Théorie des privilèges, identitarisme et développement du capitalisme

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Ces quelques pages sont extraites du livre Pablo Poblese Machismo, racismo, capitalismo identitario. As estratégias das empresas para as questões de género, raça e sexualidade  (Machisme, racisme, capitalisme identitaire. Les stratégies des entreprises concernant les questions du genre, de la race et de la sexualité, Éditions Hedra (Brésil), 2020, pages 44 à 52). Traduction d’Yves Coleman, Ni patrie ni frontières (https://npnf.eu/).

 

Frédéric Pierru remercie infiniment Yves Coleman pour le précieux et colossal travail de traduction des écrits socialistes et marxistes critiques de l’identitarisme dit « progressiste » qui, dans les faits, est au mieux conservateur, au pire réactionnaire. C’est ce qu’entend montrer cette rubrique en popularisant des auteurs de toutes origines dont la notoriété est écrasée par un wokisme soutenu par toutes les puissances capitalistes. Dans cet extrait, l’auteur montre comment le capitalisme, grâce à la « théorie des privilèges » (blanc, masculin, etc.) retourne et digère l’identitarisme progressiste pour gagner en légitimité et effacer les clivages qui traversent les « minorités ». C’est la raison pour laquelle la petite-bourgeoisie intellectuelle, dont on ne répétera jamais assez l’adhésion et l’adhérence honteuses au capitalisme consumériste (style vestimentaire cool, mais distingué, usage immodéré de l’avion en tant qu’on est « ouvert au monde »[1] se rêve en avant-garde révolutionnaire alors qu’elle ne fait que conforter le déploiement du capitalisme globalisé. Les multinationales l’ont d’ailleurs parfaitement compris : leurs services marketing n’ont que les mots de « diversité », d’« inclusion » et de « luttes contre les discriminations » à la bouche. Même la CIA s’y est mise[2] ! Croyez-vous que ce simple constat gêne les intersectionnels ? Pas le moins du monde…

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[1] Si le barbecue du prolo est stigmatisé, l’empreinte carbone du mode de vie de la petite-bourgeoisie est, quant à elle, l’objet de pudeurs de gazelle. 68 % des Français, dont beaucoup de « beaufs », ne prennent jamais ou exceptionnellement l’avion selon une étude de la Fondation Jean Jaurès. Le raisonnement vaut aussi pour les piscines… C’est que le petit-bourgeois de l’ENS ou de Sciences Po est « ouvert sur le monde », là où le « beauf » est fermé et sent le rance. L’hypocrisie n’est pas seulement un trait de caractère des petits-bourgeois. Elle est la conséquence de leur position en porte-à-faux dans la structure sociale, pris qu’ils sont entre l’enclume des catégories populaires et le marteau de la bourgeoisie. Lire Alain Accardo, Le bourgeois gentilhomme, Marseille, Agone, 2020 et François Begaudeau, L’histoire de ta bêtise, Paris, Pauvert, 2019. Ce qui les rend antipathiques est leur manie de juger – jamais éloignée du racisme de classe – et de donner des leçons de morale à la terre entière. « Faites ce que je dis et pas ce que je fais » est leur morale de vie. Je prends ostensiblement mon vélo, mais mon ouverture au monde fait exploser mon empreinte carbone.

[2] Pierre Rimbert, « Intersectionnel lave plus blanc », Le Monde Diplomatique, juin 2021 : https://www.monde-diplomatique.fr/2021/06/RIMBERT/63170.

Sur la Théorie des privilèges

Pour les capitalistes, les avantages économiques d’embaucher des femmes et des personnes de couleur sont donc évidents. Toutefois, dans cet ouvrage, nous défendons l’hypothèse selon laquelle la substitution de main-d’œuvre (évoquée ci-dessus) est également liée à des facteurs politiques et idéologiques qui extrapolent les gains des employeurs en termes d’écart salarial et se réfèrent à des gains plus larges. En d’autres termes, l’entreprise embauche des femmes et des personnes de couleur non seulement parce qu’elle leur verse, en moyenne, un salaire inférieur, mais aussi parce que, parallèlement à ses bénéfices, elle renforce son image d’entreprise « citoyenne » dotée d’une « responsabilité sociale », qui adhère à « l’agenda de la diversité » et se préoccupe de l’« inclusion sociale ». Ce processus a des effets en cascade qui finissent par renforcer la capillarité du pouvoir entrepreneurial qui pèse sur les travailleurs, dans la mesure exacte où ils se montrent plus obéissants et moins conflictuels quand leur supérieur hiérarchique appartient au même genre et à la même couleur de peau.

Les données statistiques confirment cependant pour la énième fois l’existence d’une disparité salariale motivée par des facteurs liés au genre et à la race. En premier lieu, il faut souligner que, inhérentes ou pas au capitalisme, les formes néfastes de machisme, de racisme et d’homophobie existent et se reproduisent dans le capitalisme ; bien sûr, elles doivent être combattues énergiquement par la classe ouvrière organisée, dans la mesure où c’est elle qui subit le plus les oppressions et les discriminations. Cependant, le retard historique et la faiblesse des organisations ouvrières dans la lutte contre les oppressions liées au genre, à la race, à l’ethnicité et à la sexualité ont conduit, au cours des dernières décennies, à des formes de réaction organisée contre ces oppressions qui permettent à un ensemble de politiques identitaires fondées sur la Théorie des privilèges de s’enraciner dans la gauche.

La Théorie des privilèges reconnaît que les oppressions sont structurelles et historiques, mais elle met trop l’accent sur les comportements et les pensées individuels comme principal moyen de lutter contre le racisme, le machisme et d’autres oppressions. Cette théorie repose sur un ensemble de principes de base :

  1. La Théorie des privilèges soutient que les espaces du mouvement doivent être « sécurisés » (safe) pour tous les groupes opprimés. L’un des moyens de rendre ces espaces sûrs est de négocier les relations entre les uns et les autres de manière non oppressive. Cela signifie, par exemple, que les hommes blancs hétérosexuels devraient parler moins, ou penser à leurs privilèges, lorsqu’ils discutent d’une action ou d’une question politique.
  2. La Théorie des privilèges affirme que le militantisme et la sophistication politique sont le domaine d’une élite privilégiée fondée sur des privilèges de classe, de genre et de race.
  3. La Théorie des privilèges attribue les erreurs politiques et stratégiques aux privilèges personnels que les individus importent au sein du mouvement.
  4. La Théorie des privilèges cherche à traiter ces questions principalement à travers l’éducation dans le cadre de formations et de débats.

Avec la Théorie des privilèges, la lutte contre l’oppression elle-même n’est plus discutée en termes d’organisation de classe, mais en termes d’organisation et de résistance des opprimés ; cela va même jusqu’à opposer un veto à la possibilité pour des sujets politiques qui ne sont pas directement opprimés de se joindre, sur une base égalitaire, à une lutte contre une oppression donnée.

La politique mise en pratique par la Théorie des privilèges approfondit et complexifie la fragmentation des travailleurs, en diluant leur conscience de classe. En même temps, les capitalistes consolident leur unification interne dans la mesure où, bien qu’ils soient en concurrence entre eux, ils promeuvent des rapports communs d’exploitation et sont organisés par la même technocratie des gestionnaires capitalistes, qui élabore les lignes directrices des programmes socio-économiques.

Si, dans la sphère théorique, l’identitarisme se nourrit des théories post-structuralistes, sur le plan politique, le multiculturalisme et l’identitarisme peuvent être compris comme des formes de nationalisme adaptées à l’époque du capital transnational. Comme cela s’est passé avec les nationalismes, les identitarismes présentent comme homogènes de pseudo-identités qui sont en réalité traversées et déchirées par les différences de classe. Les identitarismes sont le nationalisme de l’ère de la transnationalisation, dans la mesure où les frontières nationales ne divisent plus aujourd’hui chaque identité. Cela permet aux identitarismes de multiplier les défauts des nationalismes, dans un sens encore plus profond : alors que le nationalisme est autolimité par la question de la langue et des frontières territoriales, rien ne limite ou n’arrête les subdivisions édifiées sous l’égide de la notion d’identité.

À ce propos, João Bernardo note que « la thèse bien connue selon laquelle “le corps est politique” est la limite ultime de l’identitarisme, l’identité réduite à l’individu ». Ce n’est pas un hasard si nous avons vu apparaître, ces dernières années, quelques cas étranges, comme par exemple l’histoire de la femme qui prétendait être un chat dans un corps humain et l’homme qui a intenté un procès pour changer son âge et devenir vingt ans plus jeune. Ce dernier, Emile Ratelband, a déclaré dans une interview à la BBC : « Quand je suis sur Tinder et que je dis que j’ai 69 ans, personne ne me répond. Quand je dirai que j’ai 49 ans, avec le visage que j’ai, je serai dans une position de luxe », et il a ajouté : « Nous vivons à une époque où l’on peut changer de nom et de genre. Pourquoi ne puis-je pas décider de mon âge ? »

En s’exprimant dans les cercles universitaires et en étant acceptées comme des éléments tactiques et stratégiques mis en pratique par les luttes contre les oppressions, les luttes identitaires se révèlent différentes de ce qu’elles semblent être. Elles ne sont pas des éléments de subversion de la logique machiste, raciste et homophobe présente dans le système, ce qui leur donnerait un caractère subversif et anti-systémique, mais des agents qui dynamisent le capitalisme, augmentent les mécanismes du développement capitaliste et, par conséquent, renforcent le système au lieu de l’affaiblir. Certaines des raisons qui poussent les mouvements identitaires à renforcer le capitalisme sont exposées ci-dessous.

Identitarisme et développement capitaliste

Les mouvements identitaires sont un agent du dynamisme capitaliste, car ils prônent des politiques de discrimination positive qui aboutissent à l’intégration des Noirs, des femmes, des LGBT et des « minorités » ethniques dans les couches dominantes. L’identitarisme contribue ainsi au renouvellement des élites et fournit les gestionnaires auxquels les transnationales font appel. Les théories et les pratiques identitaires sont donc des agents du dynamisme du capitalisme dans la mesure où les luttes identitaires accroissent le dynamisme des élites, en remplaçant ce qui est vieux et anachronique. Le renouvellement des classes dominantes renforce la capillarité du pouvoir en étendant et en renforçant la légitimation de la domination capitaliste aux femmes travailleuses, aux travailleurs noirs, aux travailleurs LGBTI et aux « minorités » ethniques. Cette légitimation est tacite, car les travailleurs en viennent à considérer le système comme moins hostile à leur propre ascension sociale. Ils commencent à rêver d’une mobilité sociale ascendante et à concevoir politiquement les moyens de garantir cette ascension, que ce soit en valorisant les niches de marché occupées et gérées par des représentants de ces minorités (cf., par exemple, les tactiques du Movimento Black Money), ou en faisant pression sur l’État et les entreprises pour qu’ils absorbent des représentants noirs, féminins et LGBT.

Lorsqu’une lutte identitaire pour l’intégration citoyenne des « minorités » finit par être victorieuse, nous sommes face à un phénomène contradictoire. D’un côté, le racisme, le machisme et d’autres formes de discrimination et d’oppression sont utilisés par les capitalistes pour que l’exploitation de la classe repose sur les fondements infâmes de la plus-value absolue – que tout travailleur veut éviter ; et, de l’autre, toute avancée vers la remise en cause de ces fondements devrait être, en soi, un progrès à célébrer.

Mais dans quelle mesure l’intégration citoyenne et professionnelle des Noirs, des femmes et d’autres groupes exclus contribue-t-elle réellement à mettre fin aux discriminations structurelles ?

Le caractère réactionnaire de ce mouvement panafricaniste brésilien apparaît clairement sur son site officiel et tout commentaire est donc superflu :

« Le Movimento Black Money (MBM) est une plaque tournante d’innovation pour l’insertion et l’autonomie de la communauté noire à l’ère numérique ainsi que la transformation de l’écosystème entrepreneurial noir, en se concentrant sur la communication, l’éducation et la création d’entreprises noires. Ce qui nous distingue c’est la promotion de l’alphabétisation identitaire et de l’esprit d’innovation au sein de l’écosystème entrepreneurial des Afrodescendants. »

« Le MBM s’inspire de la philosophie panafricaniste de Marcus Garvey, idéologie qui prône l’union des peuples de tous les continents africains afin de rechercher des solutions aux problèmes sociaux et aux préjugés raciaux. »

« Nos valeurs : la Nation : la construction d’un programme de Pouvoir noir ; la Race d’abord : nous pensons en priorité au bénéfice de la communauté noire ; penser, parler et agir de manière à contribuer à l’élimination du racisme et à l’instauration de la justice ; l’Autonomie du Peuple Noir : la non-dépendance à l’égard des autres cultures dans tous les domaines possibles. »

L’idée d’« exclusion sociale» est critiquée à juste titre par le sociologue José de Souza Martins, qui la considère comme « inconcevable, impropre, vague et indéfinie ». Le concept d’exclusion remplace l’idée de « processus d’exclusion », en prenant la question contradictoire de la position sociale des sujets comme un phénomène mécanique et fixe, comme s’il y avait un dedans et un dehors de la société de classe. Au lieu d’exclus, ce que nous avons dans le capitalisme, ce sont des sujets qui sont socialement inclus de manière avilissante dans des processus sociaux, politiques et économiques inégaux. Appauvri, le concept d’exclusion exprime quelque chose comme « le sort des pauvres », il se réfère à des « situations objectives de privation », ce qui éloigne l’analyse de l’essentiel : la lutte pour des transformations sociales qui brisent les fondements des processus sociaux d’exclusion, et pas seulement pour l’intégration, qui implique d’être en faveur des rapports qui les frappent historiquement et quotidiennement.

La plus-value absolue, comme nous le savons, se caractérise par des formes d’exploitation accrue par la force, la sous-rémunération, l’emploi informel, l’externalisation, l’allongement du temps de travail et d’autres formes de précarisation du travail et de corruption de la loi de la valeur. Malgré les avancées des dernières décennies en termes d’intégration des groupes subalternes, la situation d’inégalité entre les hommes et les femmes sur le marché du travail perdure, ce qui permet aux capitalistes d’exploiter de plus en plus les composantes féminines, noires et LGBTI de la force de travail, ainsi que les minorités ethniques, les immigrés, etc. Ils abaissent le niveau moyen des salaires et, ainsi, ils augmentent les niveaux d’exploitation de la classe ouvrière dans son ensemble.

L’élimination de l’écart salarial fondé sur les discriminations liées au genre, à la race, à la nationalité, etc., est un objectif séculaire des luttes ouvrières, des luttes pour l’égalité qui n’ont rien à voir avec les luttes identitaires actuelles pour des espaces réservés qui opèrent par le biais du nivellement de l’identité et de la classe. Ce nivellement efface les traits de classe et suppose que les Noirs, les immigrés, les femmes et les LGBT sont, en règle générale, plus exploités, ce qui n’est pas vrai. Les femmes et les immigrés ne sont pas toujours plus exploités.

Les Noirs d’Afrique du Sud ne sont pas tous exploités ou surexploités de la même manière, et il existe des conflits entre des travailleurs également africains appartenant à des groupes ethniques rivaux, mais tout aussi noirs de peau, ce qui entraîne différents niveaux d’exploitation et même, bien sûr, l’apparition d’élites noires qui exploitent les travailleurs noirs.

De même, et nous touchons là aux limites profondes des catégories identitaires, on voit apparaître de plus en plus fréquemment des entreprises composées entièrement de femmes, de Noirs, d’immigrés ou de salariés LGBT, qui réduisent la mobilité de ces travailleurs et travailleuses. Cela abaisse donc leur niveau de salaire, ce qui permet aux propriétaires de ces entreprises d’en tirer un plus grand profit. Les travailleurs les plus qualifiés sont moins exploités, quelle que soit leur origine ou leur identité. Ce n’est pas une coïncidence si l’un des dilemmes du Brexit est précisément de savoir comment empêcher l’entrée d’immigrés peu qualifiés tout en favorisant l’arrivée d’immigrants qualifiés.

Le renforcement de l’exploitation grâce au machisme, au racisme et aux diverses formes de discrimination est, bien sûr, un problème posé par le capitalisme, mais sa solution, loin d’être impossible, s’est avérée très rentable. Selon un rapport de 2015 du McKinsey Global Institute, la résolution de l’inégalité entre les sexes dans toutes ses dimensions ajouterait 28 000 milliards de dollars au PIB mondial d’ici 2025. Au Brésil, ce changement pourrait engendrer un PIB 30 % plus élevé en 2025, soit jusqu’à 850 milliards de dollars de plus en circulation.

La majorité des préjugés de race, de genre et de préférence sexuelle sont enracinés dans la classe ouvrière, mais, pour les capitalistes propriétaires et en particulier pour la classe des capitalistes gestionnaires, ils sont une relique du passé. La résolution pratique de ces préjugés et discriminations au sein des relations entre les capitalistes – ainsi que leur persistance dans les relations entre sociaux existants, alors qu’ils s’avèrent « inaccessibles à une partie de la société » (2002, p. 47). Enfin, selon Martins, quand on discute de l’exclusion « on cesse de discuter de la pauvreté, de l’insuffisance et parfois même de l’indécence de l’inclusion ».

Bien qu’elles représentent 50 % de la population mondiale en âge de travailler, les statistiques de 2018 montrent que, globalement, la contribution des femmes représente 37 % du PIB. La contribution moyenne globale moyenne des femmes au PIB masque toutefois de grandes variations régionales : la part de la production régionale du PIB engendrée par les femmes est de seulement 17 % en Inde, 18 % au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, 24 % dans l’Asie du Sud (sans l’Inde) et 38 % en Europe de l’Ouest. En Amérique du Nord, en Océanie, en Chine, en Europe de l’Est et en Asie centrale, la participation des femmes au PIB oscille entre 40 et 41 %.

Pablo Poblese, extrait de Machismo, racismo, capitalismo identitario (Hedra, 2020).

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ANNEXE

La classe des gestionnaires selon João Bernardo (1984).

« Selon ma conception, le capitalisme est, depuis son origine, un système qui articule trois classes : la classe bourgeoise et la classe des gestionnaires, toutes deux constituant les classes capitalistes, et la classe prolétarienne. Finalement, la bourgeoisie peut se réduire au point de pratiquement disparaître, comme c’est le cas en URSS, par exemple, et deux classes subsistent alors. Les gestionnaires sont donc, à mon avis, l’élément de continuité sociale entre les capitalistes, puisqu’ils sont la classe capitaliste qui se renforce avec le développement du mode de production. […]

  1. La classe managériale conduit le capitalisme vers le dépassement définitif du particularisme économique. Le processus de décolonisation impliquait l’insertion directe des anciennes colonies dans le marché mondial et leur relation immédiate avec les grands mouvements internationaux de capitaux, projetant la classe des gestionnaires, celle qui dirigeait le plus activement les indépendances, dans les sphères de plus grande concentration du capitalisme ;
  2. Puisque le processus de décolonisation représente la relation directe des économies de ces nouveaux pays avec les centres mondiaux de concentration du capital, la classe des gestionnaires est dans son fondement même une classe supranationale. Les gestionnaires sont les agents du dépassement du particularisme économique, tant au sein de chaque pays qu’à l’échelle internationale.
  3. Le dépassement du particularisme économique implique des transformations décisives dans les structures du pouvoir. L’action du niveau politique dans le capitalisme présente deux aspects majeurs : d’une part, la répression des exploités et le développement des conditions d’exploitation ; d’autre part, la coordination de l’activité des différentes unités économiques et des différents groupes de capitalistes. L’appareil étatique traditionnel est né et s’est développé à une époque où les unités économiques étaient fortement particularisées ; l’État servait de médiateur entre elles, tout en restant extérieur à chacune d’elles. Lorsque ce particularisme est dépassé par la concentration des entreprises en blocs économiques colossaux, le champ d’action de l’État médiateur traditionnel est drastiquement réduit. Sans avoir besoin de la coordination d’un appareil politique extérieur, les grands blocs économiques commencent à développer leurs propres formes de pouvoir politique. Ce nouveau type d’appareil d’État est beaucoup plus ample que le précédent, aussi élargi que le processus de concentration dirigé par les grands groupes commerciaux. Dans ce système où la politique n’est plus extérieure aux unités économiques, où la politique et l’économie se confondent, le grand capital est autocoordonné et il existe de grands groupes de capitalistes politiquement unifiés qui exercent leur pouvoir sur les exploités en tant que collectif social et de manière directe. Même dans les pays décolonisés, où les fonctions attribuées à l’État traditionnel sont plus importantes que dans le Comecon ou l’OCDE, l’initiative politique et économique revient désormais à de nouvelles formes d’État. Cet État élargi 13 s’identifie à la totalité sociale des exploiteurs et, avant tout, à la classe des

João Bernardo explique la différence entre ce qu’il appelle « l’État Élargi » et « l’État Restreint » et en ces termes : « L’État Restreint désigne l’ensemble des institutions qui composent le gouvernement, le Parlement et les tribunaux, c’est-à-dire les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. […] Pour tout ce qui concerne l’organisation interne des entreprises, patrons et gestionnaires choisissent des systèmes d’administration et organisent la force de travail, ce qui constitue une forme de pouvoir législatif. De plus, ils établissent des hiérarchies, définissent l’amplitude des décisions qu’il est possible de prendre à chaque échelon et imposent des normes de travail, ce qui constitue une forme de pouvoir exécutif. Enfin, les propriétaires des entreprises ou leurs administrateurs évaluent les tâches accomplies par chaque travailleur, en accordant des primes de productivité ou en imposant des amendes ou d’autres types de sanction, y compris le licenciement, ce qui constitue une forme de pouvoir judiciaire. Et ils le font dans une sphère en grande partie étrangère aux conditionnements imposés par l’État Restreint. Le gouvernement, le Parlement et les tribunaux reconnaissent aux gestionnaires, qui est l’agent actif de tout ce processus. »

  • L’autocoordination du grand capital par sa concentration dans d’énormes blocs où le politique et l’économique se confondent représente la soumission des processus économiques fragmentaires à un plan d’ensemble. Ainsi, le niveau concentré de la politique sert de paradigme pour l’ordonnancement du niveau diversifié de l’économie. Dans la dynamique historique, la planification résulte de la convergence entre le processus d’intervention des appareils politiques sur l’économique, mené par le léninisme et le fascisme ; et le processus de développement de nouveaux appareils politiques à partir de l’économique, poursuivi par les grandes entreprises, notamment les plus grandes multinationales, dans le sillage du New Deal. La classe des gestionnaires a été l’agent social actif de cette convergence.
  • Le caractère unificateur et planifié que les gestionnaires impriment au capitalisme s’exprime au niveau des systèmes de propriété. En ce qui concerne les gestionnaires, et contrairement à la bourgeoisie, la propriété capitaliste n’est pas individualisée, mais unifiée par de vastes groupes de gestionnaires, qui la détiennent collectivement. C’est par leur relation intime avec le niveau concentré de la politique, qu’il provienne de l’appareil étatique traditionnel ou des formes de pouvoir développées à partir des grands blocs économiques, que les gestionnaires s’approprient collectivement ces blocs économiques, voire l’ensemble de l’économie d’un pays donné. La classe des gestionnaires se définit, en résumé, par l’unification des processus économiques, l’internationalisme, la fusion du politique et de l’économique, la planification, le caractère collectif de la propriété.

Extrait des notes de João Bernardo pour une conférence prononcée en 1984 : « Les gestionnaires : développement historique et unification d’une classe » (prochainement disponible sur le site npnf.eu.)