Philippe Portier est-il « expert » en laïcité ?

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À la veille de la commémoration des 120 ans de la loi de 1905, le site officiel https://www.vie-publique.fr/ placé sous la responsabilité de la Direction légale et administrative (DILA) rattachée au Service du Premier ministre a publié un article estampillé « parole d’expert » intitulé « L’action sociale : de la laïcité de séparation à laïcité de coopération ». Pierre Hayat répond à cet article de Philippe Portier.

« Laïcité » de coopération vs laïcité de séparation

Philippe Portier occupe la chaire d’Histoire et sociologie des laïcités à la section des Sciences religieuses de l’École pratique des hautes études (EPHE), prenant la suite administrative, idéologique et politique de son prédécesseur immédiat, Jean Baubérot. Rappelons que Jean Baubérot est un militant depuis des décennies d’un retour à un état juridique de type concordataire qu’il a habillé du nom de laïcité. Si, à ses débuts, l’habillage sémantique demeurait discret(1)Jean Baubérot, Vers un nouveau pacte laïque ? 1990. aujourd’hui, la charge est radicale et sans fard. Il n’est désormais plus possible d’ignorer le projet social et politique de messieurs Baubérot et Portier, car il s’agit purement et simplement, d’après Philippe Portier, de passer d’une « laïcité de séparation à une laïcité de coopération ». Certes, le travail d’écriture réalisé pour cet article par M. Portier est réel : le style est soigné, l’ensemble est solidement structuré, les références sont sélectives, mais nombreuses. Cette tribune ne ressemble pas à un billet de blog écrit au kilomètre, parfois dans l’ivresse de l’énervement et de la rancœur. Cependant, l’expression « laïcité de séparation » est, au mieux, redondante, car la laïcité est la séparation même et l’expression « laïcité de coopération » est au mieux un oxymore, car le modèle laïque français a rompu avec le modèle coopératif de type concordataire.

Modèle communautariste anglo-saxon vs modèle universaliste français

Ainsi, Ph. Portier parachève de façon décomplexée le brouillage opéré par son prédécesseur autour du terme « laïcité ». Jean Baubérot préférait depuis des décennies le modèle anglo-saxon de laïcité fondé sur la coexistence de communautés ethnico-religieuses au modèle français universaliste fondé sur l’intégration républicaine. Mais J. Baubérot a choisi de masquer sa véritable conception en la qualifiant de simplement « laïque » tout en puisant habilement dans l’histoire française matière à dissimuler son véritable objectif : un Concordat new-look.

Comprenons-nous bien. Il ne s’agit pas pour nous de contester le droit de J. Baubérot et aujourd’hui de Ph. Portier de soutenir une opinion néo-concordataire. Mais leur interprétation du rôle des religions en France méconnaît le principe constitutionnel français de laïcité ainsi que les fondements de la loi de 1905. Elle ne saurait en aucune façon faire de M. Portier un expert en matière de laïcité. Il est vrai qu’il a déjà été membre du comité d’experts du très officiel Observatoire de la laïcité. Mais cet « Observatoire » était occupé à légitimer toute entreprise qui détournait de la laïcité française. Il fut d’ailleurs incapable de remarquer les nombreux messages d’alerte publics précis, circonstanciés et gravissimes, que lança Samuel Paty décrivant avec une parfaite exactitude l’étau qui se refermait sur lui, avant d’être décapité par un islamiste à la sortie de son collège. En fait d’expertise, M. Portier l’est aujourd’hui par son militantisme pro-religieux, par exemple, comme membre du Comité scientifique de l’association « Enquête », qui entend valoriser les faits religieux en intervenant dans des écoles primaires publiques sous couvert… d’éducation à la laïcité.

Portier-Baubérot : un même combat pour une pseudo-laïcité concordataire

Il convient de préciser que l’ancrage intellectuel initial de M. Portier n’est pas, contrairement à J. Baubérot, le modèle anglo-saxon de laïcité. Ph. Portier est initialement un politologue et historien de la religion catholique dont le regard sur la Révolution française est singulièrement borné si l’on se place du point de vue de la laïcité républicaine. Ainsi considère-t-il que « le plus important » de l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 selon lequel « Nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public prévu par la loi. » est « l’expression de la pluralité religieuse »(2)Philippe Portier, L’État et les religions en France. Une sociologie historique de la laïcité, Presses Universitaires de Rennes, 2016, p.33..

Certes, cela n’est pas inexact, mais cela révèle surtout un éloignement radical de ce que cet article 10 représente pour le modèle français de laïcité : en 1789, on fonde la laïcité, en osant proclamer un ordre social, politique et juridique émancipé de toute autorité religieuse, quelle qu’elle soit. Au nom de l’article 10, on rompt avec l’ancien ordre théologico-politique, on instaure ce qui se nommera plus tard la laïcité de la République française. Monsieur Portier n’a donc aucune proximité intellectuelle et politique avec la laïcité française. En noyant l’idéal laïque français dans la « pluralité religieuse », il n’a, en revanche, pas rencontré de difficulté à rejoindre la laïcité tronquée de M. Baubérot, l’un et l’autre se retrouvant unis pour pousser à un Concordat new-look.

Ph. Portier pour le retour du religieux dans la politique

Dans son article militant, Ph. Portier justifie son opinion d’un nécessaire glissement d’une « laïcité de séparation » à une « laïcité de coopération » par le fait que « l’État rationnel s’est trouvé […] confronté à l’évidence de sa propre impotence ». C’est joliment dit, mais il n’est pas venu à l’idée de M. Portier d’enquêter sur les ressources existantes de la puissance publique trop souvent passées inaperçues, qui font vivre la laïcité. M. Portier aurait pu penser par exemple aux milliers de maires qui défendent courageusement au quotidien la laïcité universaliste et républicaine. Et, loin de rechercher ce qui pourrait donner au politique davantage de vigueur pour assurer sa mission d’unir autour de la laïcité, Ph. Portier soutient que le politique doit recourir au religieux comme à « un adjuvant nécessaire dans l’entreprise de l’administration de la société » ! Tout est dit de la façon désormais transparente dont M. Portier milite pour un Concordat new-look entre le politique et le religieux, dont on imagine aisément que le premier sortirait défait et le second triomphant par l’emprise qu’il exercerait sur l’ensemble de la société.

Certes, Ph. Portier justifie ce glissement de la séparation à une prétendue coopération gagnant-gagnant par le recours à « l’action sociale » en précisant que « les acteurs religieux ont (d’ores et déjà) investi plusieurs champs d’activité sociale ». Il convient de ne pas se laisser abuser par l’expression « activité sociale ». On est à bien des égards aux antipodes de la justice sociale. En effet, Philippe Portier fait figurer en tête de liste d’exemples d’investissement de la société par la religion « le monde de l’enseignement : les écoles confessionnelles, catholiques le plus souvent, scolarisent, écrit-il, près de 20 % de la totalité du primaire et du secondaire ». Le chiffre est exact, mais il n’est pas venu à l’idée de M. Portier de préciser que, ces dernières décennies, le séparatisme social et scolaire a pris dans les écoles privées sous contrat des proportions alarmantes, que le financement du privé par le public est opaque, que des détournements de fonds massifs sont désormais avérés ainsi que divers manquements effarants à la légalité de la part d’établissements catholiques prestigieux.

Préserver la laïcité constitutionnelle et juridique, protectrice d’une liberté maximale pour tous

Il n’y a nul délire obsidional, nulle surenchère laïciste à reconnaître que les religions sont aujourd’hui à l’offensive et que l’islamisme mondial, qu’il soit djihadiste, salafiste ou frériste, n’est pas seul à la manœuvre, même s’il constitue le fondamentalisme le plus puissant. Cette offensive est menée en France sur le plan politique, social et idéologique, pour contrer la laïcité constitutionnelle et juridique, protectrice d’une liberté maximale pour tous et d’un égal traitement des croyants, des athées et des agnostiques. Les religions s’estiment aujourd’hui assez fortes pour se déclarer en guerre ouverte contre la « laïcité séparatiste », c’est-à-dire contre la laïcité elle-même. Il revient donc aux militants laïques de faire prévaloir un idéal de liberté absolue de conscience qui attend du politique qu’il demeure positivement indifférent aux conceptions que chaque individu peut se faire de son rapport à la vie, à la mort et à l’existence. Toujours populaire en France et mondialement prisé par les amoureux de la liberté et du droit, le modèle français de laïcité n’a pas dit son dernier mot.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Jean Baubérot, Vers un nouveau pacte laïque ? 1990.
2 Philippe Portier, L’État et les religions en France. Une sociologie historique de la laïcité, Presses Universitaires de Rennes, 2016, p.33.