Haeeschek, Je te (sur)vivrai, ou Les Oiseaux du Fayoum – El-Warsha Théâtre, sous la direction d’Hassan El-Geretly

En collaboration avec l’association 0 de Conduite

« Il vient une heure où protester ne suffit plus. Après la philosophie, il faut l’action. La vive force achève ce que l’idée a ébauché ». Ces mots porteurs, signés de Victor Hugo, s’affichent en lettres lumineuses sur le mur de la Cour Minérale de l’Université d’Avignon, la nuit tombée. Ils ouvrent le spectacle que présente El-Warsha Théâtre, première troupe indépendante d’Egypte fondée en 1987 par Hassan El-Geretly, homme de troupe et d’engagement.

Vingt comédiens, chanteurs et musiciens assis au pied de la muraille en un majestueux arc de cercle, portent comme oeillet à la boutonnière le ruban rouge de solidarité avec les intermittents de France. Hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, musulmans et chrétiens, composent la troupe qui voit se succéder différentes générations d’artistes, qu’inlassablement elle forme. Sur le plateau, certains sont en galabeyya, d’autres en jeans et chemise, ils frappent par leur diversité.

Avec Haeeschek, Je te (sur)vivrai, qu’il intitule désormais Les Oiseaux du Fayoum, le metteur en scène superpose l’histoire de la troupe aux langages scéniques qui ont émergé, à chaque étape du parcours. Magnifiquement francophone, Hassan El-Geretly trace le fil rouge du spectacle et raconte, sorte de monsieur Loyal présent sur le plateau avec les acteurs. Le concept de la soirée a pour point de départ Les Nuits d’El-Warsha, thème emblématique de la troupe qui recrée des musiques, psalmodies et chants, s’étend jusqu’au cabaret satirique ancré dans l’histoire du pays, et témoigne, à partir de récits, de la violence au quotidien. Révolution et tragédie sont au cœur du sujet et le terreau de la troupe, davantage encore depuis le soulèvement du 25 janvier 2011 suivi de la chute de Moubarak, le 11 février. Chaque comédien s’avance à son tour et intervient, s’isolant sur un petit podium au centre du plateau, qui favorise l’adresse aux publics. Aux moments de dérision et de poésie, succède la gravité.

Le Loup et le Chien de La Fontaine, métaphore sur la liberté, ouvre le spectacle dans la langue égyptienne et envoie ondes et images. « Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas où vous voulez ? »  Suit le thème de la vie quotidienne avec la rue pour source d’inspiration, esquisses des gens ordinaires semblables à ces petits personnages qui en architecture, marquent l’échelle. Le chœur des comédiens devient chambre d’écho des cris de la rue et de la violence des décibels, et l’appel du Mesaharati chargé, en période de ramadan, de réveiller les populations avant l’aube, et qui « ferait mieux de réveiller le pays » comme le confie le metteur en scène, hors plateau. On parle de foul, cette purée de fève consistante plat populaire par excellence, et de la passion des pigeons.

Le système bureaucratique est ensuite mis en mots, avec le récit du Permis de conduire dans lequel le rire devient jaune tellement la situation est noire ; l’évocation de la crise de Suez, sous Nasser, avec la nationalisation du Canal, en 1956, et un chant de résistance du groupe Al-Tanbûra de Port-Saïd, en écho : « Mabrouk ya Gamal… malgré les avions et les camions, Français et Anglais ont échoué » ; la référence à la grande Nubie avec les chansons ouvrières d’une région mythique désormais sous les eaux, et ses rêves de retour ; et les sarcasmes d’un chanteur nommé Mahmoud Choukoukou.

Puis le ton devient grave et les récits s’entrecroisent, témoignant des violences : l’explosion d’une bombe dans l’église copte d’Alexandrie, en décembre 2010 – « La fière Egypte jamais ne s’abaissera » – dit le texte aux surtitres finement traduits et agencés par Nabil Boutros et Henri Jules Julien, avec l’aide de l’association avignonnaise Tamam, Aline Gemayel ; les allusions à une télévision hors d’état de nuire ; les minorités infiltrées que chante l’une des actrices s’accompagnant à la guitare : « Le peuple veut la chute du régime » dit-elle. Cinq témoignages douloureux, Zawaya, collectés puis réécrits par Shadi Ateff, auteur et dramaturge d’El-Warsha : les ultras de l’équipe de football Al-Masry  ;  el baltagui  ce voyou qui retourne sa veste se faisant acheter par le pouvoir ; La femme de Human Rights Watch à la morgue d’Alexandrie, avec cette mère qui ne peut accepter la mort du fils et en perd la raison ; l’officier de l’armée qui raconte ses exploits ; le vendredi de la colère ; une chanson en duo : « Une nuit comme les autres, le chant est mort étranglé dans la gorge », puis la lettre sur la liberté, publiée en anglais par une jeune socialiste, dans Mada Masr : « Mais je n’ai jamais porté atteinte à cette portion de la population dont les intérêts se situent dans la seule préservation de leurs avantages… » Et plus loin : « Allez observer les oiseaux. Les oiseaux sont libres, ils volent pour le plaisir», d’où le nouveau titre du spectacle : Les oiseaux du Fayoum. Une chanson en solidarité avec Gaza ferme le spectacle.

La blessure et la joie, ces deux mots qui présidaient aux débuts d’El-Warsha, résument le spectacle dans sa sobriété et sa maîtrise. La rabâbâ, vièle à deux cordes de crin, le oud, les flûtes et clarinettes dont l’arghoul, la darbouka pour percussions, accompagnent le récit. C’est tour à tour drôle et poignant, comique et méditatif, subtil dans l’allusion au politique, et porté par des acteurs magnifiques dans leurs partitions.

Mené de mains de maître par Hassan El-Geretly qui toujours remet sur le métier l’ouvrage, El-Warsha Théâtre, parle du présent et de l’Egypte aujourd’hui, tout en puisant dans les traditions ancestrales. Son alphabet et ses recherches guident la troupe vers les formes traditionnelles des arts de la représentation, tels que la geste hilalienne, le conte, le théâtre d’ombre et les arts du bâton. Ces oiseaux du Fayoum offrent une représentation loin de tout artifice et nous sont salutaires, sorte de revue dans le meilleur sens du terme, belle preuve de la force d’un théâtre indépendant, donc anathème, dans un pays sous contrôle.

 

Vu au Festival d’Avignon.
A noter dans les agendas : El-Warsha Théâtre présentera
Zawaya, témoignages de la Révolution, du 25 au 28 mars 2015, au Tarmac, Scène Internationale Francophone, 159 avenue Gambetta. 75020. Réservation immédiate : 01 43 64 80 80 (www.letarmac.fr)