CHILI : LE NOUVEAU PRESIDENT GABRIEL BORIC DECONCERTE SES PARTISANS MAIS REJOUIT SES ADVERSAIRES LE CAS BORIC : UNE INTERROGATION POUR TOUS

Luis, militant de longue date en Amérique latine, nous avait déjà donné ses impressions(1)LES CHILIENS CHOISISSENT LES ENFANTS D’ALLENDE CONTRE CEUX DE PINOCHET · ReSPUBLICA. tout de suite après la victoire éclatante de Gabriel Boric aux élections présidentielles du Chili. Le jeune homme de 35 ans venait de battre à la loyale le candidat ultraconservateur, héritier de Pinochet, et levait un immense espoir de renouveau. D’autant que cette victoire suivait un autre succès de la gauche, qui l’avait emporté lors de l’élection de l’assemblée constituante, une assemblée qui se chargerait d’effacer la constitution héritée de Pinochet. Pourtant depuis, les forces d’opposition ont repris de la vigueur : le projet de constitution a été rejeté par les électeurs et paradoxe suprême, c’est maintenant l’extrême droite qui va mener cette remise en cause de la constitution. Que s’est-il passé entre la victoire si prometteuse de Boric et le retour, si rapide, de l’extrême droite sur le devant de la scène politique ?

LUCHO : En Europe, mais aussi en Amérique du sud, il est difficile de comprendre comment les « enfants d’Allende » vainqueurs de la constituante de mai 2021 puis de la présidentielle de décembre 2021 ont été battus si rapidement par l’extrême droite. On ne comprend pas comment les Chiliens, qui avaient porté Boric au pouvoir pour un changement du Chili en profondeur, ont si vite fait volte-face.

RÉPONSE DE LUIS : « C’est vrai que l’arrivée de Boric à la présidence du Chili portait un grand d’espoir. Nombreux sont les Chiliens qui l’ont célébrée avec joie. Ils voyaient dans l’entrée des « enfants d’Allende » au palais de la Moneda une possibilité d’ouverture et de changement de la société.

Il ne faut pas oublier que Boric avait avant battu lors de l’élection primaire le favori de la gauche, Daniel Jadue, maire d’une commune (de 150 000 habitants) du grand Santiago candidat du parti communiste, pourtant en tête de tous les sondages d’opinion. Pour certains militants, le parti communiste n’aurait jamais dû accepter cette primaire, ouverte à tous, qui a été fatale à leur candidat.

Boric vient de ces mouvements de la jeunesse, où il a milité très vite dans le secondaire puis à l’université, qui revendiquaient des changements dans les domaines de l’éducation et de la santé, militaient pour les droits de l’homme ou la défense du peuple indigène Mapuche, souhaitaient plus de la démocratie et bien sûr se battaient pour la préservation de l’environnement. Des revendications qui menaient toutes à la nécessité d’une refonte de la constitution Pinochet. Les jeunes militants qui ont accompagné Boric dans ces années-là se retrouvent aujourd’hui à la tête de ministères.

Boric a accédé à la présidence porté par l’explosion sociale d’octobre 2019, dans laquelle ces jeunes ont eu un rôle déterminant. Elle partait d’une seule revendication, le refus de la hausse du ticket de métro, puis s’est transformée en une plus vaste révolte qui a constitué un véritable moteur vers la victoire de Boric.

Mais le moteur a commencé à donner des signes de fatigue. Une majorité d’élus à l’assemblée constituante venait de la société civile, car il y avait eu ce ras-le-bol des partis traditionnels et une volonté de changement profond dans la manière de conduire les affaires du pays. Or on a commencé à entendre parler de petits scandales venant de cette société civile, élue pour faire mieux ou autrement que les partis traditionnels mais dont certains membres ont apporté le discrédit sur les autres. Petits scandales bien évidemment relayés par les médias aux mains des conservateurs très hostiles à toute modification de la constitution Pinochet. Sans compter que le projet de texte proposée par la constituante avait l’allure à l’arrivée d’un gros cahier revendicatif. Aussi volumineux qu’une bible, c’était une sorte de fourretout, pas une constitution, et il a été rejeté par les électeurs.

On s’est alors aperçu que, pendant que le gouvernement et la constituante répondaient aux accusations qui leur étaient faites dès qu’un scandale éclatait, la droite et l’extrême droite, pourtant lourdement défaites quelques mois plus tôt, réfléchissaient à une façon de rebondir. Et elles n’ont pas tardé à réagir, s’efforçant de répondre aux aspirations des Chiliens les plus modestes, pour élargir leur base électorale. Relayées par les médias qu’elles dirigent, comme je vous l’ai dit, elles ont mis en avant les deux problèmes majeurs que rencontrait leur cible électorale : la ghettoïsation des quartiers cernés par le trafic de drogue et l’immigration.

Et c’est vrai que tous les jours, ces classes moyennes ou basses subissent la loi d’une délinquance qui leur pourrit la vie. L’extrême droite en a fait un cheval de bataille : elle a dénoncé les dangers d’une constitution permissive et les conséquences qu’elle pourrait avoir dans le domaine de la justice ou pour ce qui est de l’accueil des étrangers. Nombreux sont les immigrés qui sont venus du Venezuela vers le Chili (entre 700 000 et un million ces dernières années) et bien sûr le moindre problème qu’ils peuvent poser est immédiatement monté en épingle. Boric s’est ainsi fait grignoter une partie de sa base électorale qui s’est mise à craindre le changement et à prioriser sécurité et lutte contre l’immigration sur la santé et l’éducation. Au même moment, les paroles de Boric contre le Venezuela n’ont servi qu’à apporter de l’eau au moulin de l’extrême droite.

Il ne faut pas oublier que cette extrême droite, avec les conservateurs, dirige le pays depuis des décennies. Ensemble, ils tiennent les médias. Leurs structures, leur organisation politique sont toujours là, et toujours en ordre de marche. Voilà comment une large victoire à la présidentielle (56 %) se transforme rapidement en défaite.

LUCHO : Ainsi, la constituante n’a pas été une réussite et les conservateurs de droite et d’extrême droite ont su reprendre rapidement le terrain perdu. Mais Boric n’a-t-il pas mis la barre trop au centre du jeu politique, oubliant ses alliés, le parti communiste et les organisations de gauche qui lui avaient permis d’arriver au pouvoir ? Il n’hésite pas à critiquer ouvertement le Venezuela, Cuba ou le Nicaragua, sur le même ton que la droite latino-américaine, suivant l’exemple de son homologue uruguayen Pou. N’y a-t-il pas de quoi déstabiliser la gauche militante de son pays ou de la région ? Boric ne devrait-il pas changer de stratégie ?

RÉPONSE DE LUIS : Boric représente ce que l’on appelle ici la « nouvelle gauche » ou « jeune gauche » qui a des similitudes, mais aussi des divergences avec le parti communiste ou le parti socialiste. La « bande à Boric » critique ouvertement les gouvernements de la région qu’ils jugent « autoritaires » ; elle se déclare contre le parti unique, contre la conduite de l’économie par l’Etat, contre l’imposition d’une idéologie… en bref, ses propos ressemblent à ceux des partis conservateurs. Cela n’empêche pas le parti communiste chilien de rester au gouvernement et de demeurer un allié, mais ces propos déstabilisent la base militante, les électeurs communistes ou les organisations sociales qui ont des liens étroits avec le Venezuela, Cuba ou le Nicaragua.

La gauche chilienne continue de viser le capitalisme et les Etats-Unis, ses adversaires politiques majeurs. L’équipe de Boric dit les viser aussi, mais on se demande si c’est bien sincère, tant les critiques qu’elle adresse au Venezuela, au Nicaragua ou à Cuba semblent hors contexte…

Mes amis proches, tous militants de longue date, regrettent ce positionnement, qui d’après eux profite uniquement aux adversaires de Boric. La droite et l’extrême droite n’ont même pas besoin d’aller chercher des arguments que Boric leur offre sur un plateau. Il est vrai que l’équipe du président est très jeune, elle n’a pas assez d’expérience individuelle et collective. Elle ne bénéficie pas des appuis sur lesquels Allende, à l’époque, pouvait compter en termes de militance, politique ou syndicale. Plus largement, les partis politiques ne sont plus les mêmes : ils n’ont plus les adhérents des décennies passées, ce sont des partis d’élus, devenus des notables. La confrontation des idées entre militants n’a plus cours, les adhérents ne peuvent plus s’exprimer et tout désormais vient d’en haut.

Ce manque de maturité et ce défaut d’organisation des partis de gouvernement les coupent obligatoirement des citoyens, c’est-à-dire des aspirations profondes de la société. Les relais militants entre le pouvoir et les électeurs n’existent plus. Alors oui, la question d’un changement de stratégie se pose pour le pouvoir. Pour moi, il faut changer de cap. Changer de stratégie et sortir de cet état de « momification » de la gauche chilienne.

De la gauche chilienne, ou de la gauche en Amérique latine, ou même de toutes les gauches dans le monde. Cela fait des années qu’elles ont laissé de côté l’une de leurs principales armes idéologiques : la dialectique. Or la dialectique, c’est la loi des changements politiques et des mouvements sociaux, c’est ce qui donne à la politique un caractère absolument dynamique. Quand on se « momifie », on n’est plus capable de sortir des arguments, et on meurt. Se « momifier », c’est ce qui peut arriver de pire à un homme ou à une femme de gauche.

Dans notre jeunesse, nous avons été privilégiés (NDLR : rappelons que Luis a été alors emprisonné, torturé dans les geôles de Pinochet puis mis dans un avion et éloigné de son pays sans passeport ni billet de retour). Nous avons pu rêver un monde meilleur, au plan social, politique, culturel ou technologique, et nous avons pu lutter, parfois les armes à la main, pour conquérir ce rêve. Nous avons vécu sur plusieurs décennies des changements profonds de la société, contre le racisme, contre les inégalités sociales, politiques ou culturelles, pour la revendication des peuples indigènes, pour une éducation publique gratuite… Nous avons assisté à des bouleversements dans la musique, acquis des droits pour la diversité sexuelle, découvert la protection de l’environnement et lutté contre le capitalisme. Nous avions des références mondiales communes à cette époque : l’élimination de l’apartheid en Afrique du Sud, la révolte des étudiants français en 1968, le refus de la guerre au Vietnam, la révolution cubaine, l’arrivée d’Allende au Chili… La musique, mais aussi l’écriture, la sculpture, le théâtre ou le cinéma… quelle explosion dans nos vies !

The delegation of Vietnam parade on May 1, 1968 during the Labour Day demonstration organized by CGT and the Communist Party in Paris. After a break of 14 years, the parade of May 1, 1968 took place in the calm. / AFP PHOTO / JACQUES MARIE

Et aujourd’hui, cette momification dont il faut se réveiller. Sortir de cette torpeur, tracer une stratégie et ne plus jamais cesser de lutter, ne plus jamais cesser de rêver. Or il faut reconnaître qu’avec Boric, pour l’instant, on ne rêve pas !

LUCHO : Quelle perspective pour le Chili, pour les idées de gauche dans la région et plus largement dans le monde alors que tous les jours l’extrême droite gagne du terrain, des espaces… et des postes de pouvoir ?

RÉPONSE DE LUIS : Au Chili, l’équipe de Boric doit revenir à des fondamentaux de gauche, c’est-à-dire reconstruire le tissu entre les partis et les citoyens, recréer la dynamique qui l’a portée au pouvoir. Cela ne suffit pas de montrer qu’il est un homme intègre, un bon gestionnaire, et qu’il se bat pour les droits de l’homme dans la région. Je l’évoquais tout à l’heure : les droits de l’homme, c’est aussi faire quelque chose pour des gens qui ne peuvent pas sortir de chez eux parce que leur quartier est tenu par des vendeurs de drogue qui les harcèlent, leur imposent l’omerta et les menacent sans relâche.

Non, contrairement à ce que l’on entend souvent, l’extrême droite n’est pas proche des gens. Mais elle exploite les carences de l’État pour récolter des voix. Il va falloir beaucoup de travail et de courage politique à Boric s’il veut préserver ses chances pour les prochaines échéances électorales. Et ce n’est pas en critiquant le Venezuela, le Nicaragua ou Cuba, ni en oubliant d’évoquer pourquoi ces pays en sont là, qu’il gagnera des voix.

Plus largement,Je pense que la situation est simple à résumer : si nous restons ainsi, impassibles, au Chili comme ailleurs dans le monde, si nous regardons conservateurs et extrême droite reconquérir leurs bastions perdus et restreindre nos libertés, nous allons vers une sorte de talibanisation des sociétés où toutes les différences seront combattues, pourchassées, sanctionnées. Il serait temps que l’on réfléchisse et que l’on échange, au-delà des frontières, sur notre façon de voir la planète et de penser la gauche. C’est d’ailleurs ce que fait l’extrême droite en exportant son modèle anti -système. Hier, c’était Trump et Bolsonaro, aujourd’hui c’est Bukele au Salvador, que l’Amérique centrale plébiscite et que l’on cite en exemple…

COMMENTAIRES DE LUCHO : Luis parle de ce que la gauche devrait être, dans son pays ou ailleurs dans le monde, une gauche qui ne craindrait pas d’être à contre-courant sur les défis majeurs de nos sociétés et n’hésiterait pas à dénoncer les guerres, les inégalités, les discriminations sexuelles ou ethniques, la culture malmenée, les systèmes de santé décadents, l’éducation à deux vitesses, la privatisation à tout va…

Mais avec des médias aux mains du capitalisme, le message de la gauche (quand elle en a un) devient inaudible. Elle perd son temps à démontrer qu’elle est capable de gouverner, et en oublie qui l’a élue et pourquoi !

Oui, la gauche doit sortir de cette « momification » et cesser d’avoir peur de ses rêves. Eux seuls lui ont permis de conquérir les acquis que partout dans le monde des forces contraires remettent aujourd’hui en cause. La droite et l’extrême droite viennent, contre toute attente, de détruire un projet de constitution plus égalitaire au Chili. Que feront-elles demain, ici ou là, en Amérique latine ou ailleurs ?