Les origines. Pourquoi devient-on qui l’on est ?, par G. Bronner

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Cet essai du sociologue Gérald Bronner paru en janvier 2023 prend place dans la collection « Les Grands mots » (Autrement/Flammarion) qui propose des ouvrages croisant analyse rationnelle et récit autobiographique. L’exercice n’est jamais simple, à plus forte raison lorsque le sujet est polémique et à fort enjeu idéologique. G. Bronner s’affronte effectivement à la question de l’identité associée à celle des origines. Comment éviter de se mettre en valeur au détriment de l’analyse sociologique rationnelle ? Comment, à l’inverse, ne pas produire un traité ordinaire de sociologie auquel se juxtaposeraient artificiellement des anecdotes vécues ?

G. Bronner rappelle qu’avant les sociologues, les psychanalystes ont procédé à leur auto-analyse, en en faisant un élément constitutif de leur réflexion générale. Il dispose cependant avec Bourdieu d’un illustre devancier. Celui-ci insista, par exemple, sur sa maladresse persistante dans ses relations aux élites intellectuelle, administrative et médiatique, lui qui était issu d’un milieu modeste. Cela faisait de lui ce qu’on nomme aujourd’hui un « transclasse ».

Il convient de rappeler que le terme a été forgé en 2014 par la philosophe Chantal Jaquet dans son ouvrage Les transclasses ou la non reproduction, pour rendre compte du parcours d’une personne qui est passée d’une classe sociale à une autre. Ce concept se présentait comme un outil pour penser un phénomène en contrepoint de la théorie de la reproduction élaborée par Bourdieu. Dans l’idée de Chantal Jaquet, le concept de « transclasse » ne désignait pas une identité ni une essence, mais une trajectoire, chaque personne se définissant dans son histoire, à partir de déterminations et d’interactions multiples.

Ce concept parut nécessaire à Chantal Jaquet parce que les notions ordinairement employées jusqu’alors pour rendre compte de ce phénomène lui avaient semblé insatisfaisantes. Ainsi en était-il de la notion de « mobilité de classe » qui désignait un phénomène collectif, mais présentait le défaut d’ignorer le vécu des individus. À l’inverse, les termes de « parvenu », de « déclassé » et de « transfuge » qui visaient des personnes concrètes, présentaient le triple inconvénient de gommer les interactions sociales, d’être connotés axiologiquement et de considérer l’individu dans sa nouvelle classe plutôt qu’à travers son parcours. Le concept de « transclasse », tel qu’il a été élaboré par Chantal Jaquet, est exempt de fixation identitaire et ne contient aucune connotation victimaire. Il vaut comme un outil pour saisir rationnellement « la traversée » d’une classe sociale à une autre.

En quelques années, ce concept est devenu un mot à la mode. Gérald Bronner le reprend en connaissance de cause, en l’appliquant à son propre cas, lui, fils de femme de ménage aujourd’hui Professeur à la Sorbonne réputé. Comme l’indique le titre de son ouvrage, G. Bronner rend compte d’un « devenir », au lieu de comparer une identité de départ (celle des origines) et une identité d’arrivée (ce qu’il est devenu). Il fait un usage radicalement non identitaire du concept de transclasse, parlant d’un possible « nomadisme social » pour signifier une absence d’installation en quelque lieu social que ce soit. Cette absence n’est pas un manque à combler ni un défaut à corriger. Elle traduit plutôt la possibilité de communiquer aisément avec chacun des milieux sociaux en question, tout en conservant avec eux une distance.

G. Bronner combat le fatalisme qui fait croire que les origines enchaînent d’une façon irréfragable à son milieu d’origine. Rejeter sans réserve ni nuance le mérite est pour lui une erreur qui aboutit à une impasse politique.

Ce livre très bien écrit évite les réponses simplistes et définitives dans le traitement des nombreuses questions qu’il soulève. Gérald Bronner évoque à la fin du livre la motivation initiale de son enquête : son désaccord avec des auteurs transclasses à succès qui l’ont précédé dans cet exercice autobiographique. Ces auteurs ont en commun d’être pétris d’un « dolorisme » ostentatoirement revendiqué, c’est-à-dire d’une exaltation de leur souffrance interminable. Dans cette souffrance, la honte domine : honte éprouvée durant leur pauvreté et, une fois ce milieu quitté, honte d’avoir déserté.

L’ouvrage de Bronner raconte une autre histoire que celle de ces auteurs qui s’entreglosent, tel Édouard Louis dont le premier roman est dédié à Didier Éribon, lui-même imprégné des écrits d’Annie Ernaux. Il théorise autrement l’ascension sociale, pense selon une tout autre perspective politique les limites de la méritocratie républicaine. Il ne se retrouve pas dans l’héroïsation de soi par le truchement d’une honte multiforme. Il raconte n’avoir lui-même jamais eu honte de son milieu d’origine, ni aujourd’hui avoir honte de l’avoir quitté. Chez lui, la honte d’être pauvre n’existait pas : s’imposaient plutôt le sens aigu de sa dignité et l’agacement orgueilleux face à un éventuel regard compassionnel.

À travers le récit de scènes significatives de son histoire, G. Bronner combat le fatalisme qui fait croire que les origines enchaînent d’une façon irréfragable à son milieu d’origine. Rejeter sans réserve ni nuance le mérite est pour lui une erreur qui aboutit à une impasse politique. « Quel intérêt y aurait-il à démolir ce mythe républicain fondateur si ce n’est lui substituer un fatalisme tout aussi fictionnel, mais plus instrumentalisable politiquement ? », demande-t-il.

Dans cette controverse, Gérald Bronner évite toute prise à partie personnelle. Il lui suffit de rappeler quelques faits, comme le destin du roman autobiographique En finir avec Eddy Bellegueule dans lequel Édouard Louis décrit son enfance cauchemardesque dans un milieu homophobe gangrené par l’alcoolisme. On se doute que, par contraste, le narrateur apparaisse auréolé d’héroïsme social. Mais l’histoire de ce livre à succès ne s’arrête pas là. La famille d’Édouard Louis a publiquement réfuté ce qui y est raconté au point d’y avoir vu un « torchon » pour faire de l’argent sur le dos des gens du village qui l’a vu naître.

Contrairement aux idéologues de la gauche wokiste qui ruinent l’universalisme et le rationalisme, Gérald Bronner ne prétend pas que seul celui qui a vécu une expérience serait habilité à en parler. Cela ne l’empêche pas de relater son implication dans la violence durant ses années d’adolescence, non par goût, mais pour ne pas être lâché par ses voisins de son âge. Son expérience invite à relativiser l’influence parentale sur les jeunes. Bronner insiste également sur l’impact durable de rencontres aléatoires, mais décisives, pour le meilleur et pour le pire, dans le parcours d’une vie.

Ce jeu complexe d’influences n’est pas le seul invariant social dégagé par Bronner. Nul ne peut vivre sans chercher une forme d’estime sociale. De même, chacun de nous est porté par une quête d’identité personnelle. Gérald Bronner montre l’intrication de ces trois questions des influences, de la reconnaissance et de l’identité. La prise au sérieux des influences ne signifie pas que nous serions les jouets inconscients de déterminismes sociaux. « Reconnaître l’influence des autres n’est pas faire de nous des êtres hétéronomes, mais prendre en considération le fait que nos stratégies se déploient toujours dans un contexte social ».

Ainsi, la réussite scolaire d’un enfant issu d’un milieu défavorisé ne résulte pas seulement de la rencontre de l’individu-élève avec l’institution scolaire qui aura su l’arracher à son milieu. Elle peut également être attribuée au milieu familial lorsque celui-ci fait confiance à l’école. Gérald Bronner prend l’exemple de la joie intense de sa mère apprenant de lui sa réussite à l’examen du baccalauréat. Pareille admiration affectueuse procure une confiance existentielle durable. Mais Bronner ajoute, suivant en cela Durkheim, qu’une attente trop forte du milieu familial peut avoir un effet démobilisateur, tant est forte l’angoisse de décevoir en ratant. Ce livre gagne à être lu autant pour ses analyses alertes que pour sa réfutation salutaire des politiques du ressentiment et de la vengeance. Il pose des questions essentielles sur les limites de la méritocratie dans une République qui n’a pas tenu ses promesses, l’égalité des droits n’ayant pas entraîné l’égalité des chances. Ce faisant, il confirme le besoin pour la République laïque d’être également une République sociale, sous peine de ne pas être à la hauteur de ses ambitions.