Loi de 1905, loi de 2004 : un même combat laïque

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Pourquoi ce jour anniversaire de la loi du 9 décembre 1905 mène-t-il droit à la loi du 15 mars 2004 ? En quoi l’avenir de la laïcité française dépendrait-il de la capacité des laïques à préserver et promouvoir simultanément ces deux lois ? La laïcité est aujourd’hui minée par ses faux-amis : au nom d’une loi de 1905 tronquée, ils prétendent que la loi de 2004 serait contraire à celle de 1905. Au rebours de ces imposteurs influents, il est montré que l’avenir du principe de laïcité dépend de la capacité des laïques à faire un usage éclairé et volontariste de la loi du 15 mars 2004.

La loi de 2004 contre la loi de 1905 ?

La loi de 2004 interdit aux élèves le port de signes religieux ostensibles qui les font reconnaître immédiatement et continûment dans leur identité religieuse. Dans une tribune au Monde du 17 avril 2024, Jean-Fabien Spitz, professeur émérite de philosophie à la Sorbonne a lancé une charge violente contre cette loi présentée comme liberticide et contraire à la loi de 1905. Mais cette entreprise de démolition a pour base une falsification de la loi de 1905 qui repose sur la liberté de conscience plutôt que sur la libre affirmation des croyances religieuses, comme le prétend J.-F. Spitz(1)Sur cette tribune du Professeur Spitz, voir Jean-Pierre Sakoun https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/jean-pierre-sakoun-a-lecole-de-la-republique-on-ne-vient-pas-comme-on-est-pour-cela-il-y-a-mcdo..

Le Professeur Spitz n’invoque pas loi de 1905 telle qu’elle est, mais telle qu’il voudrait qu’elle fût. Cela paraît lui suffire. Il a d’autres chats à fouetter que de lire comment Ferdinand Buisson résumait en 1906 les fondements de cette loi : « À tout individu, liberté de la conscience (…) Sous ce régime, la liberté des cultes est considérée comme un cas particulier de la liberté individuelle et de la liberté d’association. Elle est donc garantie à tous (…) au nom des droits de l’homme »(2)Ferdinand Buisson, Le radical, 16 octobre 1906..

Adversaire constant de la loi de 2004, le politologue Philippe Portier, titulaire, à la suite de Jean Baubérot, de la chaire « Histoire et sociologie et des laïcités » à l’École Pratique des Hautes Études, prend appui sur les aberrations du Professeur Spitz présentées comme Vérité d’Évangile pour livrer un nouveau réquisitoire contre la loi de 2004 définie comme une « loi de contrôle », contraire à « la loi de liberté » que fut la loi de 1905 (3)Source : « De la laïcité de liberté à la laïcité de contrôle ? Une lecture de la loi du 15 mars 2004 » dans La laïcité scolaire. La loi de 2004 vingt ans après, dir. Anne-Claire Husser, Philippe Martin et Yves Verneuil, PUL, 2024, pp. 151-177..

Substrat historique de la loi de 1905

La loi de 1905 n’aurait pas vu le jour sans les lois scolaires des années 1880 qui ont opéré la séparation de l’Église et de l’École

On limite souvent l’origine de la loi de 1905 à des compromis de derniers moments au bénéfice des « libéraux » et au détriment des « anticléricaux »(4)Dans la réalité, les positions des principaux protagonistes furent complexes et évolutives. Elles ne sauraient sans simplisme trompeur être figées en une formule particulière.. Cette représentation à courte vue, propagée notamment par J.-F. Spitz et Ph. Portier, fait oublier que la loi de 1905 trouve sa source historique profonde dans la Révolution et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ainsi que dans les combats républicains du XIXe siècle(5)Notons que la loi de 1905 dispose que « la République », et non pas seulement l’institution étatique, « assure la liberté de conscience ».. La loi de 1905 n’aurait pas vu le jour sans les lois scolaires des années 1880 qui ont opéré la séparation de l’Église et de l’École. Aussi décisive soit-elle dans l’histoire de la laïcité française, la loi de 1905 n’en est pas l’alpha et l’oméga.

Le principe de séparation : constitutif du principe de laïcité

Comme l’indique son intitulé, la loi de 1905 institue une « séparation » entre les Églises et l’État. En cela, elle rompt avec le Concordat de 1801(6)La loi du 9 décembre 1905 « portant séparation des Églises et de l’État » rompt avec le Concordat qui est un traité entre la France et le Vatican réglant les relations entre la France et l’Église catholique.. Ceux que Ferdinand Buisson nommait les « faux-amis » de la laïcité omettent le caractère décisif du principe de séparation dans la constitution du principe de laïcité(7)« Séparation absolue de la religion et de la politique, de la foi et de la loi, du domaine spirituel et du domaine légal. Et par suite liberté pleine et entière, liberté égale pour toutes les croyances et pour la négation de toutes les croyances. », Ferdinand Buisson, Le radical, 16 octobre 1906..

Avec la loi de 1905, le politique est désormais autonome et l’État pleinement souverain face aux religions. Les associations religieuses sont tenues à l’écart des décisions politiques. Le terme « séparation » appartient d’ailleurs au vocabulaire des laïques depuis le milieu du XIXe siècle(8)« Comment s’est constituée la science moderne ? En la séparant de la science de l’Église. Le droit civil ? En le séparant du droit canon. (…) Tous les éléments de la sociabilité moderne se sont développés en s’émancipant des Églises », Edgar Quinet, L’enseignement du peuple, Hachette /Pluriel (1850), 2001, p. 143.. Quant aux lois scolaires des années 1880, elles ont anticipé et préparé la loi de 1905. Elles ont, en effet, séparé l’École et l’Église, en émancipant l’École de toute mainmise ecclésiastique.

Notons que le « principe de séparation » s’accompagne du « principe de neutralité », sous peine de contrevenir à son projet émancipateur. Les lois des années 1880 comme la loi de 1905 attendent que l’agent public ne fasse pas état dans l’exercice de ses fonctions de ses opinions en matière religieuse et politique. Cependant, la séparation prime la neutralité. On est neutre parce que laïque plutôt que l’inverse(9)« Qu’est-ce à dire, sinon qu’il faut définir le mot « neutre » par le mot « laïque » ? L’école n’est pas neutre tout court, elle l’est dans la mesure où elle peut l’être en restant laïque d’esprit, laïque de méthode, laïque de doctrine », Ferdinand Buisson, Séance de clôture du 25e congrès de la Ligue de l’enseignement du 1er novembre 1905..

Genèse de la loi de 2004

La loi de 2004 n’est pas, elle non plus, issue de rien. Dans un contexte mondial de percée du totalitarisme religieux depuis la révolution iranienne de 1979, la loi Jospin du 10 juillet 1989 a déstabilisé le droit en matière de laïcité scolaire en octroyant aux élèves une liberté d’expression de principe, égale à celle dont ils disposent hors de l’école(10)Avis du Conseil d’État qui répond de façon nuancée le 27 novembre 1989 : il rappelle le droit des élèves à manifester des convictions religieuses dans l’école, mais établit des limites à l’expression de signes religieux « ayant un caractère ostentatoire et revendicatif »..

Quelques semaines après la promulgation de cette loi, la rentrée scolaire 1989 fut marquée par l’offensive d’élèves d’un collège de Creil refusant de retirer leur voile dans l’établissement. Très vite, d’autres établissements furent le terrain de conflits semblables. Les établissements scolaires qui refusaient le voile étaient désavoués par les tribunaux administratifs, au regard de la loi Jospin. Au terme de 15 ans de désordres liés à la diversité des situations, qui était incompréhensible pour les élèves et les familles et insupportable pour les enseignants et les directions d’établissement, le rapport, fruit de travaux très sérieux, d’une commission présidée par Bernard Stasi(11)https://www.vie-publique.fr/rapport/26626-commission-de-reflexion-sur-application-du-principe-de-laicite. conclut au caractère indispensable d’une loi d’interdiction pour préserver l’espace scolaire et les élèves des pressions religieuses(12)Bernard Teper, Laïcité : plus de liberté pour tous ! Éric Jamet, 2014 ; Iannis Roder avec Alain Seksig et Milan Sen, Préserver la laïcité. Les 20 ans de la loi de 2004, L’Observatoire, 2024..

Raisons de la loi de 2004 : une tribune historique

Les raisons fondamentales de la loi de 2004 sont exposées dès la tribune de quatre professeurs donnée au Nouvel Observateur du 2 novembre 1989(13)https://www.laicite-republique.org/foulard-islamique-profs-ne-capitulons-pas-le-nouvel-observateur-2-nov-89.html. qui lança 15 ans de mobilisations laïques contre une situation destructrice de l’école publique. Intitulée « Profs, ne capitulons pas ! », la tribune soutenait que l’école

doit rester ce qu’elle est – un lieu d’émancipation -, les appartenances ne doivent pas faire la loi à l’école. (…) Le droit à la différence n’est une liberté que si elle est assortie du droit d’être différent de sa différence. (…) L’école s’efforce d’installer un espace où l’autorité se fonde sur la raison et sur l’expérience : cela est accessible à tous. À ce titre, et parce qu’elle s’adresse à tous, l’école n’admet aucun signe distinctif marquant délibérément et a priori l’appartenance de ceux qu’elle accueille. (…) Est-ce au moment où les religions sont de nouveau en appétit de combat qu’il faut abandonner la « laïcité de combat » au profit des bons sentiments ? La laïcité est et demeure par principe une bataille, comme le sont l’école publique, la République et la liberté elle-même

La loi de 2004 dans la continuité des « circulaires Jean Zay » 

Précisons qu’avant la loi Jospin, les laïques disposaient d’un point d’appui décisif : les trois circulaires produites en 1936 et 1937 par Jean Zay, le grand ministre de l’Éducation nationale du Front populaire(14)https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-culture/respublica-histoire/document-les-trois-circulaires-jean-zay-de-1936-37/7432751.. Dans ces circulaires, Jean Zay soulignait « la nécessité de préserver l’enseignement public (…) [de le mettre] à l’abri des propagandes politiques et confessionnelles ». Il indiquait que ceux qui voudraient troubler la « sérénité » indispensable à l’œuvre de l’école publique « n’ont pas leur place dans les écoles qui doivent rester l’asile inviolable où les querelles des hommes ne pénètrent pas ». Il précisait que « l’enseignement public est laïque », qu’« aucune forme de prosélytisme ne saurait être admise ».

Mais à partir de la loi Jospin, cette référence devenait purement incantatoire, car, en droit, la loi prime sur la circulaire. Une loi devenait donc nécessaire pour remettre sur ses pieds l’école publique que la loi Jospin avait fait marcher sur la tête. Cette loi est désormais celle du 15 mars 2004 qui s’inscrit dans la filiation des circulaires Zay qui n’étaient pas des circulaires « liberticides », ni des circulaires « de contrôle social », mais des circulaires de préservation de l’école publique.

Conclusion

Ainsi, l’actualité des lois de 1905 et de 2004 a valeur d’appel aux laïques à comprendre, expliquer et faire vivre ces deux lois. Nous pouvons avoir prise sur cette actualité et escompter faire évoluer les mentalités et les rapports de forces. Nous sommes également renvoyés à une autre actualité : le procès lié à l’assassinat de Samuel Paty sur lequel nous reviendrons.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Sur cette tribune du Professeur Spitz, voir Jean-Pierre Sakoun https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/jean-pierre-sakoun-a-lecole-de-la-republique-on-ne-vient-pas-comme-on-est-pour-cela-il-y-a-mcdo.
2 Ferdinand Buisson, Le radical, 16 octobre 1906.
3 Source : « De la laïcité de liberté à la laïcité de contrôle ? Une lecture de la loi du 15 mars 2004 » dans La laïcité scolaire. La loi de 2004 vingt ans après, dir. Anne-Claire Husser, Philippe Martin et Yves Verneuil, PUL, 2024, pp. 151-177.
4 Dans la réalité, les positions des principaux protagonistes furent complexes et évolutives. Elles ne sauraient sans simplisme trompeur être figées en une formule particulière.
5 Notons que la loi de 1905 dispose que « la République », et non pas seulement l’institution étatique, « assure la liberté de conscience ».
6 La loi du 9 décembre 1905 « portant séparation des Églises et de l’État » rompt avec le Concordat qui est un traité entre la France et le Vatican réglant les relations entre la France et l’Église catholique.
7 « Séparation absolue de la religion et de la politique, de la foi et de la loi, du domaine spirituel et du domaine légal. Et par suite liberté pleine et entière, liberté égale pour toutes les croyances et pour la négation de toutes les croyances. », Ferdinand Buisson, Le radical, 16 octobre 1906.
8 « Comment s’est constituée la science moderne ? En la séparant de la science de l’Église. Le droit civil ? En le séparant du droit canon. (…) Tous les éléments de la sociabilité moderne se sont développés en s’émancipant des Églises », Edgar Quinet, L’enseignement du peuple, Hachette /Pluriel (1850), 2001, p. 143.
9 « Qu’est-ce à dire, sinon qu’il faut définir le mot « neutre » par le mot « laïque » ? L’école n’est pas neutre tout court, elle l’est dans la mesure où elle peut l’être en restant laïque d’esprit, laïque de méthode, laïque de doctrine », Ferdinand Buisson, Séance de clôture du 25e congrès de la Ligue de l’enseignement du 1er novembre 1905.
10 Avis du Conseil d’État qui répond de façon nuancée le 27 novembre 1989 : il rappelle le droit des élèves à manifester des convictions religieuses dans l’école, mais établit des limites à l’expression de signes religieux « ayant un caractère ostentatoire et revendicatif ».
11 https://www.vie-publique.fr/rapport/26626-commission-de-reflexion-sur-application-du-principe-de-laicite.
12 Bernard Teper, Laïcité : plus de liberté pour tous ! Éric Jamet, 2014 ; Iannis Roder avec Alain Seksig et Milan Sen, Préserver la laïcité. Les 20 ans de la loi de 2004, L’Observatoire, 2024.
13 https://www.laicite-republique.org/foulard-islamique-profs-ne-capitulons-pas-le-nouvel-observateur-2-nov-89.html.
14 https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-culture/respublica-histoire/document-les-trois-circulaires-jean-zay-de-1936-37/7432751.