirigée en fait contre le gouvernement mais contre la volonté des amiraux qui voulaient poursuivre la guerre sur mer. Des « conseils » inspirés de l’expérience russe étaient apparus sur le front de l’Est. Ils s’établissent alors avec une parité SPD/USPD pour remplacer le pouvoir des officiers, de façon pacifique. Selon Haffner, « cette révolution n’était ni socialiste ni communiste, [mais] avant tout antimilitariste ». Œuvre spontanée des masses, elle aura manqué de dirigeants, d’organisation et de plan d’action, ce qui en fit à la fois la gloire et la faiblesse. Futur boucher de la contre-révolution, le député SPD Max Noske dépêché pour rétablir l’ordre, est même accueilli avec enthousiasme par les marins !
Car à Berlin, dès le 6 novembre, Friedrich Ebert qui se prépare à devenir chancelier a conclu un pacte resté longtemps secret avec le numéro 2 de l’armée Wilhelm Groener : pour maintenir l’ordre face au « péril bolchevique » et au retour de millions de démobilisés du front, le premier est prêt à trahir la révolution, et le second l’empereur. La « République socialiste » est proclamée par Liebknecht le 9, l’armistice intervient le 11.
Si Haffner ne mâche pas ses mots à propos du double jeu d’Ebert (à la fois chancelier et commissaire du peuple) et du SPD, il est d’une lucidité froide envers les spartakistes : « Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg n’eurent jusqu’au 30 décembre aucune organisation, et celle qu’ils se donnèrent ensuite était bien faible ; rien de comparable au corps de révolutionnaires professionnels que Lénine avait passé quatorze ans à bâtir. » Et cite des propos désabusés de ces deux militants : absence de formation et de conscience de classe des délégués ; « la révolution vivra sans les conseils, les conseils sont morts sans la révolution » (RL).
Les appréciations sont différentes en ce qui concerne la Bavière. A Munich où les forces armées furent retournées, les conseils (ouvriers, soldats et paysans) institués et la République proclamée en vingt-quatre heures, la volonté de remplacer les classes dirigeantes fut manifeste, sans aller tout de suite au socialisme. Kurt Eisner est qualifié par l’auteur de « seul homme politique réaliste de la révolution », dans sa volonté pragmatique d’équilibrer pouvoir des conseils et parlement, et de laisser aux conseils le temps de se former à leur rôle.
Si l’on veut à ce stade comparer les conseils allemands et les soviets en Russie, on peut remarquer – en suivant l’ouvrage d’Oskar Anweiler (Les soviets en Russie 1905-1921, Agone, 2019) – bien des différences : les travailleurs russes ne disposaient pas de formes d’organisation pouvant donner de la cohérence à leurs luttes, que ce soit par les partis ou par les syndicats (alors que la reconnaissance des syndicats fut acquise en Allemagne dès novembre 18) ; quant aux soldats, ils ne disposaient guère de droits civiques et politiques. Lors de la révolution de 1905, les soviets, nés de la grève, remplirent cette fonction en se dressant contre le régime tsariste. En 1917, leur articulation au pouvoir d’État fera l’objet d’appréciations controversées et leur rôle changera de nature avec la prise de contrôle du pouvoir bolchevique. En Allemagne, les conseils n’ont pas vraiment eu « la révolution dans leurs mains »…
« Guerre civile » et succès de la contre-révolution
À la veille de Noël, Berlin connut une bataille de rue sanglante due à l’impatience de la Division de marine populaire qui, accusée de spartakisme, se voyait privée du versement de la solde. Victorieux, les marins ne surent exploiter leur avantage et les commissaires du peuple de l’aile droite du SPD démissionnèrent. Autant dire avec Haffner que la révolution offrit sa victoire à la contre-révolution !
Si, le 5 janvier 1918, les masses ouvrières réveillèrent la révolution par une journée de mobilisation considérable, l’absence de soutien militaire ne permit aucun développement car, entre-temps, Ebert et Noske avaient les mains libres (la rupture entre SPD majoritaire et SPDU étant acquise) pour former les milices paramilitaires (corps francs) qui allaient, du 9 au 12 janvier, écraser le mouvement. Ce soulèvement spontané fut qualifié de spartakiste par ses adversaires, alors que le jeune KPD (Parti communiste) y est resté totalement impréparé et extérieur. La traque et l’assassinat de Liebknecht et Luxemburg sont devenus inéluctables, estime Haffner qui remet cependant en perspective le rôle effectif qu’ils ont pu jouer dans la révolution.
Avec un gouvernement affermi par les élections du 19 janvier (1)Le SPD obtint 38 % des voix et forma une coalition avec le Centre et le Parti démocratique. C’était le premier suffrage universel allemand, mais il semble que le vote féminin y ait eu un poids plutôt conservateur., la répression sanglante qui s’ensuivit est connue : liquidation des conseils d’ouvriers et de soldats, formation de corps francs où l’on « vit naître […] les idées et les comportements des futurs SA et SS, qui en sont pour l’essentiel issus », plus de 1 000 victimes à travers le pays.
Sans compter la Bavière qui fait l’objet d’un chapitre développé du livre. Eisner donc, pendant trois mois à dater de novembre, parvint à éviter la violence et à approcher d’un équilibre entre les conseils et le contrôle parlementaire. Après son assassinat, une période troublée aboutit à la proclamation de la République des conseils, le 5 avril. Une semaine plus tard, putsch militaire manqué, proclamation d’une République des soviets d’inspiration bolchevique par Leviné, puis guerre civile qui durera jusqu’au 3 mai, date à laquelle les corps francs prussiens et wurtembergeois signent la fin, sanglante, de la révolution.
Conclusion : épisode social-démocrate et non communiste
Dans la conclusion du livre, l’auteur revient sur la caractérisation de l’épisode allemand en renversant des opinions qui ont eu cours : ce fut bien une révolution autochtone qui n’emprunta à peu près rien à la Russie ; il fut social-démocrate et non communiste (« les masses révolutionnaires ont cherché à s’emparer non du pouvoir économique mais du pouvoir d’État. Elles n’ont pas occupé les usines, mais les administrations et les casernes. ») Il souligne aussi à quel point le peuple allemand souffre encore de cette révolution trahie et dont il a payé cher l’échec avec la survenue du IIIe Reich.
Pour finir, une légère réserve sur l’ouvrage : la dimension socio-économique en est absente (2)Ne sont pas évoquées les avancées sociales intervenues, comme la journée de 8 heures, la reconnaissance des syndicats, le développement de la protection sociale., là n’est pas le champ d’intérêt l’auteur, dont la force de conviction dans la démonstration nous entraîne de façon très vivante. S’il reste au seuil des considérations théoriques, il appelle cependant à d’importantes interrogations sur ce qui fait la possibilité de la révolution à un moment donné et dans un lieu donné.
Notes de bas de page
↑1 | Le SPD obtint 38 % des voix et forma une coalition avec le Centre et le Parti démocratique. C’était le premier suffrage universel allemand, mais il semble que le vote féminin y ait eu un poids plutôt conservateur. |
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↑2 | Ne sont pas évoquées les avancées sociales intervenues, comme la journée de 8 heures, la reconnaissance des syndicats, le développement de la protection sociale. |