Aller voir Gramsci dans le texte !

Antonio GRAMSCI, Guerre de mouvement et guerre de position, Textes choisis et présentés par Razmig Keucheyan, La fabrique éditions, 344 pages, 17 €, février 2012.
Les premières traductions en français de Gramsci datent des années 1950, suivies d’anthologies aujourd’hui épuisées et des Cahiers de prison en 5 volumes. C’est dire que l’accès direct aux textes est peu répandu parmi les militants qui pourtant savent l’importance de ce théoricien. Un ouvrage accessible, composé d’extraits des Cahiers, est non seulement un pari éditorial à saluer mais surtout l’occasion d’inviter le plus grand nombre à « aller voir »…
Les références à l’hégémonie, aux intellectuels organiques, à la forme-parti, au césarisme, au bloc historique…. parsèment les discours, à commencer par ceux de votre journal ! Il est temps, pour ceux qui en éprouvent le besoin mais pourraient se sentir « intimidés » ou se contenter de lire Alain Badiou, de se plonger dans ces textes. Il restera quelques difficultés pour le lecteur français, dues au fait que les références immédiates de Gramsci sont mal connues, qu’il s’agisse de la pensée de Croce, en particulier, ou de l’histoire de la péninsule italienne depuis Rome. Il faudra compter avec l’aide de la présentation et des notes de R. Keucheyan (maître de conférences à Paris IV) et d’un index thématique indispensable pour faire le lien entre des notions reprises d’un cahier à l’autre à des stades différents (on se souvient que Gramsci a fait sortir les feuilles de sa geôle au coup par coup, de 1928 à sa mort en 1937).
En revanche, les prolongements de ces textes sont innombrables pour stimuler notre analyse de la situation présente. Pour l’illustrer, je me bornerai à faire trois citations correspondant à trois moments des « Cahiers ».

Sur les crises du capitalisme dans un contexte de division internationale du travail, après avoir considéré que le développement du capitalisme constitue une « crise continuelle » ponctuée d’événements traduisant des déséquilibres plus ou moins graves, il écrit avec prescience : « Mais le problème fondamental est celui de la production ; et, dans la production, le déséquilibre entre industries en expansion (dans lesquelles le capital constant est allé en augmentant) et industries stationnaires (où la main-d’œuvre immédiate a beaucoup d’importance). Une stratification entre industries en expansion et industries stationnaires se produisant aussi au niveau international, on comprend que les pays où les industries en expansion surabondent aient davantage ressenti la crise, etc. De là, diverses illusions dues au fait qu’on ne comprend pas que le monde est, qu’on le veuille ou non, une unité, et que tous les pays, vivant sur un certain type de structure, passeront par certaines ”crises”. » (p. 251)

Sur les rapports de la théorie et de la pratique : « Si se pose le problème d’identifier théorie et pratique, il se pose en ce sens : construire, sur une pratique déterminée, une théorie qui, coïncidant et s’identifiant avec les éléments décisifs de la pratique elle-même, accélère le processus historique en acte, en rendant la pratique plus homogène, plus cohérente, plus efficace dans tous ses éléments, c’est-à dire en la renforçant au maximum ; ou bien, étant donné une certaine position théorique, organiser l’élément pratique indispensable à sa mise en œuvre? L’identification de la théorie et de la pratique est un acte critique, par lequel on démontre que la pratique est rationnelle et nécessaire ou la théorie réaliste et rationnelle. Voilà pourquoi le problème de l’identité et de la pratique se pose surtout dans certaines périodes historiques, dites de transition, c’est-à-dire au mouvement de transformation plus rapide […] » (p. 258)

Sur la « nouvelle culture » que peuvent diffuser les intellectuels, c’est-à-dire précisément sur le rôle d’éducation populaire tel que nous l’entendons ici : « Créer une nouvelle culture ne signifie pas seulement faire individuellement des découvertes ”originales”, cela signifie aussi, et spécialement, répandre de façon critique les découvertes déjà faites, les ”socialiser” pour ainsi dire, et par conséquent faire qu’elles deviennent autant de bases pour des actions vitales, en faire un élément de coordination et d’ordre intellectuel et moral.. Qu’une masse d’hommes soit conduite à penser de façon cohérente et sur un mode unitaire le réel présent, c’est un fait ”philosophique” bien plus important et ”original” que ne peut l’être la trouvaille, de la part d’un ”génie” philosophique, d’une vérité nouvelle et qui reste le patrimoine des petits groupes intellectuels. » (p. 102)