Valeurs de la République : une réponse nécessaire

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Dans Le Monde du 16 juin, Jean-Fabien Spitz a publié un texte titré « Prétendre qu’il n’existe qu’une seule interprétation des valeurs de la République est la négation même de notre histoire démocratique ».

Pour résumer, ce texte prend la défense de la direction Insoumise, attaquée notamment par les macronistes sur le thème des « valeurs » républicaines – en premier lieu la laïcité.

Il n’est en effet pas difficile de détecter l’attachement très relatif de la direction Insoumise à cette laïcité. Dernier exemple en date, le soutien discret, mais réel de cette direction au maire NUPES-Vert de Grenoble lors de l’affaire dite du burkini[1]. Et on sait que derrière cette polémique s’en trouve une autre, relative à « l’universalisme républicain », à l’égalitarisme qui animait les fondateurs du régime républicain – quoiqu’on en pense par ailleurs.

Le corps du délit

Spitz voit dans la campagne macroniste une « falsification ». Tout électeur de gauche aimerait le suivre sur ce terrain. Malheureusement, comme on va le voir, Macron et ses partisans visent juste.
Spitz affirme :

Il y a toujours eu, en France, deux acceptions rivales de ce qu’est un régime politique qui serait la chose de tous et qui garantirait à l’ensemble de ses citoyens, croyants ou non, la liberté et l’égalité.
L’une est libérale et elle pense que les valeurs de la République sont réalisées lorsque les lois sont impartiales, que les discriminations légales ont disparu et que les droits sont les mêmes pour tous.
L’autre est sociale et elle est convaincue que ces mêmes valeurs exigent que la puissance publique s’engage pour établir les conditions matérielles d’une liberté réelle et garantir à tous les citoyens l’accès aux biens fondamentaux que sont l’éducation, la santé, le logement, la retraite, un accès que l’évolution spontanée des échanges, qui tend à polariser la richesse, ne suffit pas à garantir et sans lequel il n’y a ni liberté réelle ni égalité authentique.

En clair, Spitz rejoint S. Bouamama, un sociologue à l’influence incontestable dans les milieux indigénistes et FI et qui dit les choses plus nettement : « Les ’’valeurs de la république’’, la ’’laïcité’’, ’’l’instruction civique et morale’’, etc., sont autant de tentatives visant à retrouver un consentement minimum des dominés ».

Une incontestable confusion

Malheureusement aucun marxiste ne pourra suivre M. Spitz. L’opposition qu’il décrit n’a PAS « toujours existé ». À l’inverse, les socialistes marxistes ont toujours défendu le libéralisme politique, la Démocratie – tout en insistant sur ses limites.

La Déclaration des Droits de l’Homme, proclamant l’abolition des trois états (noblesse, clergé, Tiers) et la stricte égalité des citoyens fut toujours défendue bec et ongles par Marx. Ce qui ne l’empêchait pas d’en saisir les limites – la société bourgeoise elle-même :

…aucun des prétendus droits de l’homme ne s’étend au-delà de l’homme égoïste, au-delà de l’homme comme membre de la société civile, savoir un individu replié sur lui-même, sur son intérêt privé et son caprice privé, l’individu séparé de la communauté[2].

Mais répétons-le, tout ceci n’empêchait pas Marx-Engels de vouer une véritable adoration à l’« exemple grandiose » (Engels) de la Révolution française :

(…) La période classique de l’intelligence politique c’est la Révolution française »[3].
« Comme en France en 1793, la réalisation de la centralisation la plus rigoureuse est aujourd’hui, en Allemagne, la tâche du parti vraiment révolutionnaire[4]

On trouvera d’innombrables autres citations de Marx ou Engels sur ce thème. Et la meilleure synthèse des positions marxistes se trouve sans doute dans ce fragment de l’Anti-Duhring d’Engels :

Les prolétaires prennent la bourgeoisie au mot : l’égalité ne doit pas être établie seulement en apparence, seulement dans le domaine de l’État, elle doit l’être aussi réellement dans le domaine économique et social. Et surtout depuis que la bourgeoisie française, à partir de la grande Révolution, a mis au premier plan l’égalité civile, le prolétariat français lui a répondu coup pour coup en revendiquant l’égalité économique et sociale; l’Égalité est devenue le cri de guerre spécialement du prolétariat français.

Les socialistes ont toujours défendu leurs perspectives propres sans se départir de leur attachement viscéral aux acquis de 1789-93, qu’il s’agissait de prolonger.

Un mot aussi sur la IIIe République, que certains trouvent très « tendance » de brocarder. Citons donc une fois de plus Engels

Est-ce que les républicains bourgeois français, qui en 1871-78 ont définitivement vaincu la monarchie et le pouvoir du clergé, qui ont donné à la France une liberté de la presse, d’association et de réunion jamais vue en France dans une période non révolutionnaire, qui ont introduit l’enseignement primaire obligatoire et amélioré l’instruction à un point tel que nous, en Allemagne, pourrions en tirer exemple – ont-ils agi comme une masse réactionnaire ?[5]

Encore la laïcité

M. Spitz continue en nous assénant la fable convenue sur la laïcité

Quant à la laïcité, les fronts sont aujourd’hui renversés, car ce sont les adeptes de la République libérale qui mettent en avant une conception répressive de cette valeur et la transforment en une série de dogmes auxquels il faudrait adhérer sans réfléchir, alors que les partisans de la République sociale ont été capables d’en préserver le principe : la laïcité, c’est la liberté de croire et de pratiquer sa religion sans que l’État s’en mêle.

N’étant pas un « adepte de la République libérale », il ne me revient pas de défendre les positions macronistes. Mais là encore, la définition que donne Mr Spitz de la laïcité ne manque de surprendre.

Le « principe » de la laïcité, ce n’est en aucun cas la liberté de culte, contrairement à ce que chantent la FI et ses alliés (type Ligue des Droits de l’Homme) et que reprend Spitz. La loi de 1905 n’a pas été conçue dans cet objectif. Elle fut élaborée pour répondre aux revendications radicales et socialistes de séparation de l’Église et de l’État. Ainsi, le programme guesdiste co-élaboré par Marx en 1880 revendique-t-il : « Suppression du budget des cultes, et retour à la Nation des “biens dits de mainmorte, meubles et immeubles, appartenant aux corporations religieuses” (…) »[6]. (Les radicaux étaient globalement sur la même longueur d’onde).

En clair, la laïcité c’est l’expulsion de toute influence religieuse du fonctionnement de l’État, ce qui permet entre autres la liberté de conscience.

Quant au fait qu’il s’agirait d’une « loi de liberté », permettant de « pratiquer sa religion sans que l’État s’en mêle » – conseillons à ceux qui nous chantent cette chanson de relire la loi.

Tout ministre d’un culte qui, dans les lieux où s’exerce ce culte, aura publiquement par des discours prononcés, des lectures faites, des écrits distribués ou des affiches apposées, outragé ou diffamé un citoyen chargé d’un service public, sera puni d’une amende de 3 750 euros. Et d’un emprisonnement d’un an, ou de l’une de ces deux peines seulement.

Ou

Si un discours prononcé ou un écrit affiché ou distribué publiquement dans les lieux où s’exerce le culte contient une provocation directe à résister à l’exécution des lois ou aux actes légaux de l’autorité publique ou s’il tend à soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres, le ministre du culte qui s’en rend coupable est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende, sans préjudice des peines de la complicité dans le cas où la provocation est suivie d’une sédition, révolte ou guerre civile.

Comme « loi de liberté », il y a mieux !

Ajoutons que cette défense de la laïcité ne fait en aucun cas de nous des alliés objectifs de Macron. Ne serait-ce que parce que la laïcité qu’il défend est bien sélective ? Ainsi aucun macroniste, vallsiste, etc. ne parle d’abroger le statut concordataire qui sévit en Alsace-Moselle, alors même que tout indique que la population y est prête et que la valeur symbolique de la question est indéniable. De même, pour Macron & compagnie, pas question de toucher aux diverses lois anti-laïques qui se sont empilées depuis l’avènement de la Ve République. On sait qu’à l’ombre de ces lois, tout un système scolaire profondément inégalitaire et de bourrage de crâne s’est construit (le fameux « caractère propre » des établissements privés).

Leur République et la nôtre

Le bref texte de M. Spitz participe de l’offensive visant au désarmement de la gauche et du mouvement ouvrier sur ces questions, à accompagner l’opportunisme avéré de la FI envers l’obscurantisme, le communautarisme. Présentée comme traditionnelle à gauche, cette vision politique est en fait en rupture avec les traditions du mouvement ouvrier, sous l’impulsion d’un certain gauchisme communautarisé.

Historiquement, de la fin du XIXe siècle au début du XXe, le régime républicain fut stabilisé par une coalition de républicains se réclamant du jacobinisme et du mouvement ouvrier naissant. Le vieil Engels – encore lui ! – louait d’ailleurs la radicalité des changements qu’avait instaurée le bloc républicain. Contrairement aux Insoumis, la tradition du mouvement ouvrier est de reprendre à son compte la défense des valeurs républicaines, sans en masquer les limites.

Ce qui nous distingue des défenseurs de la Ve République est que cet attachement est relatif. Depuis le XXe siècle, l’heure est au dépassement de la République bourgeoise, au passage de l’égalité formelle à l’égalité réelle : notre perspective est celle d’une République sociale, d’un régime débarrassé des scories de l’économie de profit – sociales comme environnementales. Mais il va de soi que cette République sociale intégrera les acquis de la bourgeoisie progressiste – en premier lieu la laïcité (encore elle).


[1]     L’essentiel dans cette affaire est que la réglementation de l’accès à un service public sportif ne prendrait plus en compte des critères exclusivement sanitaires, mais aussi les exigences de lobbies religieux, quels qu’ils soient. C’est dont une remise en cause nette et claire de la laïcité.

[2]     La question juive, 1843.

[3]     Gloses critiques marginales à l’article : « Le roi de Prusse et la réforme sociale par un Prussien », 1844.

[4]     Adresse du Comité Central à la Ligue des communistes, 1850.

[5]     Lettre à K. Kautsky, 14.X.1891.

[6]     Programme du Parti Ouvrier Français, 1880.