Bolivie : la droite bat l’extrême-droite
C’est la fin d’un cycle. Depuis 20 ans, les candidats du MAS (Evo Morales puis Luis Arce) se présentaient et gagnaient. Mais, le 19 octobre dernier, ils n’étaient plus là pour porter les couleurs de la gauche. Evo Morales, poursuivi par la justice de son pays s’est retranché dans ses terres, sous protection de ses militants, tandis que Luis Arce attend patiemment la fin de son « supplice » à la tête de l’État bolivien.
Le candidat du parti démocrate-chrétien (droite) Rodrigo Paz Pereira l’emporte avec 55 % des voix, tandis que Jorge Toto Quiroga d’Alianza Libre (extrême droite) en fait 45 %.
Quelle Bolivie demain ?
Une chose dont il faut bien avoir conscience avec les hommes politiques, où qu’ils se trouvent, c’est de ne pas se fier à ce qu’ils disent, mais plutôt à ce qu’ils font. Rodrigo Paz n’est pas un inconnu (il a déjà été député, sénateur, et maire), mais c’est contre toute attente qu’il parvient au second tour des élections présidentielles, puis les emporte. Or, il n’a cessé de jouer l’ambiguïté : il fait une campagne au nom du centre, mais les députés élus sous la bannière démocrate-chrétienne ont toujours été bien à droite. Paz restera-t-il au centre ? Il n’en a pas pris le chemin dans les faits.
Premier voyage
Avant même sa prise de fonction, Washington est sa première destination. Les relations bilatérales sont gelées depuis qu’Evo Morales a renvoyé en 2008 l’ambassadeur des États-Unis, la DEA et tous les personnels qui allaient avec. L’objectif de Paz est de rétablir les relations diplomatiques et de rencontrer les organisations financières FMI, BID (Banque Interaméricaine de développement) et CAF (banque de développement Amérique latine et Caraïbes) pour consolider un accord financier de 3 milliards de dollars. Il prend contact avec Marco Rubio, le secrétaire d’État étatsunien, pour sceller un pacte de confiance entre les deux pays. Une position inacceptable pour l’ALBA (Alliance bolivarienne pour l’Amérique), qui exclut la Bolivie de son organisation.
Pour « parler affaires », il rencontre également, à Santa Cruz (deuxième ville de Bolivie et capitale économique), Luis Fernando Camacho, l’un des leaders d’extrême droite impliqué dans le coup d’État de 2019, qui vient tout juste de sortir de prison.
En matière de sécurité, il ne cache pas son admiration (comme tant d’autres chefs d’État avant lui) pour l’action de Bukele contre les bandes organisées au Salvador et sollicite ses conseils.
Prise de fonctions
Les voisins ont fait le déplacement le 10 novembre, soit le Chilien Boric, l’Argentin Milei (toujours très démonstratif), l’Equatorien Noboa, le Paraguayen Santiago Pena, l’Uruguayen Yamandou Orsi et le vice-président brésilien Alckmin. Mais la vedette était sans contexte l’adjoint de Rubio, Christophe Laudrau, savourant le retour de la diplomatie étatsunienne en Bolivie, avec en ligne de mire la production de lithium qui pourrait finir ailleurs qu’en Chine et l’installation des services de la DEA sur le sol bolivien. Un autre pays fait son retour en grâce : Israël, qui avait envoyé son directeur général des relations extérieures pour renouer la relation interrompue.
On a également remarqué la présence de Jeanine Anez, la présidente autoproclamée après le coup d’État de 2019 contre Morales, récemment amnistiée et tout juste sortie de prison…
Le cabinet
Pour mettre en œuvre son slogan de « capitalisme pour tous » (bel exemple de publicité mensongère), Paz s’appuie sur un cabinet plus réduit de 15 ministres au lieu de 19. Pour relancer l’économie, il fait appel à des « patrons liés à l’exportation agricole ».
À la tête du très important ministère de l’Éducation, là encore, changement radical : est nommée une personne qui vient du monde de l’entreprise ! Le ministre du Développement productif présidait il y a peu la Fédération des sociétés privées de Santa Cruz et le ministre de la Planification l’association des producteurs d’oléagineux et de blé, quand celui des Travaux publics dirige des sociétés vinicoles et des hôtels.
Un cabinet à l’opposé des précédents pour lesquels on faisait appel, dans tous les secteurs, aux organisations sociales et syndicales bien ancrées dans le pays, choix très politique quand on connait le poids de ces organisations très actives…
En définitive
Les premiers pas de Paz ne le situent donc pas tout à fait là où il clame être… ou à l’endroit où certains médias le positionnent, en vendant l’image d’un Monsieur Centre-droite.
Tout porte à croire qu’il épouse parfaitement la ligne politique du parti qui l’a soutenu et qu’il va ouvrir bien grand les portes que Morales avait fermées aux États-Unis, et les refermer en revanche à la Chine et à la Russie, comme il l’a déjà fait au Venezuela, à Cuba et au Nicaragua…
Chili : l’extrême droite attend décembre
Il s’agissait de voter pour le premier tour de l’élection présidentielle, ainsi que de renouveler l’Assemblée nationale et une partie du Sénat. Pour la première fois, le vote était obligatoire.
Quatre candidats aux présidentielles, une à gauche, une à droite, deux à l’extrême droite, pouvaient espérer figurer au second tour.
À gauche
La candidate unitaire Jeannette Jara a remporté la primaire en juin dernier. Elle a depuis parcouru le pays et brillamment débattu avec ses adversaires, si bien qu’elle a gagné dans les sondages une place au second tour que ceux-ci ne lui donnaient pas à l’issue de la primaire. Cette militante communiste depuis l’âge de 14 ans en a aujourd’hui 51 et, avec elle, c’est la première fois que le Parti communiste représente la gauche à l’élection présidentielle depuis le retour de la démocratie en 1990. Consciente de devoir porter les voix de toute la gauche, elle a tenu durant la campagne un discours plus proche du centre gauche que du Parti communiste, qui le lui reproche. Elle a d’ailleurs promis d’abandonner son affiliation partisane si elle devait participer au second tour.
Elle sait que Boric a beaucoup déçu. Il n’a pas su transformer l’espoir né du large mouvement social qui avait permis son élection. Ce mouvement né des premières manifestations de jeunes en 2019 contre la cherté des transports publics s’était transformé en un large courant pour une justice sociale dans un pays où l’éducation, la santé, les retraites sont largement privatisées. Mais l’échec du referendum de 2022 sur la constitution (62 à 38 %) n’a pas permis de se débarrasser de celle de Pinochet et a stoppé net l’élan. Un tournant !
Or, Jara, par sa verve, son dynamisme, sa « tripe » militante, a su renouer avec cet élan, et réveiller une partie des Chiliens pour « un projet pays tourné vers le futur ». Ses propositions de prévention pour une « meilleure sécurité » sans jouer de la peur, sans haine ni discrimination, ont touché largement. Si bien qu’elle arrive à l’issue du premier tour en première position avec 26,80 % des voix.
À droite
On comptait trois candidats susceptibles d’arriver au second tour, mais tous issus d’un même creuset idéologique et se réclamant d’un même gourou : Pinochet. Les idées du général, mises en sourdine au retour de la démocratie, ont repris leur cours. Elles fleurissent les discours sans complexe de ceux qui évoquent les souvenirs idylliques d’une époque où la sécurité régnait dans les rues, où les mouvements sociaux ne perturbaient pas le monde du travail, où les étrangers n’envahissaient pas le quotidien des Chiliens… Les idéaux Pinochet se déclinent en trois tendances.
Evelyn Matthéi, 71 ans, candidate pour l’UDI (L’Union démocratique indépendante, créée pendant la dictature et soutien de Pinochet), a suivi un long parcours au sein de la droite conservatrice comme maire, députée, sénatrice et même ministre du Travail de Sébastian Pineda de 2010 à 2014. Longtemps favorite des sondages pour succéder à Boric, elle a lentement décroché au cours de la campagne. Ses slogans sont pourtant très proches de ceux des deux autres concurrents d’extrême droite qui lui ont ravi la place : elle proposait « prison ou cimetière pour les délinquants » ou estimait que « les morts durant la période Pinochet étaient inévitables ». Elle est cinquième avec 12,46 % des voix.
José Antonio Kast, 59 ans, candidat pour le Parti républicain, a longtemps milité au côté d’Evelyn Matthéi à l’UDI, qu’il a quitté pour voler de ses propres ailes et être « le » candidat de l’extrême droite. Au second tour en 2021, il n’a pas réussi à battre Boric, et il espérait bien ne pas rater son coup en 2025. Favori des sondages pour le second tour, il affiche son attachement à Pinochet, pourfend la pilule du lendemain ou l’avortement, le mariage homosexuel et la loi sur le divorce. Il a la chance d’avoir, comme Marine Le Pen en France, son « Zemmour » : Kaiser, l’autre candidat d’extrême droite, le fait passer pour presque « modéré » et lui permet de jouer à l’homme tranquille. Il arrive second avec 23,90 % des voix.
Johanes Kaiser, donc, candidat du Parti « nacional liberal », ami de Kast, l’a pourtant quitté il y a deux ans pour tenter sa chance en solo sur un créneau d’extrême droite encore plus extrême… Le succès de son voisin argentin Milei l’a incité à s’autoproclamer « libertarien ». Mais son programme est simplement celui de Kast en un peu plus furieux… Il promet d’amnistier « tous les policiers et gendarmes condamnés pour avoir défendu la démocratie » (autrement dit, ceux jugés coupables de violences et de viols contre les manifestants de 2019), de fermer les frontières et d’expulser tous les immigrés irréguliers vers les prisons de Bukele au Salvador. Avec 13,94 % des voix, il arrive quatrième.
Voilà, en trois candidats, la fine fleur des droites extrêmes et autres extrêmes droites qui frappait aux portes du pouvoir chilien, sans complexe aucun et fière de son passé. Une « honte » pour notre camarade Luis (qui intervient dans ReSPUBLICA de temps à autre), torturé dans les années Pinochet et chassé de son pays, qui y retrouve à 80 ans tout ce qui a gâché sa vie et celle de millions de Chiliens.
Surprise
Et, comme dans toutes les élections, il y a eu une surprise le dimanche soir. Elle venait d’un candidat arrivé en troisième position contre toute attente : Franco Parisi, classé au centre droit et qualifié de « populiste », renouvelle, avec 19,7 % des voix, son exploit de 2021 en faisant mentir les instituts de sondage(1)https://www.gaucherepublicaine.org/a-la-une/amerique-latine-resistances-aux-stratagemes-americains-2-3-le-chili/7429058.. Son discours contre l’élite, qu’elle soit de gauche ou de droite, ne suffit pas à le positionner au centre : lui aussi veut expulser les immigrés, supprimer des ministères, baisser les salaires des fonctionnaires…
À l’Assemblée nationale
Les « héritiers de Pinochet » Kast, Matthéi et Kaiser, qui comptent 76 députés sur 155, pourront sans doute souvent compter avec les voix des 14 députés élus sous l’étiquette Parisi. La liste unitaire de gauche « Unidad Por Chile » passe de 72 à 61 députés, auxquels on peut ajouter les 3 députés des Verts, pour un total de 64 sièges.
Au Sénat
La droite et l’extrême droite ont désormais 27 sièges sur 50.
Commentaires
Kast se présentera pour le second tour le 14 décembre avec une réserve de voix de 60 %, prêt à endosser le costume de Pinochet qui reviendra par la grande porte au palais présidentiel de la Moneda. Ce palais fut bombardé et attaqué lors du coup d’État de 1973 pour en chasser celui qui représentait les idées d’un socialisme volontaire, héroïque Salvador Allende.
Si le sursaut populaire qui a mené Boric au pouvoir en 2021 avait pu se concrétiser par une nouvelle constitution, l’arrivée de cette droite extrême par les urnes aurait peut-être pu être évitée. Mais il aurait fallu pour cela non seulement se réclamer de Salvador Allende, mais aussi lui ressembler, et cela n’a pas été le cas de Boric. Triste pour le Chili, triste pour la démocratie, triste pour tous ceux qui voient le cauchemar revenir, comme Luis, pour qui j’ai une amicale pensée.
Notes de bas de page
