Chine-Taïwan, des bandes-dessinées des deux côtés du détroit de Formose

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L’actualité récente – les élections à Taïwan et les tensions croissantes entre la Chine et Taïwan – a attiré l’attention des Occidentaux sur cette région du globe à l’histoire complexe et souvent mal connue. Mais entre les lignes de cette histoire, il y a de nombreuses histoires de familles percutées par les grands événements du siècle dernier. Plusieurs romans graphiques inspirés de personnages réels permettent d’approcher à hauteur d’homme la complexité de ces périodes troublées.

Pour commencer, signalons que Taïwan se distingue par une production littéraire riche qui s’exporte de plus en plus et qui permet à l’île de rayonner et de faire connaître les particularités de son histoire (lire à ce sujet l’article du Monde « À Taïwan, une littérature florissante au service du “soft power” de Taipei ») et la bande-dessinée n’échappe pas à ce mouvement. Nous vous en suggérons trois qui permettent d’explorer différents points de vue.

Lettres de Taipei, par ceux qui sont restés en Chine

Écrit et dessiné par Fish Wu, qui y raconte l’histoire de son arrière-grand-père (Shen Erya) et arrière-grand-oncle (Shen Erchong), ce roman graphique en noir et blanc se concentre essentiellement sur la Chine de la fin des années 40 et le début des années 50. Il est publié ce mois-ci aux éditions rue de l’échiquier.

Les deux frères, Shen Erchong et Shen Erya, sont des lettrés, professeurs, ils préparent leurs meilleurs élèves au mandarinat. Quand les soldats communistes arrivent dans leur bourg à la fin de l’année 1948 pour imposer la réforme agraire, les deux professeurs, empreints de la philosophie confucéenne, refusent d’appliquer avec zèle les consignes ordonnées par le représentant local qui leur demande de se mettre au service du nouveau régime. À cause de cela, ils sont bien vite persécutés et sont horrifiés de la violence dont font preuve leurs anciens voisins à leur égard qui s’empressent de venir piller tous leurs biens.

Cette dégradation dramatique de leur condition de vie conduit Shen Erchong à prendre une décision difficile : il choisit de s’exiler à Taïwan, ce qui ajoute au soupçon qui pèse sur son frère. Le roman graphique suit principalement la famille de Shen Erya, dont la femme et les enfants subissent les conséquences de cet opprobre. Ce récit, au superbe dessin qui sert très bien le propos, montre le basculement vers le communisme à l’échelle d’une famille qui en subit les conséquences tragiques et la douleur d’une séparation qu’on pensait provisoire et qui s’est finalement prolongée pendant des décennies.

Le fils de Taïwan, le destin exceptionnel d’un autochtone

Publiée l’année dernière, Le fils de Taïwan (scénario de Yu Pei-Yun et Zhou Jian-Xin) est une série en quatre tomes qui retrace la vie de l’éditeur taïwanais Tsai Kunlin. Le premier tome est celui qui évoque la période des années 40.

Né en 1930, Tsai Kunlin, issu d’une famille relativement privilégiée, qui parle le minnan (langue parlée par l’ethnie majoritaire de Taïwan), suit sa scolarité à Taïwan alors que l’île est colonisée par le Japon. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il est même assujetti au service militaire. Quand le Japon capitule en 1945, Taïwan est rendue à la République de Chine. Puis, alors que l’armée nationaliste de Tchang Kaï-chek se retrouve en difficulté face aux communistes, le Kuomintang décide d’un repli stratégique à Taïwan. L’île voit alors arriver des centaines de milliers de Chinois du continent, ce qui occasionne des tensions entre habitants et nouveaux arrivants. En 1949, la loi martiale entre en vigueur à Taïwan et le jeune Tsai Kunlin est arrêté par les autorités.

Cette bande-dessinée permet à nouveau de suivre un personnage au gré des évolutions de l’histoire (le second tome évoque la période de la Terreur blanche pendant laquelle Tsai Kunlin est emprisonné, le troisième tome raconte les débuts de la carrière de traducteur et d’éditeur durant les années 60 et le quatrième tome s’étale des années 70 à 2021). Grâce à ses souvenirs précis, Tsai Kunlin fait revivre une époque – la colonisation japonaise – dont la grande majorité des traces physiques ont été effacées et montre les événements du point de vue d’un autochtone taïwanais. L’édition grâce à sa préface et postface bien fournies s’efforce d’expliquer au mieux les éléments de contexte et notamment les particularités linguistiques.

Mes années 80, quand Taïwan se libéralise

Dans un ton beaucoup plus léger, Chuang Sean raconte en deux tomes autobiographiques ses Années 80 (publiés en 2015), une période charnière dans l’histoire de Taïwan.

Chuang Sean, né en 1968, appartient donc à une génération de Taïwanais qui a grandi sous le régime autoritaire du Kuomintang. En racontant son adolescence et ses années d’étudiant, il fait sentir le desserrement progressif de la dictature sur la société. Alors qu’une discipline de fer règne au départ (par exemple, tous les spectateurs doivent chanter l’hymne national avant chaque séance de cinéma ou encore, la longueur des cheveux est soigneusement inspecté eà l’école), le régime s’assouplit à partir de 1978.

Malgré tout, l’île reste relativement isolée du reste du monde et l’accès à la culture étrangère (notamment les films) doit le plus souvent se faire sous le manteau ou au travers de copies pirates. Les deux tomes sont parsemés d’anecdotes savoureuses sur le quotidien des jeunes Taïwanais de cette époque, qui avec un peu de décalage découvrent eux aussi les nouveaux objets technologiques, mais dont la vie de jeune adulte reste marquée par le passage obligé du service militaire. Si ce roman graphique fait revivre avec beaucoup de joie et d’humour cette période d’ouverture de Taïwan, c’est aussi plus simplement un bon roman d’apprentissage au sein des années 80.