Collaborer, résister ?
La première partie de l’ouvrage présente en effet un tableau rétrospectif de ce « mouvement de désertion ». Il est fondé sur un double constat :
- d’une part, le capitalisme, par essence à la recherche du profit, mène une « guerre au vivant partout sur Terre à l’aide des sciences et techniques et des industries », donc à l’aide des ingénieurs ;
- d’autre part, il tente de maquiller cela en mettant en avant des processus de « transition écologique » qui ne touchent en rien à l’essentiel et même ont eux aussi leurs effets dévastateurs. Par exemple, pour « décarboner les systèmes énergétiques », l’autrice souligne « les désastres provoqués par l’extraction des ressources et minerais dans les pays… du Sud global » et la nécessité de « multiplier par cinq à dix la production mondiale de minerais, acheminés depuis l’autre bout du monde via une économie prédatrice et coloniale ».
Le lien est ainsi fait d’emblée entre la destruction des ressources naturelles et les inégalités à l’échelle de la planète, et donc entre le problème écologique et la lutte des classes, dont Jeanne Mermet réaffirme catégoriquement la réalité (« la bourgeoisie contre le prolétariat : ceux qui détiennent les moyens de production et les capitaux contre ceux qui n’ont rien d’autre que leur force de travail à vendre pour subsister »), tout en spécifiant la manière dont la conscience de classe est embrumée : « Nous sommes dans une société tellement stratifiée socialement que beaucoup de groupes sociaux n’ont pas même accès à cette perception de leur propre classe ». C’est le cas précisément des élites intellectuelles, comme les ingénieurs, qui « bénéficient du système en place et dont le rôle est de le maintenir ». Et les mises en question ne touchent pas que les élites supérieures : la perte de confiance dans le sens d’un travail qu’on n’a pas choisi, avec les effets induits sur la santé physique et mentale, est un phénomène beaucoup plus étendu.
Lutter contre le système de l’intérieur ?
Pourrait-on alors « changer le système de l’intérieur » ? Jeanne Mermet retrace son expérience des mouvements climats de bonne compagnie, dont les mots d’ordre se limitent à la décarbonation et à la transition énergétique, et leur oppose les Gilets jaunes, qui « dénoncent l’écologie de classe derrière la taxe carbone ». Dans la même optique que Clément Sénéchal dans Pourquoi l’écologie perd toujours(1)https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-combats/respublica-combat-ecologique/pourquoi-lecologie-va-de-defaite-en-defaite/7436707e., elle dénonce la tiédeur de ces mouvements qui « demandent » naïvement aux gouvernements et aux entreprises d’agir en « prenant des décisions allant contre leur intérêt ». À l’opposé, elle propose que les expériences diverses convergent dans des collectifs et que « ces engagements [soient] reli[és] réellement aux stratégies de luttes des mouvements sociaux ». C’est ce mouvement, cette prise de conscience que retracent les deux autres parties de l’ouvrage.
Mise en perspective des « Trente glorieuses » aux « Trente piteuses » contemporaines
La seconde partie est une rétrospective, sous la forme d’un « dialogue » de l’autrice « avec [s]a grand-mère ». Elle retrace les mutations des Trente Glorieuses vécues dans le cadre de sa région d’origine, celle d’Oyonnax, l’industrialisation polluante, l’amenuisement des terres agricoles, la disparition des biens communs, de la polyculture vivrière et de la production locale, l’accaparement des ressources à l’autre bout du monde, jusqu’à l’accroissement spectaculaire des inégalités à travers la libéralisation forcenée, la mise en concurrence généralisée et la démolition des services publics. Elle rappelle Mai 68 et ses jeunes contestataires finalement ralliés à la société de consommation.
Tout au long de cette évolution, elle dépeint la séduction exercée par le métier d’ingénieur, un métier « respectable et qui paye bien », les espoirs placés dans un ascenseur social finalement mis en panne. En remontant plus haut, elle retrace l’histoire du statut d’ingénieur, depuis les ingénieurs d’État et les ingénieurs civils jusqu’à ceux d’aujourd’hui, toujours persuadés d’être utiles à la société, et qui en fait constituent « le salariat de confiance du capitalisme qui essaye de trouver des solutions pour réparer les dommages causés par le capitalisme… et continue d’entretenir les racines des problèmes en tentant de les résoudre ». Refuser de parvenir, c’est finalement le seul parti à prendre, le même, mutatis mutandis, qui rapproche l’ingénieur « déserteur » du syndicaliste ouvrier du début du xxe siècle, qui visait à une élévation partagée, et non individuelle, par une organisation collective.
Une guerre aux visages multiples
Une troisième partie brosse un tableau de la situation présente, avec la menace de plus en plus prégnante de la guerre : « Guerre au vivant et guerre militaire, même combat. » À la suite de tant d’autres analystes, exemples à l’appui depuis la Première Guerre mondiale, Jeanne Mermet dénonce la solidarité entre d’une part la recherche et l’industrie, et, d’autre part, les armées ; la guerre économique et la spoliation des populations les plus pauvres allant en parallèle avec les guerres ouvertes et les génocides.
Refus de nuire et alliance populaire
C’est tout cela, conclut la dernière partie, qui justifie la désertion à tous les sens du terme : il ne s’agit pas simplement de « refuser de participer », car « la machine de guerre continuera de tourner ». Il s’agit de « refuser de nuire », « résister » et si possible « désarmer ». D’où la nécessité de revenir à la question « À quoi sert le travail ? » et de remettre en question le mythe de la croissance indéfinie. D’où aussi la désignation de l’adversaire : « … à y bien regarder, l’ennemi qui dépossède est toujours le même : la bourgeoisie capitaliste. » Et la bourgeoisie capitaliste ne cédera que devant l’action collective, elle-même nourrie d’une réflexion collective, comme le montrent les exemples cités par Jeanne Mermet. Dans cet affrontement de classe, quel rôle peut jouer la « sous-bourgeoisie scientifique et technique » ? Ceux d’entre elle qui rompent avec un « optimisme naïf » peuvent faire cause commune avec les grands mouvements populaires.
Combat social et combat écologique, même combat
D’où l’appel à une action généralisée pour un « démantèlement de ce qui nuit, oppresse et violente dans ce monde », une action qui n’aboutira que par un « rapport de forces » ; par conséquent, non pas une action idéaliste, mais fondée sur la lucidité.
On le voit, cet essai met en lumière, encore une fois et à travers une démarche personnelle, la liaison entre le combat écologique et le combat social. Il montre la pertinence de l’analyse de classe dans l’appréhension des problèmes qui se posent aux sociétés. Par les questions qu’il pose en matière de stratégie et d’organisation, et aussi par des questions plus fondamentales, comme celle de la nécessité du travail, il renoue avec les grandes questions que se posaient les grands penseurs du mouvement ouvrier entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, et qui n’ont rien perdu de leur actualité.
Notes de bas de page
