Centenaire de la République turque : d’une laïcité particulière à une emprise religieuse forte

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Statue d'Atatürk à Sarayburnu, Istanbul ©Joonasl

Ce centenaire est l’occasion de mesurer l’évolution de la Turquie ou plutôt sa régression vers la montée en puissance de l’emprise religieuse sur la société civile turque et les différences entre la laïcité à la turque et la laïcité à la française.

 

À cette occasion, nous pouvons comparer les propos du président Recep Tayyip Erdogan avec les références au Général de Gaulle exprimées par nombre de politiciens français pour mieux tourner le dos à ses positions politico-économiques.

Depuis son accession au pouvoir, Erdogan, le président de la République turque, rompt radicalement avec le fondateur de la Turquie républicaine, Mustafa Kemal Atatürk (« Père des Turcs ») qui, en son temps, avait osé qualifier l’Islam de « théologie absurde d’un bédouin immoral ». Cependant des points communs aux deux hommes tendent à démontrer qu’ils ne divergent pas sur tout. Ils partagent une vision nationaliste, ethnocentrique et autoritaire.

Vision ethnocentriste commune entre Atatürk et Erdogan

L’unité de la nation turque fut facilitée par l’éradication soit progressive, soit violente, sous forme de génocide de la partie arménienne de la population en 1915, avant l’arrivée au pouvoir d’Atatürk. Pour autant, celui-ci ne se départait pas d’un discours radical anti-arménien. La part de la population de confession non musulmane est passée de 25-30 % en 1914 à 2 % dans la Turquie de 1924. Cela convenait parfaitement à la vision monolithique de la société des kémalistes. Les actions de coercitions, de discriminations menées par Erdogan contre les Kurdes, contre l’opposition des alévis qui représentent près de vingt millions de personnes considérées comme hérétiques par la majorité sunnite est une poursuite de cette politique d’effacement des différences.

Des différences notables entre la vision kémaliste de la société et celle d’Erdogan

M. Erdogan se distingue par sa volonté de se poser en sauveur du monde musulman. Ainsi, il soutient le mouvement intégriste des « Frères musulmans ». Ce faisant, il est soupçonné de vouloir devenir un nouveau Sultan et de viser l’objectif de restaurer l’ancienne puissance impériale des Ottomans confirmant ainsi une différence majeure avec Atatürk. C’est sans doute ce qui explique, en partie, l’évolution de son positionnement dans le conflit israélo-palestinien. D’une attitude qui consiste à jouer un rôle de médiateur au Proche-Orient, il est passé dans le camp du Hamas, qualifiant ce dernier de mouvement de résistance non terroriste.

Rappelons que, pour nous, le fait de qualifier le Hamas de mouvement terroriste, ce qu’il est fondamentalement, ne justifie en aucune manière l’attitude du gouvernement d’Israël qui consiste à couvrir de bombes la bande de Gaza sous prétexte d’éradiquer le mouvement terroriste et d’obtenir la libération des otages. Après les civils israéliens, ce sont les Palestiniens les principales victimes et la riposte d’Israël pour se défendre de « légitime » se dégrade en « illégitime » du fait de la disproportion de la réaction armée.

Modernisation en profondeur de la société turque

À partir de 1923(1)Traité de Lausanne en 1923., Atatürk engage, de manière spectaculaire, de profondes réformes pour moderniser la Turquie : abolition du sultanat et du califat (pendant religieux du sultanat), adoption de l’alphabet latin et calendrier grégorien, mise en œuvre d’un code civil inspiré de celui de la Suisse, droit de vote pour les femmes (avant la France), mise sous tutelle de l’État de l’islam, interdiction de la polygamie, autorisation du mariage civil, ouverture de la possibilité de se marier de manière civile et non religieuse, substitution du divorce civil aux pratiques de répudiation, transformation en 1935 de l’ancienne Basilique Sainte-Sophie en musée (que Erdogan a restituée récemment au culte musulman en 2020).

Ce dernier acte du président turc actuel est l’aboutissement de multiples décisions visant à réislamiser la vie politique turque et à réintégrer les femmes en tant que sujets de la religion : ce sont là d’autres différences majeures avec le kémalisme.

À la différence de Mustafa Kemal Atatürk qui a œuvré à l’émancipation des femmes avec la fin de l’obligation de porter le voile, M. Erdogan soumet les femmes aux pratiques religieuses intégristes, machistes et patriarcales. La période kémaliste montre que l’on peut être césaropapiste (expression suggérée par Bernard Teper), c’est-à-dire pour une soumission de la religion à l’État, et interdire les signes religieux à l’école par décision du dictateur. À propos de la soumission de l’Église ou des religions à l’État nous considérons que c’est une politique contraire à la laïcité définie par Victor Hugo, le 15 janvier 1850 qui affirmait « Je veux l’État chez lui, l’Église chez elle ».

De la « laïcité à la turque » très différente de la conception française

La version laïque de la Turquie kémaliste vise à régir et soumettre l’islam, à organiser l’espace religieux qui a été islamisé en profondeur suite au génocide des Arméniens et à l’expulsion des communautés chrétiennes, notamment orthodoxes et grecques. Les mesures émancipatrices à l’égard des femmes sont certes d’importance, mais celles-ci demeurent soumises aux exigences et aux impératifs de la nation et confinées dans le rôle principal de mère. L’esprit kémaliste de la laïcité repose sur une conception très peu laïque pour nous, Français, à savoir qu’il est comme notre vision concordataire. En effet, les mosquées dépendent de l’État, les imams et muftis sont fonctionnaires. Il espérait ainsi soumettre l’islam à l’État en conformité avec un système de parti unique autoritaire tout comme le fût le bonapartisme impérial. La suite démontre que ce type de laïcité n’est pas un rempart à la volonté d’un clergé d’organiser la société selon ses dogmes ou doctrines religieux.

La voie française de la laïcité est la plus conforme à un esprit laïque authentique

La voie française définie par le législateur en 1905 fut tout autre. Dans les débats utiles à relire, il y avait également parmi les partisans de la laïcité une volonté concordataire pour dominer et contraindre les religions. La suite montre, notamment en Alsace-Moselle, que ce n’est plus l’État qui domine, mais les religions qui profitent d’une reconnaissance privilégiée pour asseoir leur puissance au sein de la société aux dépens de toutes les autres options spirituelles, religieuses ou athées.

La voie française se distingue nettement de la voie « kémaliste » en ce sens qu’elle assure la liberté de conscience, garantit la liberté de culte donc la liberté de pratiquer un culte ou de n’en pratiquer aucun, ne salarie aucun prêtre et ne subventionne aucun culte, assure l’égalité de traitement de toutes les conceptions métaphysiques athées ou religieuses.

C’est cette conception (qui n’est pas un simple sécularisme qui recyclerait les dogmes religieux sous une forme qui fait l’économie de l’hypothèse de l’origine divine) qui est celle qui permet de pérenniser les principes d’une démocratie républicaine en mettant nettement et franchement à distance les religions, en émancipant les délibérations collectives des citoyens et citoyennes de toute référence à des textes dits sacrés ou dits d’origine divine dont nous savons qu’ils sont une pure forgerie humaine, en plaçant au-dessus de tout, avant l’intérêt privé et égoïste, le bien commun et l’intérêt général humain. Cela n’interdit pas chacun et chacune, en tant que personne humaine, de s’appuyer sur ses particularités philosophiques, culturelles, religieuses pour déterminer son avis et son opinion.

La République française laïque est celle qui, potentiellement, garantit le mieux les libertés individuelles et collectives, bien mieux que le système communautariste, souvent religieux, anglo-saxon ou la fausse laïcité concordataire. Il faut entendre le mot « potentiel », car la laïcité est la base indispensable pour construire une démocratie républicaine, mais pas suffisante, comme on le voit avec le système excessivement présidentiel en vigueur en France.

Le kémalisme ne fut pas un régime de laïcité

Il faut se départir du cliché d’une Turquie kémaliste rêvée qui fût laïque au sens où nous l’entendons en France depuis la loi du 9 décembre 1905 dite de « Séparation des Églises et de l’État ». La République turque kémaliste était en avance par rapport à l’ensemble du monde arabo-musulman et, surtout, en regard de l’énorme régression initiée par Erdogan depuis, mais, pour autant, elle était loin d’être parfaite du fait de manquements démocratiques, avec un parti unique notamment.

Kemal Atatürk était un adepte historique de Napoléon Ier et comme lui, il a géré le pays comme un général d’armée et, comme lui, il a institué un concordat qui par nature est anti-laïque. En fait, il a construit un système qui a permis la soumission de la société instituée par le président Erdogan sans qu’il soit obligé de modifier le système mis en place par Mustafa Kemal Atatürk. La seule chose qu’a faite Erdogan a été de multiplier par 10 le budget de la Diyanet(2)La Présidence des affaires religieuses, ou Diyanet İşleri Başkanlığı, est une administration turque chargée de l’organisation et du financement de l’Islam., chargée de financer la construction de mosquées et de payer les imams. Il n’y a donc aucune séparation des Églises et de l’État et les imams sont toujours payés sur fonds publics comme dans le Concordat encore appliqué en Alsace-Moselle pour les prêtres catholiques, les pasteurs protestants et les rabbins. Mustafa Kemal Atatürk fut le nouveau César nationaliste qui dirigea la religion sunnite via la Diyanet qui a la responsabilité des dizaines de milliers de mosquées et des prêches qui sont lus à l’intérieur. C’est le sabre qui dirige le goupillon.

Ainsi, quand Erdogan prend le pouvoir, il ne change rien au niveau des structures. Ce dernier dirige toujours la religion sunnite à partir de la Diyanet. La laïcité exige un changement de structure. Pour Kemal Atatürk, l’islam reste religion de l’État et les autres religions ne sont pas financées par l’État et donc par la Diyanet. C’est comme actuellement en Guyane où seule la religion catholique est financée par l’argent public suite à un arrêt de Charles X en 1828). La laïcité est un principe d’organisation sociale. De fait, il est impropre d’employer le mot laïcité pour définir le régime kémaliste.

La laïcité authentique

Faut-il le préciser ? La laïcité pleine, entière et cohérente en tant que principe d’organisation de la société appliquée en France, bien que malmenée depuis 1905 par de multiples lois qui la fragilisent, notamment tout au long de la Cinquième République, n’est ni religieuse ni athée. Elle offre aux religions l’occasion de se détacher de la temporalité et des arcanes du pouvoir pour se consacrer aux « âmes ». En ce sens, la laïcité est émancipatrice et pour les individus et pour toutes les spiritualités athées ou religieuses, car elle distingue clairement ce qui relève de la sphère privée y compris l’espace public comme la rue et où la plus grande des libertés existe et la sphère publique de constitution des libertés publiques qui exige le respect d’une stricte neutralité religieuse pour les administrations et les services publics. La laïcité ne peut reconnaître aucune option spirituelle religieuse ou athée et ne peut donc leur accorder une place privilégiée dans la société. C’est pourquoi il est impensable pour une République laïque de salarier des prêtres et de subventionner un culte.

L’analyse de la situation turque passée et actuelle permet de sortir de la confusion entretenue par celles et ceux qui parlent de laïcité ouverte, apaisée ou fermée pour mieux la dégrader.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Traité de Lausanne en 1923.
2 La Présidence des affaires religieuses, ou Diyanet İşleri Başkanlığı, est une administration turque chargée de l’organisation et du financement de l’Islam.